Introduction
Souvent, en commençant un billet, je me dis la même chose « pourquoi est-ce que je n’en ai pas parlé avant ? », et ça sera le cas de celui d’aujourd’hui, qui s’inscrit dans une désormais quasi-tradition. Il émane de réflexions que j’ai souvent entendues au fil des années, de la part des lecteurs, sans jamais prendre le temps d’y répondre de façon complète et détaillée. Enfin, jusqu’à aujourd’hui.
Et quelque part, je suis le premier concerné par ce sujet. Moi qui milite partout pour un peu plus de culture dans le monde de la photographie (enfin surtout sur le web, ailleurs elle se porte bien), je suis le premier concerné par ce problème : si trop de culture bride la créativité, ce serait une conséquence assez négative de mon contenu, et je ne pourrais l’ignorer. Mais est-ce vraiment le cas ?
PS : Notez bien, que, quand je parle de culture, j'englobe là-dedans : l'histoire de la photographie, les grandes œuvres/artistes l'ayant marquée, les courants de pensée l'ayant définie, ses polémiques, coups d'éclat, son histoire technique, bref, le mot est entendu dans son sens large.
Idem pour "les institutions", que j'emploie beaucoup dans l'article. Je ne désigne pas par là que les musées, mais bien tous les acteurs de la photographie : musées, galeries, magazines, festivals, etc.
Eh bien, on va prendre le temps de faire le tour de la question, analyser les remarques qui reviennent souvent à ce sujet, les interrogations, et on va glisser quelques taquets au passage. Après tout, je suis ici chez moi, pourquoi me priver de ce qui fait le sel de ce blog ? Donc âmes sensibles et fragiles du net, merci de vous abstenir, les autres, mettez les ceintures, prenez les Mentos, et démarrons.
Pour qui est-ce vraiment nécessaire ?
Dans son ouvrage, Petite philosophie pratique de la prise de vue photographique, Jean-Christophe Béchet définit trois types de pratiques que je vais reprendre ici, parce qu’elles me semblent bien adaptées. Tout part d’un trio Photographe-Sujet-Spectateur. Les liens entre ces éléments vont définir les pratiques.
- Le photographe amateur s’efface au profit de son sujet. Il veut ramener un beau souvenir de ce qu’il a vu, de ses vacances, d’un événement familial par exemple. Pour sa pratique, la culture photographique n’est pas particulièrement nécessaire, vu que seule la restitution du sujet importe, elle ne lui apporterait rien d’intéressant. Je parle bien évidemment de la pratique, pour le reste, qu’on soit amateur ou non, la culture, qu’elle soit photographique, musicale, historique ou que sais-je, est toujours à prendre.
- Le photographe professionnel, lui, s’efface au profit du spectateur, son client. On est dans une relation commerciale, un client a payé pour une prestation, et le photographe se doit de la fournir. Qu’il s’agisse de portrait, de photographies de produit ou de mariage, toutes rentrent dans ce schéma. Bien évidemment, certains photographes arrivent à dépasser ce schéma, mais il s’agit plus d’artistes (on va y venir) auxquels on passe commande que de l’écrasante majorité des professionnels. Est-ce que la culture photographique leur est utile ? Eh bien, pour donner une réponse à la normande : oui et non. Cela dépend de ce que vous faites, tout simplement. Certaines pratiques ont été très traitées par les artistes (comme le portrait ou l’architecture), et il y a sans doute des idées et de l’inspiration à prendre, et d’autres, très codées (comme la photographie de mariage), pas du tout. Du coup, cela dépend de ce que vous faites, mais comme précédemment, toute culture est bonne à prendre et la photographie, comme les napperons, rentre là-dedans.
- Enfin, il y a le photographe artiste. La mécanique est inversée, dans ce cas, sa personnalité prédomine sur le sujet et sur le spectateur. Il impose sa vision au détriment d’eux, il ne fait pas son travail pour le spectateur (ou les likes), ni pour rendre parfaitement un sujet tel qu’il a été. Il interprète, s’approprie. Notez bien ici que l’on décrit une mécanique de fonctionnement différente, au final aucune n’est mieux que l’autre, elles ne sont pas un classement qualitatif. L’avantage de cette définition, c’est qu’elle est assez large pour embarquer beaucoup de monde et… probablement vous aussi. Enfin, prenez le temps d’y réfléchir deux minutes entre le fromage et le dessert, disons. Si vous essayez d’avoir une photographie propre, qui rende compte de votre personnalité et qui ne consiste pas simplement à rendre un sujet tel qu’il est ou à satisfaire une commande en respectant ses codes, vous êtes probablement dans cette catégorie. Et cela fonctionne, peu importe le genre dans lequel vous vous inscrivez, vous êtes un artiste. Peut-être bon, mauvais, débutant, avancé ou non, mais la mécanique par laquelle vous fonctionnez vous range dans cette catégorie. Soyez-y le bienvenu. Est-il nécessaire pour les artistes d’avoir de la culture ? La question me semble presque ridicule tant la réponse est évidente, elle est contenue dedans ART-iste. Il y a le mot dans ce qui vous désigne. Comment participer à un art que l’on ne connaîtrait pas ? Comment en être l’un de ses humbles émissaires si l’on n’en connaît rien (ou simplement les noms qui ornent sa vitrine) ?
Du coup, pour résumer, si vous êtes dans la première ou la deuxième catégorie, vous n’êtes probablement pas concerné par la nécessité d’acquérir cette culture. Vous pouvez en avoir envie, ça peut vous plaire et vous intéresser, mais ce n’est pas forcément une obligation.
Origine & conséquences
Pour traiter ce sujet, je vais prendre les remarques que j’ai lues (ou entendues) régulièrement et on va les analyser une par une. Si certaines sont légitimes et compréhensibles, d’autres relèvent d’un ralentissement cérébral ou d’une mauvaise foi à déclencher une cirrhose blasphématoire, mais allons-y.
« Depuis que je m’intéresse à la culture, j’ai du mal à faire des photographies, je trouve ce que je fais nul en me comparant. J’ai l’impression que tout a déjà été fait en mieux. »
Alors, vous l’avez sans doute déjà aussi pensé à un moment, formulé autrement. C’est une sensation assez légitime. On peut dire que d’une certaine façon, vous avez la sensation qu’on a tous en sortant de la caverne de Platon ou en passant à la phase 2 du Dunning-Krueger.
C’est quelque chose de tout à fait normal et logique au final, vous vous rendez-compte de l’écart entre le niveau que vous pensiez avoir, l’intérêt de ce que vous faites et la réalité. C’est mécanique, par définition, avant de vous cultiver, vous ne pouviez pas savoir cela, la seule façon de savoir que quelque chose a déjà été fait, c’est de savoir que ça existe (truisme-land bonjour). Comment savoir que je conduis mal si j’ai toujours conduit seul dans le désert ? Comment savoir que je roule doucement, si je n’ai rien pour mesurer ma vitesse ? Ou alors : vous pouvez retrouver seul les accords de Let It Be dans votre coin et trouver que ça sonne très bien, mais peu importe la quantité de pratique, sans culture, vous ne saurez jamais que vous réinventez la roue.
Et si c’est ce que vous ressentez actuellement, cette frustration à la vue des travaux passés, il ne faut pas vous en vouloir ou en être contrarié, c’est au final une bonne nouvelle : le signe que vous progressez. C’est d’autant plus une bonne étape que beaucoup ne la franchissent pas. Félicitations, vous venez de rentrer dans l’équipe de ceux qui sont prêts à en baver un peu plus pour avancer. Pas parce que la culture rend intrinsèquement meilleur ou supérieur (si lire des livres faisait de vous un grand photographe automatiquement, ça se saurait, et tous les bibliothécaires seraient au MoMA), mais simplement parce que vous avez désormais une vision plus réaliste et juste de votre pratique, et ça, c’est essentiel pour avancer.
