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Henri Cartier-Bresson : Voyage dans l’œuvre du monstre sacré de l’histoire de la photographie


Image - Henri Cartier-Bresson : des histoires et des leçons - Thomas Hammoudi - CartierBresson
Photographie de Cartier-Bresson
New York, 1935 – George Hoyningen-Huene

Aucun photographe n’a eu de réflexion plus approfondie sur l’esthétique de la photographie que Cartier-Bresson, aucun n’a su opérer une fusion entre théorie et pratique telle que ses photographies sont l’expression d’une évidence esthétique affirmée, sans rien perdre pour autant de leur puissance de conviction brute, et aucun n’a fait preuve d’une telle maîtrise dans la captation de « l’instant décisif », de ce moment aussi bref que possible où tous les éléments mouvants du motif se tiennent en équilibre.

Klaus Honnef


Introduction

Dans cet article, nous allons nous intéresser à un monument, une icône de l’histoire et de l’art de la photographie : Henri Cartier-Bresson. Des dizaines d’expositions, de livres, des documentaires, des thèses, et même… une bande dessinée ont été consacrés à son histoire ! J’ai donc conscience que la tâche est très difficile, d’autant plus que j’ai déjà pas mal produit de contenus dessus. Depuis que j’ai ouvert le Blog je vous en ai souvent parlé, j’ai même rassemblé tout ça sous une même étiquette, c’est à retrouver ici : tous mes articles sur Cartier-Bresson.

Pour être tout à fait honnête, je sais bien que quoique je dise, fasse, peu importe la longueur de cet article ou son niveau de détail, il ne donnera qu’un aperçu général de son travail. Le format que j’emploie est fait ainsi, il faut en accepter les limites. Du coup, je vous propose de passer un contrat entre nous : si vous trouvez qu’il manque une anecdote, un fait, une histoire marquante à cet article : racontez-la en commentaire pour le lecteur suivant. À nous tous, nous devrions réussir à donner une image exhaustive (ou presque) de son histoire. Pensez simplement à citer vos sources pour éviter les « je crois que ».

Cartier-Bresson a eu son lot de citations connues. Celle-ci est une des plus fameuses :

Vous n’avez qu’à vivre et la vie vous donnera
des images.

Henri Cartier-Bresson

Comme on va le voir, il a bien vécu, a donc fait beaucoup d’images, et sans surprise, j’ai beaucoup à dire !

PS : sauf mention contraire, toutes les images de cet article sont d'Henri Cartier-Bresson.

De la bourgeoisie aux surréalistes

Henri Cartier-Bresson est né en 1908 dans une famille bourgeoise de l’industrie textile. Il passe une partie de son enfance en Normandie, d’où il gardera le fameux « ni oui ni non » quand on lui posera des questions par la suite, n’étant que rarement enclin à y répondre précisément.

Il s’intéresse peu à l’école et passe le plus clair de son temps à lire. Ses professeurs finissent par abandonner l’idée de l’intéresser à ce qu’ils enseignent et par le laisser lire au fond de la classe (voyant au passage qu’il s’intéressait à des auteurs sérieux, assez avancés pour son âge, comme Stendhal ou Balzac). C’est là sa première entrée dans le monde de l’art, et il gardera cette passion pour la lecture toute sa vie. Jeune homme, quand il part en Afrique, c’est une valise remplie de livres qu’il emmène avec lui, et il sera toujours généreux en conseils de lecture (et aussi avide de ceux-ci).

C’est aussi durant ces jeunes années qu’il découvre la photographie :

Comme beaucoup d’autres garçons, je suis entré dans le monde de la photographie avec un Box Brownie, que j’utilisais pour prendre des photos de vacances. Même enfant, j’avais une passion pour la peinture, que je pratiquais les jeudis et dimanches, les jours où les écoliers français ne vont pas à l’école. Petit à petit, je me suis mis à découvrir les différentes manières de jouer avec un appareil photo. Dès que j’ai commencé à utiliser l’appareil et à y réfléchir, les photos de vacances et les images stupides de mes amis ont pris fin. Je suis devenu sérieux. J’étais sur la piste de quelque chose, et j’étais occupé à le découvrir.

Henri Cartier-Bresson

Et évidemment, son influence artistique ne s’arrête pas à la littérature, le cinéma va aussi l’influencer :

Puis il y a eu les films. De certains des grands films, j’ai appris à regarder et à voir. « Les Mystères de New York« , avec Pearl White ; les grands films de D.W. Griffith – « Les Lys brisés » ; les premiers films de Stroheim ; « Les Rapaces » ; « Le Cuirassé Potemkine » d’Eisenstein et « La Passion de Jeanne d’Arc » de Dreyer – ce sont quelques-unes des œuvres qui m’ont profondément impressionné.

Henri Cartier-Bresson

Concernant ses études, il passe plusieurs fois son bac sans succès, puis ne souhaitant pas s’investir dans l’entreprise familiale, il rejoint l’atelier d’André Lhote, un peintre dont il suivra les cours environ un an et demi. C’est auprès de lui qu’il apprend la composition, mais il finit par le quitter car il le trouvait trop théoricien. C’est aussi à cette période qu’il prendra ses premières photographies plus sérieuses.

Nous sommes alors en 1930, il décide de partir un an en Afrique, en Côte d’Ivoire.

En 1931, à l’âge de 22 ans, je suis allé en Afrique. Sur la Côte d’Ivoire, j’ai acheté un appareil photo miniature d’un genre que je n’avais jamais vu auparavant ni depuis, fabriqué par la firme française Krauss. Il utilisait un film de la taille du 35 mm sans les perforations. Pendant un an, j’ai pris des photos avec. À mon retour en France, j’ai fait développer mes photos — ce n’était pas possible avant, car j’ai vécu dans la brousse, isolé, pendant la majeure partie de cette année — et j’ai découvert que l’humidité était entrée dans l’appareil et que toutes mes photographies étaient embellies par les motifs superposés de fougères géantes.

Henri Cartier-Bresson

Il y tombe d’ailleurs très malade, et écrit des lettres à ses proches étant persuadé qu’il va mourir. Finalement, tout se passe bien et il rentre en France.

J’ai eu la fièvre bilieuse hémoglobinurique en Afrique, et j’étais maintenant obligé de me rétablir. Je suis allé à Marseille. Une petite allocation me permettait de m’en sortir, et je travaillais avec plaisir. Je venais de découvrir le Leica. Il est devenu le prolongement de mon œil, et je ne m’en suis jamais séparé depuis que je l’ai trouvé. Je rôdais dans les rues toute la journée, me sentant très tendu et prêt à bondir, déterminé à « piéger » la vie — à préserver la vie dans l’acte de vivre. 

Henri Cartier-Bresson

Il découvre à cette période cette image : Les Enfants jouant sur le lac Tanganyika de Martin Munkácsi, et décide de se consacrer pleinement à la photographie (bien qu’il se considérera toujours comme un peintre).