Maintenant, traitons le fond du problème : est-ce qu’il est pertinent de se comparer aux œuvres iconiques pour avancer ? Eh bien, pas vraiment. Savoir ce qui se fait, s’est fait, vous donne une vision du champ des possibles et aussi de la pertinence de ce que vous faites ou pouvez avoir envie de faire. Cependant, il ne faut pas que cela vous bloque, parce que vous comparez deux choses qui ne le sont pas : le produit final et les itérations créatives. Je m’explique : prenons cette photographie (une de mes préférées au passage) :
Ce que vous voyez là, c’est l’arbre qui cache la forêt. Vous ne voyez pas toutes les itérations créatives pour produire cette photographie, vous ne voyez pas les autres images de la séance de prise de vue, les tirages ratés, vous ne voyez pas non plus les années d’images pas terribles d’Irving Penn avant d’en arriver là. Parce qu’un autre facteur rentre aussi en ligne de compte : le temps. Ce que l’on voit, ce dont je parle, c’est très souvent le résultat de décennies de pratiques soigneusement sélectionnées et présentées. Évidemment que le niveau est élevé, le résultat impressionnant, mais il ne faut pas oublier tout ce qu’il a fallu pour en arriver là.
Par exemple, saviez-vous que… Cartier-Bresson avait photographié en couleur dans les années 70 ? Alors oui, il n’aimait pas trop ça, mais pour les couvertures de magazines, c’était une case incontournable. Il a par la suite demandé à ce que ces images ne soient plus montrées au public. Elles sont conservées à la fondation Henri Cartier-Bresson et je n’en ai trouvé aucune trace en ligne, ce qui pose des problèmes pour l’histoire de la photographie, mais on s’éloigne du sujet. Vous ne verrez pas ces images, seulement une vision construite et léchée d’une sélection sur le travail d’une vie.
Pour enfoncer le clou, prenons une analogie musicale : la pratique de la guitare. Quand on joue d’un instrument et que l’on crée une œuvre avec, il y a 3 temps : la pratique, la définition, la production. Bon, c’est une théorie toute personnelle, issue d’une quinzaine d’années de pratiques diverses, mais elle tient à peu près la route pour cette analogie.
- La pratique, c’est le jeu au quotidien, c’est la liberté, le plaisir, le fun de l’instrument. La pratique c’est quand je branche ma guitare en rentrant chez moi après une journée de boulot, et que je joue des trucs. Plein de trucs. Des riffs que j’aime bien, des morceaux connus ou que j’écoute en ce moment, des trucs à moi qui reviennent parfois. Et là, dedans, de temps en temps, il y a un truc bien. On joue, on joue, et avec un peu de chance, on tombe parfois sur une pépite.
- Ensuite, la définition (toujours dans l’optique de viser un produit fini). C’est le moment où l’on passe de « ce riff est sympa » à « voici la structure terminée du morceau ». On définit à ce stade : telle partie contiendra tels accords, telle autre ceux-ci, on fixe les choses. Ce riff contiendra ces notes, dans cet ordre, et pas d’autres. Il n’est plus ici temps d’errer en s’amusant, mais de figer, noir sur blanc, ce qu’on a créé.
- Enfin, on produit le morceau, on l’enregistre. C’est l’étape la plus exigeante, il s’agit d’enregistrer la création dans sa meilleure version, juste, en rythme, qui sonne parfaitement. À cette étape, on n’est plus là pour s’amuser à chercher (je généralise, certains laissent parfois place à de l’improvisation dans le studio), ni à savoir qu’est-ce qui ira où, on enregistre, on grave dans le marbre, plus question de tout bouger.
On peut globalement appliquer la même mécanique à un projet photographique, entre la recherche, la définition d’un projet et enfin la production de l’œuvre finale (un livre, une expo, une galerie en ligne). Et là, vous voyez le problème : quand vous refusez de faire certaines images pendant que vous photographiez parce que cela vous semble mauvais, de ce que la culture vous a fait découvrir, vous comparez votre pratique à des œuvres produites. Il ne s’agit pas du tout de la même chose ni du même niveau d’exigence. On ne compare pas un album d’Hendrix à celle de la pratique quotidienne, bah là, c’est pareil. En faisant ça, vous mélangez les temps, vous faites l’édition au moment de la prise de vue, le problème est méthodique plus que qualitatif.
« Je veux faire mon truc, je ne veux pas être influencé. »
Cette remarque, je l’ai beaucoup (trop) entendue. Je pense qu’elle est soit issue d’une gentille naïveté et d’un manque de compréhension des mécanismes culturels, soit qu’elle tente de cacher maladroitement une immense flemme de se documenter. Avec ce bon précepte, ce qui pourrait passer pour un poil dans la main ressemble un peu plus à une tentative de liberté artistique. Entre ces deux possibilités, une infinité de nuances par lesquelles vous avez peut-être déjà été tenté de passer.
Si quelqu’un porte ce discours par fainéantise, je ne peux rien pour lui ; à l’inverse, si vous y croyez sincèrement, on va en discuter un peu. Si je dis que cette approche est naïve, c’est parce qu’en disant cela, refuser d’étudier la photographie pour ne pas être influencé, vous choisissez au final d’être influencé par tout, sauf par l’art que vous pratiquez. Une approche pour le moins paradoxale. Parce que, oui, ce qui va influencer votre photographie ne se constitue pas uniquement de votre connaissance de celle-ci. En vérité, tous les aspects de votre vie vont influencer votre pratique. Prenons quelques exemples.
Tout d’abord, votre milieu familial influence votre pratique culturelle (cf. Octobre, S. & Jauneau, Y. (2008). Tels parents, tels enfants : Une approche de la transmission culturelle. Revue française de sociologie, vol. 49(4), 695-722. doi:10.3917/rfs.494.0695.).
Les transmissions familiales peuvent recourir à deux mécanismes : d’une part, l’éducation volontaire, plus largement nommée « inculcation », et qui passe par des normes (contrôle, incitation, co-consommation en sont trois modalités usuelles) ; de l’autre, l’imprégnation, par exposition de l’enfant aux exemples parentaux.
(…)
À l’exception de l’écoute de musique enregistrée et des pratiques artistiques amateurs, le comportement culturel des parents exerce bien, en soi, un effet important sur le comportement culturel de l’enfant, que cet effet soit principal (comme pour la télévision, la lecture et la pratique informatique) ou secondaire (pour les jeux vidéo et le sport, d’abord marqués par un effet de genre). Dans la plupart des cas, cet exemple parental semble intervenir de façon plutôt « négative ». Ainsi, le fait que les parents regardent la télévision faiblement multiplie par trois la probabilité que l’enfant la regarde faiblement par rapport à des parents qui la regardent de façon modérée : ce ratio est de 3,36 dans le cas de l’ordinateur, de 2,45 pour la lecture, de 1,75 pour le sport, de 1,5 pour les jeux vidéo et de 1,38 pour l’écoute musicale. Pour certaines pratiques, l’exemple parental intervient également de manière « positive » : le fait que les parents lisent beaucoup multiplie par 1,59 la probabilité que l’enfant lise également beaucoup par rapport à une position moyenne, ce ratio est de 1,27 pour l’ordinateur, de 1,91 pour le sport et de 1,32 pour les pratiques amateurs. Mais, pour toutes les pratiques, l’exemple parental pèse plus négativement que positivement : comme dans le champ politique (Percheron, 1993), c’est la posture de retrait qui se transmet le mieux.
(…)
L’imprégnation culturelle dépend du modèle éducatif en place dans la famille. Le type de relation parents/enfant, mesurable par l’intensité des échanges, fait partie de la culture familiale non explicite mais discriminante des rapports interindividuels (Singly, 2006). Deux modèles s’opposent : le modèle « positionnel », que l’on rencontre plutôt dans les milieux populaires et qui définit l’enfant par son statut (âge et sexe), sur lequel sont directement indexés le permis et l’interdit ; et le modèle « relationnel » ou « à orientation personnelle », plus typique des classes sociales supérieures, qui privilégie l’autonomie, la négociation avec l’enfant, lequel est défini plus par ses qualités personnelles que par son statut (Octobre, 2004).
Octobre, S. & Jauneau, Y. (2008). Tels parents, tels enfants : Une approche de la transmission culturelle. Revue française de sociologie, vol. 49(4), 695-722. doi:10.3917/rfs.494.0695
Ainsi, la pratique culturelle de vos parents va vous influencer, parfois positivement, parfois négativement (vous pratiquez moins qu’eux quelque chose). Selon l’étude, des enfants de cadres ou de parents lecteurs ont 1,6 fois plus de chances d’avoir une pratique de la lecture. Tout cela va vous créer un bagage culturel propre, qui sera une ressource non négligeable pour votre propre pratique artistique. Dit plus clairement : vous ne photographierez pas pareil si vous avez vu 500 films avec vos parents, été à de nombreuses expositions et intéressé à l’art, que si vous avez pratiqué le sport, par exemple (je n’ai rien contre, hein, je dis juste que le résultat sera différent). Donc le contexte qui vous a été le plus proche vous a influencé, mais c’est aussi le cas… de votre milieu social actuel.
En effet, au-delà ce que qui vous a été transmis, votre situation actuelle, par les éléments auxquels vous avez accès ou non, façonne votre pratique. Selon votre niveau d’études, votre niveau de rémunération et le type de poste que vous occupez, vous allez fréquenter un certain milieu social et avoir les habitus/pratiques qui lui sont propres. Et même si la tendance change (grâce à l’augmentation de la gratuité des musées notamment, voir Eidelman, J. & Jonchery, A. (2011). Sociologie de la démocratisation des musées. Hermès, La Revue, 61(3), 52-60.) les faits sont là :
En étant cadre, vous n’avez pas la même pratique culturelle (toutes pratiques confondues) qu’un ouvrier. J’ai un peu l’impression d’enfoncer des portes ouvertes en disant ça, mais il fallait le poser. Comme précédemment, ces éléments forment un bagage culturel différent en fonction des individus, et des quantités de ressources variées dans lesquelles puiser.
Enfin, et non des moindres : la société dans son ensemble vous influence. Forcément, vous n’avez pas la même culture selon le pays et l’époque dans lesquels vous avez grandi. Au-delà du fait que chaque pays est culturellement différent, ils s’influencent les uns les autres, via ce que l’on appelle le rayonnement culturel. Même si en France, on est relativement protégés via ce que l’on appelle l’exception culturelle (en gros, un ensemble de lois évitant que la culture soit traitée comme un burger, et protégeant les œuvres françaises), la culture a quand même été utilisée comme un outil diplomatique et de diffusion d’une certaine idéologie, même en photographie, comme l’évoque Laetitia Barrère :
Parce qu’elle fait figure de tastemaker dans les consciences américaines et qu’elle se trouve à un point stratégique dans la lutte contre le bloc de l’Est, la France représente pour l’Amérique une destination privilégiée d’échanges artistiques. Si durant la première moitié du XXe siècle, les crises politiques ralentissent les expositions d’art américain en France, celles-ci vont se voir multipliées après 1945. De manière explicite, les autorités françaises envisagent ces expositions comme un moyen de familiariser le public français avec l’Amérique. Il s’agit en effet non pas tant de faire connaître l’art d’outre-Atlantique que le modèle d’une civilisation moderne. Cet objectif est perceptible à travers des expositions de design industriel, principalement destinées à révéler aux Français le haut niveau de vie des foyers américains: « Ce ne sont pas seulement les arts proprement dits qui témoignent d’une civilisation, mais les arts et métiers, les techniques, et finalement les objets d’usage familier et quotidien. » À cet égard le MoMA, désireux de rehausser l’image des États-Unis auprès des intellectuels français – principaux opposants au style de vie américain –, joue un rôle crucial grâce à la création d’un programme international (1952) spécialement conçu afin de multiplier les expositions d’art américain à l’étranger.
Laetitia Barrère, « Influence culturelle ? », Études photographiques, 21 | 2007, 44-63.
Ainsi, une fois tout ceci posé et dit, et ces différents niveaux d’influence sur la construction de notre culture, je trouve que l’argument du « je veux faire mon truc donc je ne me cultive pas sur la photographie » n’a pas de sens. Pourquoi rejeter uniquement la culture photographique, mais conserver, inconsciemment, tous ces autres facteurs, parfois plus déterminants ? Des centaines de choses vous ont influencé, pourquoi renoncer à en ajouter une de plus, qui plus est quand il s’agit de la discipline que vous pratiquez ?
Au contraire, l’acquisition d’une culture photographique me semble être la meilleure façon de jouer contre les déterminismes, justement par sa facilité d’accès une fois qu’on a décidé de s’y mettre (et là on peut dire merci à la vulgarisation et aux bibliothèques de quartier).
Après, je peux aussi comprendre que, dans cette affirmation, il y ait une peur de répéter et de copier, qui est parfaitement légitime. On nous l’a bien appris à l’école : copier, c’est le mal. Sauf qu’en fait, en matière de création, ça n’est pas si simple. C’est ce qu’on peut comprendre en lisant Voler comme un artiste d’Austin Kleon.
Ce qu’il y démontre, c’est qu’en matière de création, rien n’est original. Toute idée que l’on croit nouvelle est en fait une copie modifiée du travail de nos prédécesseurs. Pas forcément dans notre domaine, d’ailleurs, cela peut-être ailleurs. C’est une idée difficile à accepter, mais elle est assez vraie. Pour tout ce que j’ai fait et mis en ligne, il y a eu des inspirations, des idées que j’ai reprises et modifiées. Je ne suis pas le premier être humain à avoir eu l’idée d’ouvrir un blog en ligne. Je ne suis pas le premier humain à ouvrir une chaîne YouTube. Je ne suis pas le premier humain non plus à faire de la photographie de rue, ou à m’intéresser au banal. Peu importe ce que vous faites, créer de rien, ça n’existe pas. À l’instar du comédien qui doit s’approprier les mots d’un auteur pour livrer sa performance, chacun crée à partir des idées qui l’entourent. On peut même, dans ce contexte, reprendre la citation d’Antoine de Lavoisier telle qu’elle a été originellement formulée :
Rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ; que la qualité et la quantité des principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications.
Antoine LAvoisier
Après, on peut aussi faire beaucoup plus simple. Jean-Christophe Béchet, photographe français (qui a publié une vingtaine de monographies, est représenté par la galerie parisienne « Les Douches, la Galerie » et invité permanent de la rédaction de Fisheye), a écrit un livre sur les influences que je vous recommande vivement, Influences, un jeu photographique, où il présente comment ses influences se sont intégrées, sans la trahir, à sa photographie.
Quand on lui demande son avis sur le sujet, il répond (dans la vidéo ci-dessous) :
On peut aussi avoir peur d’être intelligent.
Jean-Christophe Béchet
En fait, je constate qu’il n’y a qu’en photographie que l’inculture peut être utilisée comme un argument pseudo-mélioratif. Aucun architecte ne dira « Je ne regarde aucun bâtiment, je veux faire mon truc à moi ». Ni aucun danseur « Je n’ai jamais vu de spectacles de danse, je fais mon truc comme je l’entends, libre de toute influence ».
C’est sans doute lié à l’origine de la pratique photographique amateur, issue des premiers clubs photo, très techniciste et expérimentale, à une époque où par définition les œuvres majeures n’existaient pas encore. Comme le montre cette citation de Clément Chéroux, issue elle aussi du génial et pétillant Vernaculaires, essais d’histoire de la photographie :
Par-delà l’explication historique, il faut également considérer le statut amateur, pour la plupart des hommes, issus de l’aristocratie ou de la bourgeoisie, disposant à la fois de temps et de moyens et qui étaient, de ce fait, naturellement portés vers un type de sociabilité choisie où dominait le modèle du club.
Il convient enfin d’envisager une raison plus pragmatique : d’un emploi certes plus aisé que le collodion, le gélatino n’avait cependant pas aboli toutes les difficultés opératoires. Pour éviter l’embarras dans le choix des procédés ou les erreurs de manipulation, le novice avait donc tout intérêt à s’associer à des praticiens davantage aguerris.
Auprès des sociétés, il pouvait bénéficier de conseils avisés, de matériel ou de documentation, et trouver ainsi des solutions à ses problèmes techniques. L’activité sociétaire est d’ailleurs, en grande partie, organisée autour de la technique.