Image - Henri Cartier-Bresson - Thomas Hammoudi - CartierBresson
Trois garçons au lac Tanganyika par Martin Munkácsi (1930)

Quand il s’achète son Leica, il lit le manuel (pour lui c’est à peu près tout ce qu’il y a à connaître sur la technique, ce qui laisse toujours circonspect) et réalise dans la foulée ses premières images surréalistes1. Certaines de ces images, faites dans les semaines suivant l’achat de l’appareil, figureront dans le légendaire ouvrage Images à la sauvette.

Je vous mets une sélection de mes petites préférées de cette époque :

Ces images font partie de celles qu’il a protégées pendant la Seconde Guerre mondiale, en les enterrant. Toutes n’ont pas été retrouvées, ce qui explique que pour cette période nous disposons de peu de séries complètes, à l’inverse de la suite de sa carrière : il reste beaucoup d’images seules. Et ce qui veut aussi dire que, sans doute quelque part, sont enterrées des images de Henri Cartier-Bresson qui ne demandent qu’à être retrouvées, si vous avez une pelle et du temps…

Arrive donc la Seconde Guerre mondiale, et durant celle-ci, il sera fait prisonnier, et il s’échappera plusieurs fois, jusqu’à filer complètement loin des Allemands en 1943, pour rejoindre le Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés (MNPGD). À la fin de la guerre, il réalisera d’ailleurs un documentaire, Le Retour, documentaire sur le rapatriement des prisonniers de guerre et des déportés.

Plus amusant, les Américains sont persuadés qu’il est mort pendant la guerre et décident de lui consacrer une exposition posthume Photographs by Henri Cartier-Bresson au Museum of Modern Art de New York, sous la direction de Beaumont Newhall.

Cartier-Bresson en entend parler et se rend aux États-Unis (où il passera l’année) pour signaler qu’il est en vie. Il rencontre Newhall (aussi photographe et qui prendra ce portrait de lui), avec qui il termine l’exposition qui s’ouvre en 1947, avec un an de retard sur la date initialement prévue.

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Photographie de Cartier-Bresson
New York, 1946 – Beaumont Newhall

Comme d’habitude, et c’est toujours très chouette 🦉, des photographies d’archives de cette exposition sont dispo sur le site du MoMA :

Et d’ailleurs, encore plus fou, le catalogue de l’exposition de l’époque est aussi numérisé et disponible en ligne. Et je trouve ça vraiment bluffant qu’on puisse se replonger dans cette première exposition américaine quasiment 80 ans après.

Battre le pouls du monde avec Magnum

Cette année 1947 est une année charnière pour lui. Tout d’abord, lors de l’ouverture de cette exposition, son ami et photographe Robert Capa lui donne un conseil qu’il va suivre : se présenter comme reporter et non plus comme « photographe surréaliste », afin que cette étiquette de petit photographe parisien ne lui colle pas à la peau : faute de quoi, il n’obtiendrait jamais de commandes.

Aussi, et dans la foulée, Capa et lui fondent avec George Rodger, William Vandivert et David Seymour, la désormais mythique agence Magnum Photos. L’origine du nom est simple : elle proviendrait du magnum de champagne qu’ils ont sabré à l’occasion de cette création. L’idée de cette agence est de défendre les photographes face aux magazines, en leur permettant de gérer eux-mêmes leurs négatifs, alors qu’avant ils étaient contraints de les vendre. Imaginez un peu, si vous deviez donner vos fichiers RAW à vos clients, qui pourraient en faire ce qu’ils voudraient et autant de fois qu’ils le souhaiteraient ! Magnum vise à lutter contre ça, et désormais, les magazines paient pour utiliser des images, et repassent à la caisse autant de fois que nécessaire. Les photographes restent les propriétaires de leurs travaux.

Ps² : Notez qu'à l'époque, il n'était pas question de se lancer dans la vente de NFT pour se faire un petit billet facilement. 😬

S’ouvre alors une période très riche de sa vie, qui va le conduire aux quatre coins du monde. Honnêtement, chacun de ces voyages et des photographies, anecdotes, histoires qui en découlent nécessiteraient au moins un article complet à leur sujet, mais on va quand même voir l’essentiel ensemble, pour le plaisir 😊, c’est parti.

Il commence donc par aller en Orient de 1948 à 1959. Il couvre notamment les funérailles de Gandhi en Inde. Cartier-Bresson, toujours présent là où l’histoire se fait au XXe siècle, est l’une des dernières personnes à avoir vu Gandhi vivant. Il l’a rencontré la veille de son assassinat et lui a présenté une partie de son travail. Gandhi a pointé chacune de ses images en répétant le mot « Death » (la mort en anglais), une coïncidence assez troublante quand on pense à ce qui lui arrive dans les heures suivantes.

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Gandhi dictant un message à la Maison Birla, la résidence où il a passé ses derniers jours et où il a été assassiné, juste avant de rompre son jeûne. Delhi, Inde. 1948.

Il produit cet image lors des funérailles qui suivront, bien qu’il ne se souvienne plus s’il en est l’auteur ou si c’est une photographie prise par un ami photographe, monté sur un poteau, auquel il aurait prêté son appareil.

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Lors de ce voyage, il photographie aussi les derniers jours du Kuomintang en Chine pour Life et l’indépendance de l’Indonésie. Ses photographies sont publiées dans le monde entier, et il commence à acquérir une véritable renommée.

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Un paysan, dont le marché a fermé, est venu à Pékin pour vendre ses légumes, assis pour manger ses provisions. Pékin, Chine. Décembre 1948.

Il s’agit sans doute d’une de mes images préférées de Cartier-Bresson, pour la composition exceptionnelle, faite de d’ombres et de lumières, de lignes dans tous les sens. Le contraste entre l’homme à l’intérieur, encadré par la fenêtre, et le paysan assis à l’extérieur, plongé dans son repas, crée une dynamique visuelle très forte. Les ombres des structures environnantes ajoutent une texture complexe à l’image, accentuant les lignes géométriques et les divisions spatiales. Cette juxtaposition entre intérieur et extérieur, entre ombre et lumière, renforce la narration. Elle capture avec une grande sensibilité l’essence de la vie quotidienne tout en mettant en avant son incroyable maîtrise de la composition.

En 1954 il est également le premier photographe admis en URSS depuis le début de la Guerre froide. Rien que ça.

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Cantine pour les ouvriers construisant l’Hôtel Metropol, Moscou, URSS.

En 1958, il retourne en Chine à l’occasion du dixième anniversaire de la République populaire, pour en photographier l’évolution. Cependant, il n’en garde pas un très bon souvenir, étant donné qu’il est en permanence suivi et dirigé dans son travail (comme dans toute bonne dictature).