Les séances de démonstration ou de projection sont l’occasion de découvrir de nouveaux procédés. La publication du bulletin de l’association offre l’occasion de rendre compte de l’essai d’un objectif ou d’un support sensible qui vient d’être commercialisé. Les excursions et les concours, lors desquels les amateurs sont tous confrontés au même sujet, permettent de mesurer l’habileté technique de chacun. L’énumération des différentes activités associatives le révèle: il semble que se soit développée, au sein de ces sociétés d’amateurs, comme dans tout groupe social organisé – et sans que cela soit par ailleurs contradictoire avec leur convivialité -, une forme de compétitivité dont l’enjeu est, pour chaque membre, la démonstration de sa parfaite maîtrise des procédés.
L’intérêt individuel pour la technique, renforcé par l’émulation collective, se traduit, en images, par la multiplication des prouesses opératoires : prises de vue en situations limites (depuis un point de vue mouvant, par manque de lumière, etc.), sujets rares ou difficiles à photographier (trop rapides, mal éclairés, en contre-jour, etc.), manipulations au laboratoire (superpositions, montages, virages, etc.), effets esthétiques ou ludiques, mais toujours surprenants. C’est cependant à travers l’utilisation de ce qui constitue alors le plus récent acquis de la technique – le gélatino-bromure – que l’esprit de compétition se manifeste le plus. La nouvelle préparation permet en effet de photographier « sur le vif » : or c’est précisément sur ce vif, sur ce qui bouge et s’agite – de préférence rapidement – que portent le plus régulièrement les défis collectifs des amateurs.
Car, plus l’objet à photographier est doué de célérité, plus l’opérateur qui parviendra à en donner une image nette fera la preuve de sa virtuosité.
Clément CHéroux
En lisant ce texte, j’ai eu l’impression que rien n’avait changé, qu’il aurait pu être écrit avec les mêmes mots sur certaines pratiques contemporaines. Comme si cette culture originelle avait survécu dans le temps, parfois, par endroits, par poches. Cependant, au début de la photographie, cette approche totalement technique s’entendait : on vivait une époque où chaque découverte et progrès procurait un émerveillement et une excitation, on était totalement dans la nouveauté. Aussi, l’histoire de la photographie était à écrire, et elle était loin d’être considérée comme une pratique artistique. Fixer le réel était nouveau, mais ne l’est désormais plus, et cette approche a quand même sacrément vieilli et n’est plus d’actualité.
Bref, lisez des livres, ça vous fera plus de bien que de mal. Promis.
« Sors de tes livres, va plutôt faire des photographies. »
Cette phrase – et ses variantes –est assez typique des commentaires bas de plafond que l’on peut retrouver parfois sur YouTube, mais bon, si un cerveau fonctionnel était livré avec chaque box internet, on s’en serait rendu compte depuis le temps. Cette suggestion, sous-entendant que culture et pratique sont mutuellement exclusives, se veut disqualifiante : si tu lis c’est que tu ne pratiques pas, si tu ne pratiques pas tu es nul. Elle est aussi, comme vous le comprenez, employée pour discréditer la culture au profit de la pratique seule, et étonnement utilisée par ceux possédant la deuxième sans la première, jamais l’inverse. Comme quoi, hasard ou médiocrité (je ne saurais choisir) font bien les choses.
Cela relève surtout d’un anti-intellectualisme dont j’avais déjà parlé dans cet article et sur lequel je ne reviendrai pas ici (j’en parle simplement parce que ça aurait manqué dans le fil de l’article) :
Je rajouterai juste qu’en plus d’impliquer des raisonnements absurdes (« ouin ouin la culture, cliquer sur un bouton y a que ça de vrai qui fait de nous des vrais photographes trop forts »), elle met en parallèle deux activités qui s’effectuent dans un temps distinct. On ne consomme pas des œuvres culturelles, on ne s’instruit pas, dans les mêmes modalités qu’on exerce une pratique artistique. Autrement dit : on lit un livre sur la photographie ou on regarde un reportage à la place de mater Netflix ou de regarder par la fenêtre dans le train, pas en lieu et place de l’activité de production photographique. Les deux ne sont pas mutuellement exclusifs.
Ps : Si vous m'avez dit ça sur YouTube et que je vous ai renvoyé ici, mais que vous ne comprenez pas trop pourquoi, c'est que j'essayais subtilement de vous traiter d'abruti. Bisous.
« C’est produit par une élite qui dit ce qu’on doit aimer. »
Alors, cette affirmation est partiellement vraie, mais les raisons pour lesquelles elle est employée et le sens qu’on lui donne ne sont pas les bons, comme on va le voir. D’ailleurs, avant de rentrer dans le sujet, je vous invite à regarder cette vidéo de Laurent Breillat, pour les définitions qu’elle pose et le point de vue qu’elle défend, que je partage, ça sera plus clair pour la suite.
Ceci étant dit, est-ce que la production culturelle est le fruit d’une élite ? Eh bien, cela dépend de comment on comprend le mot. Le CNRTL en donne deux définitions au sens similaire dans l’article consacré au mot :
Ce qu’il y a de meilleur dans un ensemble composé d’êtres ou de choses ; produit d’une élection qui, d’un ensemble d’êtres ou de choses, ne retient que les meilleurs sujets.
CNRTL, Elite.
Classe minoritaire composée de gens qui, du fait de leur naissance et de leurs mérites, de leur culture et de leur capacité sont reconnus (ou se reconnaissent) comme les plus aptes soit à occuper les premières places de la société à laquelle ils appartiennent, soit à donner le ton à leur milieu.
CNRTL, Elite.
L’élite dont il est question ici est un ensemble composé des « meilleurs sujets » en fonction de leurs « mérites, de leur culture et de leur capacité ». Et strictement rien d’autre. On ne parle pas d’un groupe qui serait là du fait de sa naissance (ce qui ressemble plus à de l’aristocratie) ou de sa fortune (même si oui, le milieu social influence les études que l’on fait, et notre culture, comme on l’a vu ci-dessus). Et privilégier le meilleur : on le fait tous. Quand on va manger un burger, on veut le meilleur pour notre budget. Bah là, c’est pareil. Quand on va voir une exposition ou qu’on paie un livre, on veut qu’il soit le meilleur possible, et ça, ça demande des gens compétents pour produire cela. Quelle surprise, personne n’achèterait le livre Top best world photographer édité par Jean-Marc Patrick entre le fromage et le dessert la cuite au whisky.
Ici, on nage en plein dans le principe de Brandolini (« La quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des idioties est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire. »), on doit mettre de grands mots sur une évidence toute simple : oui, il existe des experts dans chaque domaine et ce sont eux qui font la pluie et le beau temps dans ce domaine. Et il n’y a pas de magie ici, ces experts en photographie, ce sont les gens qui l’ont le plus étudiée, qui en ont la plus fine connaissance. Les historiens, les conservateurs du patrimoine, les curateurs, éditeurs, et ainsi de suite. Bref, les gens qui ont acquis une expertise pour arriver à ces postes.
Nier cette réalité, c’est tomber dans le relativisme (et spoiler, comme on en a déjà parlé : Tous les avis ne se valent pas) et surtout rabaisser la compétence et la légitimité à exercer une profession des autres n’augmente pas la vôtre. Ce n’est pas parce que vous dites que votre voisin physicien n’y comprend rien à la théorie des cordes que votre avis vaut, comme par magie, un kopeck sur le sujet.
Je peux comprendre que de l’extérieur, ne voir qu’une certaine partie de la photographie s’afficher dans les musées ou dans les publications de livres (par exemple : pas de couchers de soleil, de macro ou de livres consacrés aux portraits à F1.4) puisse donner l’impression d’un manque de représentativité, que l’on pourrait trouver anti-démocratique (ressortons les grands mots). Mais les institutions culturelles n’ont pas vocation à représenter tout, sinon elles ne serviraient à rien (on perd l’intérêt de l’expertise, et Instagram le fait très bien), et ce n’est que la conséquence du mécanisme que je viens de décrire : des experts, faisant de leur mieux avec leur budget pour vous présenter le meilleur.
Ceci étant dit : est-ce que, pour autant, la production culturelle telle qu’elle existe est parfaite ?
Bien sûr que non, comme certains photographes, qui en sont au cœur, le disent très bien eux-mêmes :
Je pense qu’il y a une vraie paresse et une vraie lâcheté de la part des instances culturelles.
Si l’on parle des institutions ou des différents agents du milieu photographique, ou de hiérarchies du milieu artistique plus précisément, oui. Il y a là une paresse et une lâcheté de personnes qui tiennent à leur confort culturel.
Pour ma part, je n’ai aucune envie de plier mes logiques à la frilosité idéologique de valeurs qui ne sont pas les miennes.
Antoine D’agata
Ici, D’Agata regrette une certaine forme de frilosité, lui qui a une photographie que l’on pourrait qualifier… d’audacieuse (mêlant sexe et drogue assez régulièrement).
Mais ça n’est pas le seul défaut que l’on peut trouver au système tel qu’il existe :
- Il est tributaire d’enjeux financiers, à tous les niveaux. Par exemple, il est plus simple de présenter un grand nom de la photographie, et de s’assurer le succès de l’exposition en termes d’entrées, que de tenter sa chance avec un illustre inconnu. Pour conserver des subventions vitales à l’existence d’une structure, on va se limiter à une certaine ligne photographique. Une galerie ne présentera à Paris Photo que ce qu’elle pense vendre (déjà pour rembourser le prix de l’emplacement, puis pour s’assurer des rentrées financières). En vendant, elle augmente la cote de certains artistes et définit le paysage culturel. L’argent a forcément un rôle, et un impact sur les programmes.
- Même si je trouve que cela va de mieux en mieux avec les nouvelles technologies, l’émergence de nouveaux talents est très « du haut vers le bas » (l’anglicisme serait top-down) au lieu de l’inverse. Les foires et salons présentent de nouveaux artistes, validés par les galeristes, les magazines présentent des artistes que la rédaction a validés, les prix photographiques sont validés par un jury. Ce mécanisme d’approbation (bien que relevant du travail de l’expert) freine forcément la montée des jeunes artistes, il faut passer par là. Et aussi, on risque d’en manquer, de faire des impairs. S’il y a bien des éditeurs qui ont refusé Harry Potter, quelques photographes talentueux doivent passer à la trappe de temps en temps.
- Il est produit par des humains, et comme tout système géré par des humains, il n’est pas strictement logique et objectif. À force de m’intéresser à ce domaine, de rencontrer des gens (notamment dans le cadre de la programmation de La Photo Aujourd’hui), j’en ai entendu des histoires : oui, tout n’est pas tout rose. Comme partout, on retrouve des querelles, favoritismes, enjeux politiques, copinages, et comptes mal réglés. C’est malheureux, mais c’est comme ça.
Donc oui, les institutions culturelles produisant tout ce que l’on englobe sous « culture photographique » ne sont pas parfaites, loin de là. Et alors ? Doivent-elles cesser toute existence pour autant ? Discréditées ?
J’y suis farouchement opposé, et défendre l’inverse relève pour moi du sophisme de la solution parfaite, qui consiste à rejeter une chose (une mesure, une idée, une institution dans notre cas) au motif que celle-ci n’est pas parfaite : l’existence du moindre défaut suffirait à la discréditer.
Je suis d’avis de privilégier la recherche de la moins mauvaise des options, soit dans notre cas : conserver un système en place et fonctionnel dans son ensemble, et l’améliorer quand c’est nécessaire. Internet nous a donné la parole, à nous, usagers, de nous en servir quand ça ne va pas, quand ça manque de diversité, de tel artiste, de tel courant ou que telle pratique est moralement inacceptable. Je l’ai dit, la communication est très « du haut vers le bas », mais nous avons le pouvoir de changer cela. Internet est une vitrine essentielle de la culture et de ses activités, et c’est nous qui avons la main sur ce qui est visible : en likant et en partageant le contenu existant, voire en créant le nôtre et nos plateformes. Cela paraît simpliste dit comme ça, mais pour produire du contenu en ligne depuis une demi-décennie et avoir déjà consacré du temps à regarder les statistiques : faites-moi confiance sur ça, ce sont les usagers qui ont le pouvoir.
Si vous ne me croyez pas, on va prendre un exemple tout bête. Il y a quelques mois, nous avons produit cette interview de Louise Brunnodottir, jeune photographe rouennaise :
À l’heure où j’écris ces lignes, la vidéo a été vue 10 000 fois. Si la moitié des spectateurs s’étaient dit « allez, j’ai le pouvoir de la faire connaître, je partage », et que chaque partage avait été vu par 10 personnes différentes (ce qui n’est pas si énorme), elle aurait été vue par 50 000 personnes, soit l’équivalent de 75 % des visiteurs de Paris Photo, qui se déroule sur 3 jours. Quand je vous disais que vous aviez le pouvoir de décider de ce qui est vu.
Ah, et juste pour finir : aucun contenu culturel n’a pour but de vous faire aimer un artiste. Tout le monde s’en contrefout de ce que vous aimez ou non. Aimez ce que vous voulez, tous les photographes, aucun photographe, ça n’a aucune espèce d’importance et ne regarde que vous. Personne ne voudra jamais vous faire changer d’avis sur vos goûts ni n’y a intérêt.
La production de contenus culturels vise à vous faire découvrir, une fois trié et sélectionné par des gens ayant de l’expertise, ce qui est important, intéressant et mérite votre attention. Et c’est tout.
Il y a plein d’œuvres importantes qui ne me plaisent pas, d’ailleurs, il y a même plus d’œuvres importantes qui ne me plaisent pas que l’inverse, mais je reconnais leur importance. Tout comme l’essentiel, la grande majorité de la production musicale ne m’intéresse pas. Il y a plus de genres dont j’ignore tout que l’inverse, mais ce n’est pas pour autant que j’irais nier l’importance de tel courant ou tel artiste si on me les présente. Ainsi, Helmut Newton est un photographe de mode important, mais il m’a toujours royalement ennuyé, cela n’enlève rien à l’intérêt qu’il a à être connu.
« C’est une vision restrictive de la photographie, tout le monde ne veut pas faire de l’art, je ne veux pas m’enfermer là-dedans. »
Alors oui, et non, et re-oui, et re-non.
La masse des images produites dans un contexte utilitaire ou domestique est incommensurablement plus grande que le nombre des photographies s’inscrivant dans une démarche artistique. C’est bien l’art qui est une sous-catégorie du photographique et non l’inverse. À bien des égards, la photographie excède l’art. Il serait temps de se rendre à l’évidence que, pour comprendre la photographie dans toute sa complexité, la question de savoir si c’est ou non de l’art n’est pas toujours la plus déterminante. Qualitativement, la photographie vernaculaire est le plus souvent dépréciée. Elle serait sans qualité, parce que produite sans kunstwollen, c’est-à-dire sans vouloir artistique, pour reprendre une expression forgée au début du XXe siècle par l’historien de l’art allemand Aloïs Riegl. Par son caractère profus et prosaïque, la photographie vernaculaire occupe bien, dans le régime des images, une position d’altérité : elle est l’autre de l’art. À l’instar du vernaculaire en général, elle est donc tout à la fois utilitaire, domestique et résolument hétérotopique.
Clément CHéroux (aussi issu de Vernaculaires)
Ce que dit Clément Chéroux ici, c’est 2 choses :
- La photographie d’art est une composante très minoritaire de la photographie dans son ensemble. Donc oui, si vous faites de la photographie d’art, vous avez une pratique restrictive, vu que vous rejetez l’essentiel de ces usages. En ça, l’assertion qui titre cette partie est vraie.
- La photographie d’art existe et peut se définir par opposition au vernaculaire. Vous faites de la photographie d’art (qui peut être bonne ou mauvaise, intéressante ou non) si vous ne faites pas du vernaculaire.
Et on va s’intéresser un peu plus à ce deuxième point, c’est là que se situe le plot-twist. À l’origine, le terme est issu du latin vernaculus, « indigène », qui désigne tout ce qui est élevé, tissé, cultivé, confectionné à la maison ou localement. Ici, Chéroux lui précise trois propriétés : il est utilitaire (il a une utilité, un but précis), domestique (ai-je besoin de l’expliquer ?) et hétérotopique (un concept forgé par Michel Foucault, ce sont des espaces concrets qui hébergent l’imaginaire, comme une cabane d’enfant ou un théâtre).