Pendant les années et décennies suivantes, les voyages vont s’enchaîner sur le même rythme.

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État de Oaxaca. Oaxaca, Mexique. 1963.
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Popocatépetl volcan, Mexique. 1963.

En 1963, il réalise son second séjour au Mexique et le magazine Life l’envoie à Cuba, puis il part plusieurs mois au Japon en 1965, et retourne l’année suivante en Inde. Il retourne aussi en URSS en 1972-1973.

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Funérailles d’un acteur de Kabuki, Japon. 1965.
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Souzdal, Russie, URSS. 1972.

Cartier-Bresson s’amusait à dire que, pendant tous ces voyages, les assistantes de l’agence Magnum pouvaient dire quand il changeait de compagnes en regardant ses planches-contacts. D’ailleurs, en parlant de celles-ci (ses planches-contacts) : il les voyait très peu ! Ou très longtemps après. En effet, il envoyait ses bobines à l’agence, qui se chargeait de les développer, trier, sélectionner, et envoyait les images aux magazines. C’est lors de ces parutions qu’il pouvait découvrir son travail (quand il était à l’autre bout du monde), ou alors une fois rentré en France.

Un livre légendaire

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Images à la sauvette, le seul, l’unique.

J’avais déjà parlé du livre légendaire de Cartier-Bresson, Images à la sauvette, dans cet article. Vous y verrez notamment des comparaisons entre les planches du fac-similé produit en 2014 et les tirages originaux.

Cependant, comme l’article date de 2017, je me suis dit qu’une petite piqûre de rappel ne ferait pas de mal. Allons-y. Cartier-Bresson a déclaré que :

Les magazines finissent par faire des cornets à frites. Les livres demeurent.

Henri Cartier-Bresson

C’est une excellente raison de faire un livre, d’autant plus celui dont nous allons parler. Avant toute chose, je vous invite à le découvrir dans la vidéo ci-dessous, qui le feuillette pour vous :

Reprenons donc l’histoire. Cette période de la vie de Cartier-Bresson a aussi été marquée par un autre événement, sur lequel il est impossible de faire l’impasse : la publication en 1952 de son premier livre (livre qui à lui seul mériterait un article analytique complet).

L’éditeur grec basé à Paris, Tériade (Stratis Eleftheriadis de son vrai nom, c’est une personne, comme Steidl) connu pour faire des livres de luxe avec des artistes tels que MatisseMiróLéger, et pour ses magazines, eux aussi légendaires, Minotaure et Verve avait prévu de faire un livre avec lui depuis la fin des années trente. Entre temps, la guerre est arrivée, et, dans la suite de l’exposition couronnée de succès au MoMA en 1946, Tériade décide de publier Images à la sauvette en 1952 (ou pour les Américains, The Decisive Moment). Images à la sauvette est une monographie contenant son meilleur travail, mais c’est l’unification au sein d’un livre, de ses images, qui en fait un grand livre photo. On pourrait presque couper le livre en deux : la première moitié porte sur ses travaux de surréaliste, la deuxième sur son travail de reporter.

Evidemment, impossible de passer à côté, il y a aussi le concept d’instant décisif, ce moment qui définit l’élégance de l’image de Cartier-Bresson et qui a tant fait couler d’encre.

Images à la sauvette est l’un des plus grands livres de l’histoire de la photographie, et Cartier-Bresson a répété ce succès artistique 3 ans après avec Les Européens. Cependant, je trouve celui-ci moins universel (et Cartier-Bresson est meilleur quand il est universel). J’ai d’ailleurs eu la chance d’en consulter une édition originale, c’est aussi de très belle facture (et beaucoup plus accessible financièrement. Comptez 800 € pour une édition originale, contre 2 000 € pour Images à la sauvette).

Revenons à nous moutons 🐑 : pourquoi Images à la sauvette est-il si historique ?

Eh bien, pour plusieurs raisons :

  • Tout d’abord, c’est le premier livre sur un photographe publié par Tériade, spécialisé dans les livres d’art et très reconnu (ce qui fera pas mal de jaloux).
  • Ensuite, la couverture est réalisée par le célèbre peintre Henri Matisse. Elle représente un oiseau portant ce qui semble être des lauriers, le soleil est présent en haut à droite et une montagne à gauche. La forme du livre est très soignée, c’est un grand format, qu’il est agréable de lire. Les images (reproduites par héliogravure2) sont totalement fidèles aux tirages originaux. Pour avoir eu les trois sous les yeux : les tirages d’époque de Cartier-Bresson, le livre de 1952, et le fac-similé produit par Steidl en 2014, je peux vous garantir que la proximité est impressionnante. Aussi, le livre laisse s’exprimer les photographies par la taille qu’il fait : 37 × 27,4 cm, c’est costaud, un des plus grands de ma bibliothèque. Ce format monumental permet aux compositions de s’épanouir et de donner à l’œil l’envie de s’y arrêter ; il a été calculé de façon à respecter les proportions originelles du négatif lors de la mise en page, quelle que soit l’orientation privilégiée.
  • Il contient également un des rares textes de Cartier-Bresson, en introduction, qui est la retranscription d’une discussion/interview avec une assistante de l’agence Magnum.
  • C’est un livre qui va influencer des générations entières de photographes. Les livres de photographie d’art étaient rares à l’époque (une grande part des publications étaient strictement documentaires), et il fera l’effet d’une petite bombe. Ce sera un des livres de chevet de photographes comme… Joel Meyerowitz, dont nous avons déjà parlé plein de fois ici.
  • En anglais, le titre ne se traduisant pas, il a été appelé The Decisive Moment en référence à la citation du Cardinal de Retz qui ouvre le livre (« Il n’y a rien dans ce monde qui n’ait un moment décisif »), qui vient de ses mémoires et est dit dans un contexte plus politique. Malheureusement, cette image va coller à la peau de Cartier-Bresson qui va devenir, bien malgré lui, le photographe de l’instant décisif. Il reviendra d’ailleurs sur cette expression dans une interview de 1979, que je vous laisse découvrir ici (en partie) :

Avant de passer à la suite, il est à noter qu’une nouvelle version du livre a été publiée en 2024 (la troisième donc, avec celles de 1952 et 2014 – que j’ai). Celle-ci diffère des deux précédentes par deux aspects : elle est plus petite (un format censé être « plus facile à manipuler ») et elle contient un texte de Clément Chéroux (le directeur actuel de la Fondation Henri Cartier-Bresson), présentant l’historique et le contexte autour de l’ouvrage. Texte qui est probablement le même que celui accompagnant sur un fascicule l’édition de 2014. J’avoue être peu séduit par cette réédition, le fait de passer à un format plus petit lui fait perdre beaucoup de charme. Mais si vous n’avez pas pu acquérir la version de 2014 et que l’occasion est trop chère pour vous, avec ces petits 42 €, cela reste une très bonne option pour acquérir ce livre essentiel (vous pouvez d’ailleurs cliquer sur l’image si vous voulez l’acheter).

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Henri Cartier-Bresson Images à la Sauvette (nouvelle édition 2024)

Du dessin à la fin

Après ses décennies riches de voyages, de livres, d’aventures et de reportages, Henri Cartier-Bresson prend ses distances avec la photographie. Il quitte l’agence Magnum en 1974, bien qu’il reste associé, assez écouté en son sein, et qu’on lui laisse la gestion de ses archives.

Image - Henri Cartier-Bresson : des histoires et des leçons - Thomas Hammoudi - CartierBresson
Prison modèle de Leesburg – isolement. New Jersey, USA. 1975. Pour l’anecdote, cette image fut mon premier contact avec Cartier-Bresson, ayant travaillé dessus lors d’un cours d’art plastique au collège.

Désormais, il va se consacrer à son premier amour, et ce jusqu’à la fin de sa vie : le dessin. En réalité, il s’est toujours considéré comme un peintre, jamais vraiment comme un photographe. Il disait utiliser l’appareil comme un carnet de croquis, qui permettait de saisir les choses sur le vif. Vous pouvez d’ailleurs le voir à l’œuvre, sur ce portrait réalisé par sa 2ᵉ épouse, la photographe Martine Franck. Il détestait être pris en photo (rester inconnu était quand même plus pratique pour photographier comme il le faisait) et il lui a fait là un joli cadeau en se laissant faire.

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Photographie – Martine Franck

Il continuera de donner des interviews, d’exposer (ses dessins et ses photographies), et aussi d’entretenir une correspondance soutenue, notamment avec certains journalistes du Monde, journal qu’il appréciait beaucoup (et auprès duquel il militait pour qu’il ne contienne pas d’images, un paradoxe !). Il disait que c’était réservé aux magazines.

Il fera aussi partie des photographes un peu frileux à l’idée de l’arrivée de Martin Parr chez Magnum Photos (le recrutement se fait plus ou moins par cooptation), il lui a d’ailleurs dit que personne à l’agence ne photographiait comme lui (ce que Parr a pris comme un compliment, selon la légende).

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Photographie – Martin Parr

En 2000, il décide avec sa femme Martine Franck et leur fille Mélanie de créer la Fondation Henri Cartier-Bresson, destinée notamment à rassembler son œuvre et à créer un espace d’exposition ouvert à d’autres artistes. Il souhaitait aussi que son œuvre soit entre de bonnes mains, et que l’on ne montre pas tout et n’importe quoi une fois qu’il ne serait plus là pour contrôler ses publications. En 2002, la Fondation est « reconnue d’utilité publique » par l’État français. Elle fut dirigée longtemps par Agnès Sire, ancienne directrice artistique de l’Agence Magnum, avant que Clément Chéroux ne prenne le relais en 2022.

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Le nouveau lieu, rue des Archives à Paris, inauguré fin 2022. Cyrille Weiner.

Au-delà de la conservation de l’œuvre du maître, la fondation aura permis de recréer la véritable chronologie de la vie de Cartier-Bresson. Espiègle, il mélangeait souvent les faits et les dates lors des interviews ou lorsque qu’on lui posait des questions. C’est sa correspondance, conservée là-bas, qui a permis de retracer précisément les faits et sa vie telle qu’on la connaît aujourd’hui.

Lieux communs et légendes

Cartier-Bresson a eu une vie riche et a influencé des générations entières de photographes. Il a aussi donné pas mal d’interviews, s’est parfois contredit, réexpliqué, ou a été mal interprété. Il y a donc une ribambelle de fausses croyances autour de sa pratique, et j’avais envie de revenir sur trois qui m’amusent particulièrement.

Était-il contre le recadrage ?

Cartier-Bresson a dit dans plusieurs interviews, et de façons plus ou moins différentes que, bon, une image devait être réussie à la prise de vue, sinon c’était loupé. Pas moyen de la récupérer (même en recadrant).

Sauf que… il lui est arrivé de recadrer certaines images. 😅

C’est en 1932 qu’il a pris une de ses photographies les plus célèbres, intitulée « Derrière la gare Saint-Lazare ». Elle a été prise à travers une palissade, en glissant son appareil entre deux planches. Ainsi, l’une d’elles est visible sur le négatif et l’image est une des rares à avoir été recadrée.

Cartier bresson negative - Brouillon auto - Thomas Hammoudi
Image - Henri Cartier-Bresson - Thomas Hammoudi - CartierBresson
Henri cartier bresson. behind the gare saint lazare paris. 1932. gelatin silver print - Brouillon auto - Thomas Hammoudi

Vous remarquerez aussi que d’un côté du négatif, les perforations sont manquantes. Quand on lui demande ce qui s’est passé dans une interview, il dit qu’il les a « mangées ». Quand je vous disais qu’il fuyait les questions…

Le refus de la couleur ?

La photographie en couleurs n’est pour moi qu’un moyen de documentation et ne peut être un moyen d’expression artistique.

Henri Cartier-Bresson

Cette citation provient, de mémoire, du texte introductif d’Images à la sauvette. On y sent bien son rejet de la photographie en couleurs. Sauf que là encore… l’histoire est plus compliquée. Déjà, il ne rejetait pas la couleur en soi, mais à son état d’avancement en 1952 (une position qu’avait aussi Ansel Adams) :

La photographie en couleur apporte avec elle un certain nombre de problèmes qui sont difficiles à résoudre aujourd’hui, et certains d’entre eux sont même difficiles à prévoir, en raison de sa complexité et de sa relative immaturité. Actuellement [1952], les émulsions de films couleur sont encore très lentes. Par conséquent, les photographes utilisant la couleur ont tendance à se limiter à des sujets statiques ; ou bien à utiliser des lumières artificielles extrêmement puissantes. La faible sensibilité du film couleur réduit la profondeur de champ dans le champ de vision pour les prises de vue relativement rapprochées ; et cette limitation conduit souvent à des compositions ternes. De plus, les arrière-plans flous dans les photographies couleur sont nettement déplaisants.

Henri Cartier-Bresson

Bref, le rejet n’était pas total. C’est pour ça que la fondation, dont nous avons parlé, conserve toutes ses photographies, des tirages, ses négatifs et… des photographies en couleur, beaucoup même ! En effet, dès les années 50, il a photographié en couleur, notamment pour pouvoir faire les unes de magazines qui n’étaient pas en noir et blanc. Cependant, vers le début des années 70, n’étant pas satisfait du rendu de ces images, il a souhaité qu’elles ne soient plus montrées et… elles ne le sont plus ! C’est un petit manque pour l’histoire de la photographie, qui ne peut les étudier, mais sa volonté est ainsi toujours respectée.