Ainsi, la photographie familiale de souvenir (et qui reste dans le cadre familial) est vernaculaire, tout comme la photographie de constat d’assurance, de publicité ou d’agence de voyages (utilitaires). Si vous ne pratiquez pas la photographie de cette façon, il y a de grandes chances que vous produisiez déjà de l’art. Voilà, surprise, par définition, vous êtes un artiste. Donc en disant « ne pas vouloir vous enfermer là-dedans », vous luttez contre une situation déjà existante. C’est à peu près comme dire « je ne veux pas vivre au XIXe siècle », on comprend l’intention, mais ça va être compliqué d’y échapper.
Je peux comprendre que vous soyez surpris par cette acception très large et inclusive de l’art. C’est une approche plutôt américaine de la chose, là où, en France, historiquement, la reconnaissance de la photographie comme art a plutôt été restrictive. Encore une fois, Clément Chéroux nous l’explique très bien :
Par-delà un décalage chronologique de près d’un demi-siècle, ce sont surtout les modèles de légitimation qui distinguent la France des États-Unis. Outre-Atlantique, la reconnaissance de la photographie comme art s’est faite selon un processus plutôt inclusif, en prenant en compte toutes les spécificités du médium, y compris les plus techniques ou les plus populaires.
De ce côté de l’océan, le mécanisme de légitimation a été plus exclusif, c’est-à-dire fondé sur un schéma de compréhension du médium largement calqué sur celui du «Grand Art ». Pour que la photographie ait droit de cité parmi les arts, il fallait qu’elle affiche quelques gages de légitimité immédiatement reconnaissables selon des critères de goût élitaires. Pour cela, il était nécessaire de conformiser le champ, de désigner quelques chefs-d’oeuvre et d’élire une poignée de grands maîtres. La masse des images produites fut dès lors réorganisée en grandes rubriques: le nu, le portrait, le paysage qui, même rebaptisées « corps », « visage « territoire », parvenaient mal à dissimuler qu’elles répliquaient exactement les grandes catégories canoniques de la tradition picturale.
Des séries cohérentes d’images furent défaites pour choisir quelques icônes. Des praticiens remarquables furent également désignés pour représenter l’excellence dans chacune de ces catégories, Man Ray pour le nu, Nadar pour le portrait, Le Gray pour le paysage, par exemple. Dans cette logique, les grands noms étaient évidemment plus gratifiants que les anonymes. C’est ce qui explique le rôle considérable qu’ont joué, dans cette entreprise de valorisation symbolique de la photographie, quelques personnages illustres qui s’étaient occasionnellement adonnés à celle-ci : des écrivains notamment (Victor Hugo, Émile Zola, Pierre Loti), mais aussi quelques peintres (Edgar Degas, Pierre Bonnard, Édouard Vuillard). En mai 1980, le magazine Photo réunissait, dans un étonnant numéro consacré aux « amateurs célèbres », les clichés pris par Valéry Giscard d’Estaing, la reine Elisabeth II, François Mitterrand, sainte Thérèse de Lisieux, Charles Aznavour, Serge Gainsbourg, Sylvie Vartan, ou Gina Lollobrigida. Dans le processus de reconnaissance de la photographie, ce fut en France l’une des rares concessions accordées au vernaculaire : pour qu’un amateur soit digne d’intérêt, il fallait au moins qu’il soit célèbre.
CLÉMENT CHÉROUX (AUSSI ISSU DE VERNACULAIRES)
Donc oui, cette phrase est vraie, mais la façon dont elle est employée est probablement mauvaise. Oui, la pratique artistique est une partie « restreinte » de la photographie, mais si vous me lisez, vous en faites sûrement déjà partie. Ce que vous dites au final, c’est plus « je ne souhaite pas développer cette compétence pour améliorer mon art » que « je ne veux pas faire de l’art ». Et c’est complètement compréhensible, hein, vous faites ce que vous voulez. Quand je faisais du running, je ne courais qu’une heure. Cela ne m’intéressait pas de chercher la performance, de faire toujours plus de kilomètres, une heure, ça m’allait. Si c’est votre position sur ce sujet, ça s’entend.
Après, au-delà du sujet de l’amélioration de votre propre production et en toute logique, il me paraît tant évident que nécessaire qu’il est utile d’étudier sa propre discipline. Comme un joueur d’échecs qui pratique et étudie des stratégies (si je fais référence aux échecs, c’est suite à cet article sur Vilèm Flusser, où il fait la comparaison).
Cette phrase n’est pas directement liée à un rejet de la culture de facto comme les précédentes, mais se veut plus large : on rejette toute la pratique et l’étude qui va avec, avec sûrement dans l’idée d’aller photographier le cul des mouches à la place. Si je vous en parle, c’est parce que les photographes ayant une pratique artistique sont les premiers amateurs de leur art. Voyons un peu ça.
Les photographes, premiers amateurs de leur art
Après avoir défini à qui on s’adressait ici, on a vu que toutes les raisons de rejeter la partie culturelle de la photographie ne tenaient pas vraiment debout et que vous vous inscriviez sûrement déjà dans une pratique artistique (on a juste, souvent, étonnement peur du mot). Maintenant, on va voir en quoi les photographes sont souvent les premiers amateurs de leur art, et surtout, ce que ça a comme conséquences de se priver de cette mine d’or qu’est l’histoire de la photographie et les travaux qui la composent (spoiler : de la médiocrité, en plus grande quantité que ce que le comptable de Balkany pourrait compter).
En réalité, j’ai un rapport extrêmement simple à la culture, il n’est ni dogmatique ni élitiste (du type « un vrai photographe doit connaître X ») : je consomme ce que j’aime. Et au final, c’est ça que je vous invite à faire, rien de plus, rien de moins. Vous aimez la photographie de paysage ? Lisez Adams. Le portrait ? Irving Penn. La photographie de rue ? Meyerowitz. Les pots de ketchup ? Eggleston. Bref, vous voyez l’idée.
Au final, on ne parle que de ça, il ne s’agit que de cela, consommer ce qu’on aime. On a tout de suite plus envie comme ça, hein ? On le fait pour toutes les autres disciplines, j’aime la musique, j’en joue, j’en écoute. Parce que (et ça va devenir répétitif) : j’aime ça. Du coup, j’y découvre des idées, des arrangements, des trucs qui me donnent de la matière pour la mienne. Ce n’est pas pour autant que je vais produire une copie conforme de ce que j’écoute, ça sera juste nourri de toute cette matière. Je ne vais pas non plus me bloquer : ne pas jouer tel accord comme ça, suivi de tel autre, parce que Jean-Jacques Blues l’a fait en 1932, je le referais, juste, à ma façon. Et c’est pareil partout, les artistes consomment ce qu’ils aiment.
Je pense que si certains photographes se gaussent de baigner dans une ignorance crasse, alliant une fierté mal placée à leur ridicule, parfois, c’est principalement par faiblesse d’esprit. Se targuer d’avoir « appris la photographie sur le terrain pendant X ans » ne fait pas de vous un expert, juste quelqu’un qui a sauté avec ses deux pieds dans la facilité et préfère s’en vanter.
La photographie est une discipline qui dispose de ce double piège : elle est très facile d’accès (qui ne saurait pas prendre une photographie ?), et acquérir une culture y est difficile. Des films sont diffusés à la télévision tous les soirs, en allumant votre télévision au hasard, vous pouvez tomber sur un classique avec un peu de chance. De la musique est diffusée à la radio. En habitant dans certaines villes, on voit aisément des bâtiments architecturaux intéressants. Ce n’est pas le cas avec la photographie, la connaître demande un effort actif, de la volonté et c’est pour ça que bon nombre se cherchent des excuses pour éviter cela : pourquoi serais-je inculte si la culture n’a aucun intérêt ?