On peut quand même retrouver certaines de ces images couleur en ligne, notamment ce reportage fait pour Life en 1958. C’est l’un des projets couleur les plus importants de Henri Cartier-Bresson. Il s’agissait d’une mission de quatre mois pour Life, couvrant un voyage de plus de 11 000 kilomètres à travers la Chine communiste pendant le « Grand Bond en avant« . Cette période était marquée par des changements radicaux en Chine, alors que le pays était poussé vers l’industrialisation et le collectivisme sous la direction de Mao Zedong.

Le magazine Life a présenté ce reportage comme une démonstration de la capacité de Cartier-Bresson à capturer les réactions individuelles des Chinois face à la réglementation oppressive qui leur était imposée.

Bien que Cartier-Bresson soit principalement connu pour ses photographies en noir et blanc, ce projet en couleur montre qu’il continuait à chercher et à trouver ces « moments décisifs » qui ont fait sa renommée, même plusieurs décennies après le début de sa carrière. Ce reportage est d’autant plus important que Cartier-Bresson a (virtuellement) détruit la plupart de ses négatifs couleur, rendant ces images particulièrement rares et précieuses. Elles offrent un aperçu unique de son travail en couleur et de sa capacité à capturer l’essence d’une nation en pleine transformation.

L’instant décisif

J’en ai déjà parlé 8 fois dans cet article, il est temps de tuer le mythe du fameux « Instant décisif » attribué à Cartier-Bresson. La légende a tellement la peau dure que j’y avais consacré une vidéo entière. Plutôt que de vous répéter le script ici, je vous invite à la regarder, ça sera l’occasion de faire une pause au milieu de cet article. Prenez-vous un café, du chocolat noir 100% cacao, et regardez ça pépouze :

Un anarchiste ?

Cartier-Bresson était anarchiste, votait communiste et a même publié un temps sous le nom « Cartier » pour éviter qu’on l’assimile à sa famille bourgeoise. Il en parle lui-même, de vive-voix, dans cette interview :

Henri Cartier-Bresson et Martine Franck, 2003, Archives de l’INA (source)

Bon, je ne vous cache pas que cette position m’amuse beaucoup. Henri Cartier-Bresson était un pur produit de la bourgeoisie de son époque, qui lui a fourni le capital financier et culturel pour s’accomplir. À votre avis, qui payait les cours d’André Lhote ? Sa vie de bohème à Paris ? Son premier Leica ? Ses voyages ? D’où venait l’argent, si ce n’est du patrimoine familial issu des usines textiles ?

De ce que j’ai compris, il n’a publié son premier photoreportage réalisé en Côte d’Ivoire en 1931, à 23 ans donc (et je doute qu’il en ait tiré de quoi subvenir à ses besoins).

Plus paradoxal encore, le « communiste-anarchiste » a fondé une agence de photographie, qui est avant tout… une entreprise florissante étant encore active 70 ans après. Et, comble de l’ironie, il fut l’un des premiers photographes vendus sur le marché de l’art américain dans les années soixante-dix (avant ça, la photographie n’était pas tellement considérée par celui-ci, on pouvait trouver des tirages de grands photographes aux marchés aux puces parfois, comme le raconte Mapplethorpe dans Look at the Pictures – de mémoire). Il a pu vivre confortablement de la vente de ses images et terminer sa vie en se consacrant à sa passion pour le dessin, bref, un bel usage de son capital.

PS² : Notez bien que cela ne dénigre en rien la qualité de son travail et de son legs photographique. C'est juste un aspect de sa personnalité qui m'a toujours fait sourire.

Une fois n’est pas coutume, il est très difficile de ne pas donner 142 conseils issus de la pratique et de l’histoire d’Henri Cartier-Bresson, j’ai donc décidé de n’en retenir que quelques-uns. Histoire qu’au-delà de l’aspect culturel et historique, vous ayez de vrais points à appliquer pour améliorer votre pratique photo, issus de son expérience.

Donner du sens au monde à travers la photographie

Cartier-Bresson n’était pas intéressé par la photographie « mise en scène », il cherchait uniquement à capturer des images spontanées et non posées.

La photographie « fabriquée » ou mise en scène ne m’intéresse pas. Et si je porte un jugement, ce ne peut être que sur un plan psychologique ou sociologique. Il y a ceux qui font des photographies arrangées d’avance et ceux qui vont à la découverte de l’image et la saisissent.

Henri Cartier-Bresson

Pour Cartier-Bresson, l’appareil photo est un outil d’intuition et de spontanéité :

Pour moi l’appareil photo est un carnet de croquis, l’instrument de l’intuition et de la spontanéité, le maître de l’instant qui, en termes visuels, questionne et décide à la fois.

Henri Cartier-Bresson

Il considère la photographie comme un moyen de construire du sens dans le monde :

Afin de donner un sens au monde, il faut se sentir impliqué dans ce que l’on cadre à travers le viseur. Cette attitude requiert de la concentration, une discipline de l’esprit, de la sensibilité et un sens de la géométrie — c’est par une grande économie de moyens que l’on parvient à la simplicité d’expression. Il faut toujours prendre des photographies avec le plus grand respect pour le sujet et pour soi-même.

Henri Cartier-Bresson

La joie de la photographie

Cartier-Bresson souligne l’importance de la joie inhérente à l’acte photographique :

Photographier : c’est retenir son souffle quand toutes nos facultés se conjuguent devant la réalité fuyante ; c’est alors que la capture de l’image est une grande joie physique et intellectuelle.

Henri Cartier-Bresson

La passion pour la photographie

Comme mentionné précédemment, Cartier-Bresson n’était pas tellement intéressé par la photographie « en soi », mais plutôt par le fait de donner un sens au monde, il en tirait une certaine joie :

Ma passion n’a jamais été pour la photographie ‘en soi’, mais pour la possibilité – en oubliant soi-même – d’enregistrer en une fraction de seconde l’émotion dégagée par un sujet et la beauté de la forme ; autrement dit une géométrie éveillée par ce qui s’offre. Le tir photographique est pour moi un des croquis.

Henri Cartier-Bresson

Être un amateur

Cartier-Bresson valorise l’approche de l’amateur, dans le sens de celui qui fait les choses par amour :

25 ans ont passé depuis que j’ai commencé à regarder à travers mon viseur. Mais je me considère toujours comme un amateur, bien que je ne sois plus un dilettante.

Henri Cartier-Bresson

Cette approche, le fait de se considérer encore et toujours comme un amateur, est un sujet que j’avais abordé dans un des tout premiers articles du blog. C’est à retrouver ici :

Photographier des portraits

Bresson capote72 - La question du portrait (avec Christophe Som) - Thomas Hammoudi - Pratique
Truman Capote

Si, en faisant un portrait, on cherche à saisir le silence intérieur d’une victime consentante, il est très difficile, mais il faut quand même essayer de placer l’appareil entre la peau et la chemise.

Henri Cartier-Bresson

Pour son travail de photo reporter, Henri Cartier-Bresson a réalisé de nombreux portraits, dont beaucoup sont devenus célèbres. Tout au long de sa vie, il a photographié les plus grandes personnalités du monde des arts, des sciences et des lettres, comme Matisse, Bonnard, Braque, Giacometti, Truman Capote, Ezra Pound, Colette et Sartre, pour n’en citer que quelques-uns, mais aussi de très nombreux inconnus. Ce n’est pas forcément l’aspect le plus connu de son travail, mais si vous souhaitez le découvrir, il a été rassemblé dans ce livre :

Image - Henri Cartier-Bresson : des histoires et des leçons - Thomas Hammoudi - CartierBresson
Sire, A. & Nancy. (2005). Portraits par Henri Cartier-Bresson le silence intérieur d’une victime consentante : [exposition, Fondation HCB du 18 janvier au 9 avril 2006 à Paris. Paris: Thames & Hudson.

Ces dialogues « en tête à tête », ces duels silencieux avec une « victime consentante », ont donné naissance à certains des portraits les plus beaux et émouvants de l’histoire de la photographie. Chacun d’eux dévoile, à sa manière, des fragments de la personnalité de leur créateur, dont le regard reste toujours attentif à l’autre.

Bressonpound -  - Thomas Hammoudi - Féminisme
Ezra Pound

Un portrait, c’est comme une visite de politesse de quinze, vingt minutes. On ne peut pas déranger plus longtemps, comme un moustique qui va piquer.

Henri Cartier-Bresson

Cartier-Bresson a donné plusieurs conseils pour la photographie de portrait dans les différents échanges que j’ai pu lire. Notamment de :

  1. Capturer l’environnement du sujet : Il insiste sur l’importance de photographier le sujet dans son contexte naturel. L’environnement peut révéler beaucoup sur la personnalité et la vie du sujet, ajoutant une profondeur narrative à l’image.
  2. Faire oublier l’appareil photo au sujet : Pour obtenir des portraits naturels et authentiques, il recommande de rendre l’appareil photo aussi discret que possible. Cela permet au sujet de se détendre et de révéler sa véritable personnalité.
  3. Saisir l’expression du visage : Il accorde une grande importance à la capture des expressions faciales fugaces qui révèlent l’essence du sujet. Il conseille d’être patient et attentif pour saisir ces moments révélateurs.
  4. Chaque portrait est aussi un autoportrait : Il souligne que les portraits que nous prenons reflètent également notre propre vision et personnalité. Notre choix de sujet, de cadrage et de moment révèle autant sur nous-mêmes que sur le sujet photographié.
  5. La vulnérabilité dans les portraits : Pour lui, un bon portrait capture la vulnérabilité du sujet. Cela nécessite de créer un lien de confiance avec le sujet, permettant des images plus intimes et révélatrices.

La composition

J’avais déjà écrit un article sur le sujet de Cartier-Bresson et de la composition. Vous pouvez le retrouver ici :

Mais là encore, il a beaucoup parlé du sujet et il y a pas mal à en retenir. Pour Cartier-Bresson, la composition est essentielle pour communiquer l’intensité du sujet :

Si une photographie doit communiquer son sujet dans toute son intensité, la relation des formes doit être rigoureusement établie. La photographie implique la reconnaissance d’un rythme dans le monde des choses réelles. Ce que l’œil fait est de trouver et de se concentrer sur le sujet particulier dans la masse de la réalité ; ce que l’appareil photo fait est simplement d’enregistrer sur la pellicule la décision prise par l’œil.

Henri Cartier-Bresson

Il insiste sur l’importance de composer au moment de la prise de vue :

Nous regardons et percevons une photographie, comme nous le faisons pour une peinture, dans son ensemble et en un seul coup d’œil. Dans une photographie, la composition est le résultat d’une coalition simultanée, la coordination organique des éléments vus par l’œil. On n’ajoute pas la composition comme une réflexion après coup superposée au sujet de base, puisqu’il est impossible de séparer le contenu de la forme. La composition doit avoir son propre caractère inévitable.

Henri Cartier-Bresson

Cartier-Bresson parle aussi de l’importance de saisir le bon moment :

Mais à l’intérieur du mouvement, il y a un moment où les éléments en mouvement sont en équilibre. La photographie doit saisir ce moment et le tenir immobile.

Henri Cartier-Bresson

Il souligne l’importance d’évaluer constamment la scène et de modifier sa perspective :

L’œil du photographe évalue constamment. Un photographe peut amener la coïncidence des lignes simplement en déplaçant sa tête d’une fraction de millimètre. Il peut modifier les perspectives par une légère flexion des genoux. En plaçant l’appareil plus près ou plus loin du sujet, il met en avant un détail — qui peut être subordonné, ou le dominer. Mais il compose une image presque aussi rapidement qu’il appuie sur le déclencheur, à la vitesse d’un réflexe.

Henri Cartier-Bresson

La technique photographique

Cartier-Bresson considère que la technique est souvent surestimée :

La technique est importante dans la mesure où il faut la maîtriser pour communiquer ce que vous voyez. Votre propre technique personnelle doit être créée et adaptée uniquement pour rendre votre vision efficace sur la pellicule.

Henri Cartier-Bresson

Il insiste sur le fait que l’appareil photo est un outil, pas un jouet :

Notre métier de photo-reporter n’existe que depuis environ 30 ans. Il est arrivé à maturité grâce au développement d’appareils photo faciles à manipuler, d’objectifs plus rapides et de films à grain fin et rapide produits pour l’industrie du cinéma. L’appareil photo est pour nous un outil, non un joli jouet mécanique. Dans le fonctionnement précis de cet objet mécanique, il y a peut-être une compensation inconsciente pour les angoisses et incertitudes du quotidien. Quoi qu’il en soit, les gens pensent beaucoup trop aux techniques et pas assez à la vision.

Henri Cartier-Bresson

Cartier-Bresson encourage à utiliser l’appareil photo sans y penser :

D’accord, voici la traduction :

Il suffit qu’un photographe se sente à l’aise avec son appareil photo et qu’il soit adapté au travail qu’il souhaite réaliser. La manipulation de l’appareil, ses diaphragmes, ses vitesses d’exposition et tout le reste doivent être aussi automatiques que le changement de vitesse dans une automobile. Il n’est pas de mon ressort de m’attarder sur les détails ou les subtilités de ces opérations, même les plus compliquées, car tout est expliqué avec une précision militaire dans les manuels fournis par les fabricants avec l’appareil et le joli étui en cuir de veau orange. Si l’appareil est un bel objet, nous devrions dépasser ce stade, au moins dans la conversation.

Henri Cartier-Bresson

Concernant le tirage et le post-traitement, il recommande, là encore, de suivre sa vision :

Pendant le processus d’agrandissement, il est essentiel de recréer les valeurs et l’ambiance du moment où la photo a été prise ; ou même de modifier le tirage pour le mettre en accord avec les intentions du photographe au moment où il l’a prise.