D’ailleurs, on va prendre un peu de temps pour voir à quoi ressemblent les photographes qui ont laissé tomber ou rejettent ça dans leur approche. Si vous aimez les récits post-apocalyptiques, vous allez être servi. Parce qu’après tout, la meilleure façon de démontrer l’intérêt de la culture, n’est-ce pas de constater les dégâts de son absence ?
Commençons par Ted Forbes. Il a créé la chaîne The Art of Photography, que j’ai déjà recommandée par le passé, et qui a sans doute été une immense inspiration pour moi. Tout d’abord pour me construire personnellement en tant que photographe, puis pour ma propre chaîne YouTube. Et depuis quelques années, c’est la catastrophe la plus totale. Il a commencé à tester du matériel de temps en temps, avant que cela ne prenne le pas sur tout le reste (je soupçonne que ce soit lié à un partenariat avec Sony, attiré par la taille de son audience, ce qui en tant que marque se comprend). The Art of Photography n’a plus rien de photographique, au mieux c’est de la pornographie pour les ingénieurs-photographes qui pourrissent le web et pourront se targuer de tout savoir du dernier Sony XTruc et de pourquoi il est meilleur que le Canon Balec2000.
Je veux dire, sérieusement : une vidéo sur les menus d’un appareil photo ? Une putain de vidéo sur les menus ? T’es relou Ted.
Après, certains abandonnent pour des raisons inconnues du reste de l’humanité et sombrent dans la folie. Eric Kim en est le plus bel exemple, passé de maître incontesté du blogging culturel (et pratique aussi) à la photographie de rue et au vlogging aussi perturbant qu’inintéressant. On ne souhaite ça à personne, ou presque. Je veux dire, ses vidéos les plus vues tournaient autour de 300 000 vues, c’est énorme. On y parlait de composition, de pratique (notamment de la photographie de rue et de comment dépasser sa peur), d’artistes, de livres, etc. Désormais, on a droit à un florilège quotidien de vidéos de 3 minutes sur un steak haché, qui dépassent très difficilement les 50 vues, une chute en chiffres.
Après, il n’y a pas qu’outre-Atlantique que l’on peut constater les ravages de l’alliance de la vacuité à une passion pour la production de vidéos de lecture de fiches techniques. Les mêmes qui parlent d’enfermement quand on parle de culture. Incapables d’avoir un discours construit et réfléchi sur leurs disciplines (spoiler pour eux : la culture, ça sert aussi à ça), ils ne savent plus quoi inventer pour meubler leur contenu entre deux vidéos à tourner des boutons ou à comparer des boîtiers.
Montagnes sous toutes les coutures, pratique et empirisme, le kit parfait pour balancer des tartines de « moi je » sans autre fond que celui de son crâne. On a le contenu qu’on mérite, quitte à patauger un peu.
PS : Soit dit en passant, cela m'amuse beaucoup de voir notre héros du jour vendre des formations YouTube en employant les mêmes méthodes marketing qu'il décriait il y a quelques mois, comme quoi, le problème n'est pas l'outil mais l'usage. Il semble que ça reste toujours plus aisé de voir la paille dans l'œil du voisin plutôt que la poutre dans le sien. C'est d'autant plus savoureux quand la première chose que l'on apprend en s'y mettant, à YouTube, c'est que la qualité du contenu prime sur les titres racoleurs et putassiers, dont les fausses promesses d'aventure s'essoufflent vite face à la vacuité de ces 45 minutes dans l'eau. C'était cadeau, bisous chez vous.
PS² : Je suis intimement convaincu que l'on a une responsabilité envers son audience, et que la tirer vers le bas parce qu'on se limite soi-même est dommage : "Je ne franchis pas cette porte, ce n'est pas intéressant, n'y allez pas, croyez-moi." La vulgarisation sur internet, c'est le cadeau de notre génération, et je pense qu'elle doit servir à élever le niveau, pas à imposer ses limites à son prochain.
Maintenant qu’on a vu le fond du panier, intéressons-nous un peu à l’autre côté du spectre.
Comme je le disais, on est les premiers amateurs de notre art ; on ne s’y mettrait pas sinon. Et bon nombre de photographes à la carrière bien établie sont aussi de fins connaisseurs et collectionneurs.
Tout d’abord Martin Parr ; il serait impossible de commencer cette liste sans lui. J’ai déjà, par le passé, parlé de sa collections de livres de 12 000 titres qu’il a fini par vendre à la Tate. Il est aussi l’auteur (avec Badger) de la seule histoire du livre photographique, aussi exhaustive, claire et dense. J’en parle dans la bibliographie. Le tout n’ayant jamais empêché Parr de faire partie des photographes les plus reconnus, publiés et appréciés de sa génération, bien entendu.
Todd Hido est aussi un collectionneur de livres. Il a commencé à collectionner les livres photo à 18 ans, en achetant des fins de série dans la libraire de sa ville de Pittsburgh, et n’a pas arrêté : il est revenu de la dernière édition de Paris Photo avec 30 livres. Sa bibliothèque devait être présentée dans le livre Bibliomania: The World’s Most Interesting Private Libraries, qui était censé paraître en 2018, mais je n’ai pas réussi à en retrouver la trace. En revanche, le photographe Sean Jerd a pris des images dans la maison victorienne de Hido, vieille de 100 ans, dans le quartier de Rockridge à Oakland. C’est assez impressionnant, chaque pièce abrite un genre de livres photo (paysage, portrait, documentaire, conceptuel, trouvé, etc.). Les livres reposent sur des plateaux et des étagères en bois récupéré. On y trouve du Adams, Baltz, Eggleston, Richter, Moriyama, ou des tirages vintages… Même si ça semble être le bazar, la légende raconte qu’elle est clairement cataloguée et que sa collection abrite plus de 6 600 livres. Et comme toute bonne bibliothèque, elle ne cesse de croître !
Si vous voulez découvrir son travail, vous pouvez regarder cette vidéo, qui raconte son histoire, et cette vidéo où je détaille les conseils qu’il donne sur la photographie.
Alec Soth collectionne lui aussi les livres. Au fil des ans, il a rassemblé environ
5 000 livres, mais il ne considère toujours pas être un « collectionneur » au sens formel. Il déclare :
Je ne suis pas obsédé par les premières éditions ou les livres intacts. Tout n’a pas besoin d’être signé.
Alec Soth
Son livre photo le plus précieux était une découverte improbable. Il y a plus de deux décennies, il est tombé sur l’édition américaine de The Solitude of Ravens de Masahisa Fukase, une étude obsessionnelle et poétique des corbeaux qui reflétait l’humeur désolée du Japon d’après-guerre. C’est un livre rare, apprécié de nombreux photographes, mais qui lui était inconnu à l’époque et qu’il garde désormais précieusement.
Ah, et Jean-Christophe Béchet (dont on a parlé ci-dessus), possède une collection d’environ 5 000 titres. Je n’ai certes pas de photographies, mais pour l’avoir un peu parcourue avant l’interview, je peux vous garantir qu’elle très belle et bien fournie.
Et au passage, pour le petit malin qui me sortira l’exemple de Cartier-Bresson qui disait peu s’intéresser à la photographie : c’est un cas à part. Il en a été l’un des acteurs centraux tout au long du XXe siècle, il était proche des surréalistes, a fondé Magnum Photos, a connu les plus grands photographes dont la plupart étaient ses amis. Donc oui, il n’a peut-être pas étudié ce qu’il a créé et vécu. Joker.
PS : Chérie, si tu lis ces lignes, souviens-toi de ces chiffres. Mes 294 livres ne sont rien, et je peux en acheter encore plein.
La culture est-elle vraiment bloquante ?
J’adore ce genre d’articles où je passe 95 % du temps à démonter des clichés, fournir du contexte et des exemples, pour enfin pouvoir répondre à la question que j’ai posée au début. Et ça va être maintenant. Du coup, pour résumer ce que l’on a vu :
- Il n’y a pas de raisons recevables de rejeter l’apprentissage culturel quand vous avez une approche artistique,
- Vous produisez sans doute de l’art, même si vous ne l’appelez pas comme ça,
- Nombreux sont les artistes à s’intéresser à leur art, les autres paient une addition assez salée.