Henri Cartier-Bresson

Enfin, Cartier-Bresson pense que la netteté est surestimée :

Je suis constamment amusé par l’idée que certaines personnes se font de la technique photographique, une idée qui se manifeste par un désir insatiable de netteté des images. Est-ce la passion d’une obsession ? Ou ces personnes espèrent-elles, par cette technique de trompe-l’œil, se rapprocher de la réalité ? Dans les deux cas, elles sont aussi éloignées du véritable problème que celles de l’autre génération qui donnaient à toutes leurs anecdotes photographiques un flou intentionnel jugé « artistique ».

Henri Cartier-Bresson

Définir la photographie (pour soi-même)

Cartier-Bresson encourage chacun à définir la photographie pour soi-même :

J’ai parlé longuement, mais d’un seul type de photographie. Il en existe de nombreux autres. Bien sûr, la photo fanée glissée à l’arrière d’un portefeuille, le catalogue publicitaire brillant, et toute la gamme de choses entre les deux sont de la photographie. Je n’essaie pas de la définir pour tout le monde. Je tente seulement de la définir pour moi-même.

Henri Cartier-Bresson

Pour lui, la photographie est :

Une photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait et, de l’autre, d’une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait.

Henri Cartier-Bresson

Il croit que la photographie devrait communiquer notre découverte de nous-mêmes et du monde qui nous entoure :

Je crois que, par l’acte de vivre, la découverte de soi se fait en même temps que la découverte du monde qui nous entoure, qui peut nous façonner, mais aussi être influencé par nous. Un équilibre doit être établi entre ces deux mondes : celui à l’intérieur de nous et celui à l’extérieur. Par un processus réciproque constant, ces deux mondes finissent par n’en former qu’un seul. Et c’est ce monde que nous devons communiquer.

Henri Cartier-Bresson

Enfin, Cartier-Bresson souligne l’importance de la forme en photographie :

Mais cela ne prend en compte que le contenu de l’image. Pour moi, le contenu ne peut être séparé de la forme. Par forme, j’entends une organisation rigoureuse de l’interaction des surfaces, des lignes et des valeurs. C’est dans cette organisation que nos conceptions et émotions deviennent concrètes et communicables. En photographie, l’organisation visuelle ne peut provenir que d’un instinct développé.

Henri Cartier-Bresson

J’espère que ces enseignements de Cartier-Bresson vous auront aidé à approfondir votre compréhension de la photographie. Ils soulignent l’importance de l’intuition, de la composition et de la connexion personnelle avec le sujet, tout en relativisant l’importance de la technique. Puissent-ils vous inspirer à développer votre propre vision et à utiliser la photographie pour explorer et exprimer votre perception du monde. Avec moins de bokeh, de médailles de la FIAP, mais plus de sincérité.

Conclusion

Henri Cartier-Bresson a été surnommé l’œil du XXe siècle, et c’est encore un euphémisme. Photographe légendaire, au parcours qui l’est tout autant, il a marqué l’histoire de la photographie de son empreinte et son influence continue encore de se faire sentir aujourd’hui. Son œuvre est encore là, toujours vue, l’agence Magnum Photos est encore une référence3, et si j’en crois les prix des tirages vus lors des dernières éditions de Paris Photo, cet engouement pour cette œuvre n’est pas prêt de s’arrêter.

Au final, il y a vraiment plusieurs Cartier-Bresson : celui des galeries d’art, des images seules vendues à des sommes astronomiques, celui de Magnum, qui a parcouru le monde comme un héros des temps modernes, et l’historique qui se raconte tel qu’il était vraiment dans la biographie de Pierre Assouline. Mais toutes ces façons de voir Cartier-Bresson, tous ces angles, nous révèlent bien un… grand photographe.


Pendant l’écriture de cet article, j’ai principalement réécouté les albums principaux des Beatles. J’vous mets mon préféré (pour le moment) après. Vous remarquerez qu’ils se sont séparés à peu près en même temps que Cartier-Bresson a quitté la photographie. Est-ce que les deux sont liés ?
Bien sage est celui qui pourra trancher.


Chronologie de la vie de Cartier-Bresson

  • 1908 : Naissance à Chanteloup, France. Mère normande, père parisien (fabricant de textile). Fils d’une famille fortunée. Éducation artistique et littéraire encouragée par sa mère. Scolarité à l’école Fénelon et études secondaires au lycée Condorcet, Paris.
  • 1927-1928 : Décide de ne pas entrer dans l’entreprise familiale. Étudie la peinture chez André Lhôte.
  • 1929 : Huit mois à Cambridge, Angleterre. Peint et suit des cours de littérature.
  • 1930 : Service militaire au Bourget. Continue à peindre pendant son temps libre et commence à photographier avec Gretchen et Peter Powell. Rencontre des artistes et écrivains grâce à Caresse Crosby et Henry Crosby. Rencontre avec les surréalistes.
  • 1931 : Voyage en Afrique, vit dans un village indigène sur la Côte d’Ivoire française. Contracte la fièvre noire.
  • 1932 : Voyage en Pologne, Tchécoslovaquie, Autriche, Allemagne et Italie. Retourne à Marseille, France. Se tourne vers la photographie après un cliché de Martin Munkácsi. Commence sérieusement la photographie avec un Leica. N’a jamais étudié la technique, utilise l’appareil photo pour enregistrer ce qu’il voit.
  • 1933 : Voyage en Italie et en Espagne. Exposition au Club Ateneo, Madrid. Première exposition chez Julien Levy, New York.
  • 1934-1935 : Mission ethnographique au Mexique. Exposition au Palacio Bellas Artes (avec Manuel Álvarez Bravo).
  • 1935 : Séjour d’un an à New York, études de cinéma avec Paul Strand. Exposition (avec Walker Evans) Galerie Julien Levy.
  • 1936-1939 : Retour en France. Collaboration avec Jean Renoir (films « La Vie est à nous », « La Règle du jeu »). Premiers films pour Jean Renoir comme Assistant Réalisateur avec Jacques Becker.
  • 1937 : Mariage avec Ratna Mohini, danseuse javanaise. Film documentaire, Return to Life, histoire de l’aide médicale à Madrid, Barcelone, Valence pendant la guerre civile espagnole. Musique de Charles Koechlin. En France, photographie avec Robert Capa et Chim.
  • 1938 : Coproduction à Londres. Continue à travailler avec Jean Renoir.
  • 1939 : Assistant de Jean Renoir pour son dernier film français, La Règle du Jeu. Londres : Série Hyde Park (pendant que sa femme donnait des récitals de danse). Septembre, début de la guerre, enrôlé dans l’armée.
  • 1940-1943 : Caporal dans l’Unité Film et Photo de l’Armée Française. Capturé le jour de l’Armistice, juin 1940, par les Allemands à Saint-Dié, Vosges. Prisonnier de guerre en Allemagne, s’évade et rejoint la Résistance. En mai, travaille dans une ferme, Touraine. Obtient de faux papiers, déménage à Paris et travaille pour une organisation clandestine d’ex-prisonniers de guerre. Réalise des portraits d’artistes pour les publications de Pierre Braun.
  • 1944 : Organise des unités photographiques clandestines pour documenter l’occupation allemande et la retraite.
  • 1945 : Réalise le documentaire « Le Retour ». Séries en Angleterre pour Harper’s Bazaar. Travaille sur le film de l’O.W.I., Le Retour, montrant le retour en France des prisonniers de guerre et des déportés.
  • 1946 : Aux États-Unis pour préparer une exposition au Museum of Modern Art. Envoyé à la Nouvelle-Orléans par Harper’s Bazaar. Continue à peindre pendant son temps libre.
  • 1947 : Cofonde l’agence Magnum Photos.
  • 1948-1950 : Voyages en Inde, Birmanie, Pakistan, Chine, Indonésie.
  • 1952 : Publication de « Images à la sauvette« , son livre le plus important.
  • 1954 : Voyage en Union Soviétique.
  • 1958-1959 : Retour en Chine.
  • 1960 : Voyages à Cuba, au Mexique, et au Canada.
  • 1965 : Voyages en Inde et au Japon.
  • 1970 : Mariage avec Martine Franck, se consacre de plus en plus au dessin.
  • 2003 : Inauguration de la Fondation Henri Cartier-Bresson.
  • 2004 : Décès à Montjustin, France.
    • Considéré comme « le plus grand photographe de la modernité » et un « géant de l’histoire de la photographie ».
    • Nombreux prix et distinctions tout au long de sa carrière.

Sources

Toutes les sources ayant abouties à la rédaction de cet article, sont soit dans l’article, soit dans la bibliographie. Un petit CTRL+F vous permettra sans doute d’y trouver votre bonheur. Si vous êtes pressé, les lectures indispensables sont, à mon humble avis :


Notes :

  1. Le surréalisme est un mouvement artistique et littéraire, dont il fréquentait les membres comme André Breton, qui vise à baser la création sur un ensemble de procédés utilisant des forces psychiques libérées du contrôle de la raison : automatismes, rêves, inconscient. ↩︎
  2. L’héliogravure est un procédé de haute qualité qui se distingue par la richesse et la profondeur des demi-tons, ce qui est aussi valorisé par le choix d’un grand papier, à l’aspect mat et à la texture feutrée, relativement épais. ↩︎
  3. Bon, après je ne vais pas cacher qu’ils ont un peu perdu en prestige à mes yeux ces dernières années. Qu’ils s’éloignent du monde du photojournalisme (clairement en crise) pour aller vers le domaine de l’art et se diversifier, je peux comprendre. Qu’ils vendent des produits très différents (petits tirages, les square prints, des formations et cie) dans la même optique, soit. Mais alors, la vente de NFT, c’était beaucoup trop grifter de bas étage à mon goût, y’a clairement eu de l’abus et leur image s’en est d’autant plus ternie. ↩︎
  4. Certaines citations de cet article proviennent de ce livre : elles ne sont donc pas parfaites. Il est en anglais, parfois parce que Cartier-Bresson a répondu en anglais, parfois parce que ça a été traduit. J’ai tout remis en français, la traduction peut différer légèrement de l’original, mais j’en ai préservé l’esprit. ↩︎
  5. Notez que je n’ai pas lu le dernier ouvrage de cette liste. J’ai eu l’impression qu’il s’agissait plus ou moins des mêmes textes que « Voir est un tout », qui couvre la même période et est introuvable. Les interviews de Cartier-Bresson étant plutôt rares. L’un couvrant la période 1951-1998 et l’autre 1954-2003, il ne semble pas y avoir un énorme intérêt à lire les deux. ↩︎

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Commentaires

10 réponses

  1. Avatar de Franck Fauchon

    Une petite anecdote en passant. Jean loup Sieff racontait qu’à ses débuts, il était venu une fois présenter ses diapos à Cartier Bresson et que celui ci les a d’abord regardé en les tenant à l’envers pour voir si la composition tenait le coup.
    Bref: « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre »

    1. Avatar de Thomas Hammoudi

      Ha merci !
      Je connaissais l’anecdote, mais je ne savais pas que c’était Sieff !

  2. Avatar de Denis Gosselin
    Denis Gosselin

    Merci Thomas pour ce bel article. On ne parlera jamais assez de HCB!
    J’ai lu la majorité des ouvrages que tu sites. Je possède HCB, le gros volume catalogue de Clément Chéroux édité à l’occasion de l’exposition au Centre Pompidou en 2014 (Vraiment complet ). J’ai « Images à la sauvette » de 2014, et je le garde (°-°). Je conseille aussi Carnets Mexicains chez Hazan 1995.
    Je suis allé voir l’exposition Henri Cartier-Bresson il y a 15 jours à Landerneau, aux Capucins, Fonds Hélène et Edouard Leclerc. 300 très beaux tirages dans des cadres avec passe-partout dans une salle bien éclairée. Incontournable. Le catalogue édité a cette occasion est de belle qualité.

    1. Avatar de Thomas Hammoudi

      Yes j’ai reçu quelques messages d’abonnés qui m’en ont parlé à l’occasion de la sortie de l’article. Ça à l’air chouette 😊

  3. Avatar de Duchesne

    Bonjour Thomas,

    Merci pour ce travail rigoureux, multiple et instructif, qui contribue à désarticuler les gros poncifs ; je te lis régulièrement.

    J’ai acheté « Images à la Sauvette » édition 2024, car je ne pouvais pas m’offrir l’autre édition et je dois dire que je suis enchantée, le papier est très agréable à tous points de vue, les photos magnifiques et la contribution de Clément Chéroux en fin de livre est vraiment complémentaire de l’introduction faite par Cartier-Bresson.
    Merci encore de consacrer du temps à nous les photographes débutants et passionnés.
    Belle continuation à toi.

    MC

    1. Avatar de Thomas Hammoudi

      Content que ça t’ait plu 😊✌🏻

  4. Avatar de Rémy Poncelet

    Salut Thomas,
    Aucune anecdote à ajouter, malheureusement. L’essentiel est écrit, de plus j’ai déjà lu le livre de Pierre Assouline. Mais se replonger dans l’oeuvre et de la vie de cet immense photographe reste un très grand plaisir. Alors merci pour cet article.

  5. Avatar de Thibaut
    Thibaut

    Merci pour l’article. Juste une coquille au début : le cinéaste est Sergueï Eisenstein.

    1. Avatar de Thomas Hammoudi

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