Mais du coup, comment font-ils pour ne pas être bloqués par ça ? Comment Parr arrive-t-il à créer sa propre photographie après avoir ingurgité autant l’œuvre des autres ? Eh bien, la réponse à ça se trouve dans cette citation de Biot :
Rien de plus facile que ce qui s’est fait hier, rien de plus impossible que ce qui se fera demain.
Biot
Cette citation est issue de l’autobiographie de Nadar (que je vous recommande chaudement au passage), mais il ne donne dedans que le nom de l’auteur, pas son prénom. Je n’ai donc pas pu en vérifier l’origine, même si le concept reste, quoiqu’il en soit, intéressant.
Ce que dit Biot, c’est que ce qui est fait est fait, et que c’est facile à refaire ensuite. Ce qui ne l’a jamais été est lui très difficile à faire, sinon impossible, car par définition, ça n’a jamais été fait. Alors oui, ça paraît simple comme ça, mais ça explique tout. Par exemple :
- La photographie de Gregory Crewdson est facile. Reproduire ses images est facile. Cela demanderait certes des moyens économiques considérables, mais ne présente aucune difficulté particulière une fois qu’on a tout l’équipement nécessaire. À l’inverse, concevoir et créer une œuvre pareille à partir de rien ? Un enfer absolu. Mettez-vous à la place de Crewdson lorsqu’il n’avait rien produit : tout était à faire, tout à concevoir, expérimenter, trouver.
- Reproduire le style et les images de Cartier-Bresson est facile, il suffit d’en répéter les gimmicks les plus connus et vous pourrez reproduire son style d’images. Par contre, encore une fois, mettez-vous à sa place au début : traverser le monde et le documenter, produire un des plus fameux livres d’art de photographie, être l’un des premiers à faire entrer la photographie sur le marché de l’art américain, fonder une des agences photographiques les plus réputées… que des missions qui semblent impossibles.
C’est cette dynamique entre passé et futur que souligne si habilement Biot, et la bonne nouvelle, c’est que c’est pareil en tout temps en tous lieux et pour tous les photographes. Pour chacun d’entre nous, refaire ce qui a été fait est facile, mais la conjugaison du futur et de nos rêves relève de l’impossible. L’autre bonne nouvelle, c’est que cela dépend aussi de réalités individuelles, tout comme personne n’avait fait du Martin Parr avant Martin Parr, personne ne fera votre photographie avant vous. Le jeu est toujours le même, c’est un combat contre votre propre impossibilité, en évitant la facilité de la reproduction du passé. La partie ne s’est jamais jouée contre les autres (pourquoi jouer contre le facile ?), la partie se joue contre vous. C’est pour ça que la culture ne peut mécaniquement pas avoir d’impact négatif sur votre photographie si vous la maniez correctement : elle vous donne des armes pour lutter contre votre impossibilité, pas des pistes de facilité à reproduire. Vous ne serez bloqué par elle que si vous prenez la route dans le mauvais sens. En revanche, en comprenant comment les autres avant vous ont réussi à vaincre leurs impossibilités, elle vous ouvrira toutes les portes.
Bon, après, pour être honnête, ce combat contre l’impossible prend des formes un peu étranges des fois. C’est ce que je nomme, tant avec humour qu’affection, le #BullshitPhoto, les discours un peu alambiqués que l’on trouve pour justifier tout et n’importe quoi. Je ne résiste pas l’envie d’en partager un avec vous, issu de Fisheye, un excellent fournisseur en la matière (entre autres qualités) :
Je définirais mon approche photographique comme étant élastique : je la tire, l’étire si bien que je la considère comme une catapulte.
Chrystal Cherniwchan
PS : D'ailleurs, si vous aussi le concept vous amuse, vous pouvez jouer avec ce site web (en anglais) qui permet de générer des discours artistiques à volonté.
Conclusion
Bon, après tous ces développements et taquets, je ne vais pas produire une conclusion plus longue que l’article, rassurez-vous. Si j’ai pris le temps de faire ces recherches, lectures et de développer tout ça, c’est parce que j’espère que cet article aura chez vous deux impacts :
- Vous libérer d’une autorestriction si vous étiez, quelque part, coincés. Ne rougissez plus de votre travail devant celui des autres, ça n’est pas le sujet.
- Vous faire réaliser que rien ne vous empêche de vous cultiver un peu, rien ne vous bloque et ça ne vous pénalisera pas. C’est plutôt agréable au final, et ça vous aidera sans doute.
D’ailleurs, si vous voulez vous y mettre, il y a plein de ressources sur ce blog, trop pour toutes les lister ici, mais prenez le temps de les fouiller, tout comme ce que je peux mettre sur YouTube. Bien évidemment, creusez aussi les liens, vidéos et séries de vidéos présentés dans ce billet, et pensez à aller faire un tour dans votre bibliothèque de quartier. Bref, on fait ses devoirs.
Au passage, cet article m’a demandé énormément de travail, n’hésitez pas à le partager, c’est la meilleure façon de soutenir ce que je fais. 😊
Pour conclure, je vous laisse avec cette citation de Joel Meyerowitz :
Vous avez beaucoup de chance de vivre à une époque où les livres photo abondent. À mes débuts, la photographie n’était pas l’art reconnu qu’elle est devenue. À l’époque, j’ai lu trois livres : Images à la sauvette (1952) d’Henri Cartier-Bresson, American photographs (1938) de Walker Evans et l’incroyable ouvrage Les Américains (1958) de Robert Frank. Ces ouvrages sont venus à moi durant ma première année de photographe et ont changé ma vie.
J’en parle parce qu’il est important d’avoir accès à la littérature photographique. Non pour copier ces artistes, mais pour trouver l’inspiration dans leurs travaux : à son tour, elle pourra fournir l’étincelle de votre pulsion créative. Cartier-Bresson, Evans et Frank ont développé leurs instincts et sont devenus des artistes de grande importance. Puis, ils ont réuni leurs travaux dans des livres, qui font maintenant partie de l’histoire de la photographie.
Lorsque je regarde ces ouvrages, c’est un peu comme si j’entrais dans un rêve. Les expériences de ces photographes, les endroits, les identités des gens et des lieux qu’ils ont capturés, tout est là, pour vous, et peut servir à comparer vos pulsions photographiques aux leurs. Il ne s’agit pas de créer des images qui leur ressemblent, mais plutôt de reconnaître et d’exploiter vos instincts humains et vos réactions personnelles face à l’incroyable richesse d’expériences que vous offre l’univers.
Joel Meyerowitz
La citation est issue de ce livre, que je conseille aux tout débutants en photographie de rue :
Lisez des livres et prenez soin de vous.
Au passage, vous l'avez sans doute remarqué, cela fait quelques mois que je n'ai pas posté d'article ici. Les lecteurs de la première heure ont parfois l'impression que je délaisse un peu ce coin du web au profit de la production de vidéos sur YouTube : c'est faux. YouTube m'est très utile, y être me permet de mettre mon contenu là où est l'audience intéressée par la photographie, tout en laissant le soin à la plateforme d'en faire la promotion et la diffusion, c'est pour ça que j'ai choisi d'y aller. C'est une activité chronophage, sans doute la plus chronophage de toutes : si l'écriture se fait plus rapidement (car un script fait 1 500-2 500 mots, ce qui est beaucoup moins que les articles qui tournent vers 6 000, plus de 10 000 pour celui-ci), le tournage, montage, mise en ligne prennent beaucoup de temps. Mais quoi qu'il en soit, ce que je préfère là-dedans, ça sera toujours la même partie : écrire. C'est d'ailleurs le point central entre toutes ces activités. Si cette année j'ai produit moins d'articles, c'est parce que je travaille sur d'autres projets que vous verrez ultérieurement. Du coup, j'ai dû prioriser le reste. Je n'en dis pas plus, et je retourne dans mon sous-marin, bosser tout ça dans mon coin.
L’écriture de ce billet a démarré pendant mes vacances au Portugal ; j’aurais pu avancer plein d’autres choses, mais j’avais envie d’avancer ça. Pendant l’écriture, j’ai écouté plein de musique, mais je retiens surtout ce morceau :
(et dites bonjour)
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