Introduction
Je reprends ma plume. Non pas que je l’ai laissée dans un coin, abandonnée et oubliée, loin de là, mais cette fois, je vous montre ce que je fais. Parce que ces derniers mois j’ai beaucoup bossé en sous-marin, dans mon coin. D’abord pour apprendre-la-photo.fr, pour lequel j’ai écrit les 9 prochains épisodes d’Incroyables photographes, puis pour la chaîne YouTube que j’ai décidé de lancer.
Mais si je reprends ma plume, c’est surtout parce que j’avais envie de vous parler de créativité, et de vous donner un petit coup de pouce sur ce chemin là. Dans ce billet, je vais vous présenter 10 exercices créatifs pour améliorer votre créativité et votre compréhension de la photographie. Il ne s’agira bien évidemment pas d’une ribambelle d’exercices débiles à la « Photographiez le printemps », « Faites un cadre dans le cadre », je laisse ça à d’autres. Il y a un public pour ce genre de choses faciles et creuses, des éditeurs pour les diffuser, qui serais-je pour aller empiéter sur leurs plates-bandes ?
Je reprends ma plume, sans doute parce que c’est ce que je fais le mieux. C’est sans doute sous cette forme que je me sens le plus à l’aise pour créer du contenu, aller dans le détail, présenter les choses avec ordre.
Les exercices de cet article, je me suis longtemps demandé ce que j’allais en faire. Pour être totalement honnête avec vous, ils ont failli atterrir dans mon livre dédiés à la création de projets Vers la lumière. Au début de celui-ci il y a deux chapitres, un dédié à l’introspection (qui consiste à mieux se connaître pour pouvoir mieux créer) et un qui regroupe une liste de projets pour se faire la main. Je pensais mettre ces exercices entre les deux, mais je trouvais que ça commençait à faire un peu long comme démarrage. Du coup, ils ont traîné, ont été modifiés, oubliés, repris, et finalement, les voici. Libre d’accès, mis sur le web, ouverts aux 4 vents.
Ces exercices ont deux principes fondamentaux :
- Mettre l’expérience personnelle au cœur de la pratique. Tout simplement parce que je peux vous raconter des choses toute la journée, rien ne remplacera le fait de les expérimenter soi-même.
- Avoir un but clair et précis. Parce que juste vous dire « faites ces 10 choses là, cela développera votre créativité et votre compréhension de la photographie » c’est un peu du flan et on pourrait y mettre pêle-mêle à peu près n’importe quoi. Là, pour chacun d’entre eux, je vous détaillerai le but qui est visé, si celui-ci ne vous intéresse pas ou n’est pas pertinent par rapport à vos envies ou pratiques, passez à la suite. Vous n’avez pas besoin de tout maîtriser, l’art ce n’est pas linéaire ni mécanique.
Aussi, tous ces exercices ne se feront pas avec un appareil à la main. Cela ferait sens, par exemple, s’il s’agissait d’un article dédié à la composition, là ça n’est pas vraiment le sujet. D’ailleurs, pour les exercices où vous devrez produire des images, le processus comptera plus que le résultat (qui aura quand même plus de chances de finir à la poubelle qu’exposé au musée du coin, tout simplement parce que ça n’est pas le but).
Vous noterez que j'ai déjà écrit sur le sujet de la créativité ici. Cet article visait plus à donner un peu d'air frais à votre pratique, un petit coup de fouet, qu'à déclencher un véritable apprentissage. Mais je le juge toujours pertinent et utile, donc vous pouvez aller y faire un tour.
Maintenant que l’on a dit tout ça, démarrons.
100m pas plus
Le principe de cet exercice est simple : pendant un mois (ou plus si vous en avez le courage) ne photographiez qu’à 100 mètres autour de votre domicile. Ni plus, ni moins. Le plus efficace pour ce faire est d’utiliser un outil de cartographie en ligne, pour repérer où vous pouvez aller et où vous ne pouvez pas. L’idée derrière cet exercice, est de vous mettre face à votre créativité et de vous forcer à faire avec ce que vous avez sous le bras. Plutôt que de voyager de par le monde, de rechercher « le bon spot », ou d’organiser LA séance photo, là, vous allez devoir vous débrouiller.
J’en entends déjà crier à la difficulté, et à l’impossibilité d’un tel travail, en fait, je laisserai (une fois n’est pas coutume) un philosophe romain répondre :
Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles.
Sénèque
En réalité, ce n’est pas un exercice si dur que cela, il faut juste consacrer un peu de temps en amont à la réflexion, à chercher une piste à explorer. C’est aussi à être face à ce que cet exercice vous obligera à faire : vous creuser la tête, ne pas aller au plus simple, au mieux, au plus facile, mais trouver des idées. J’en jette quelques-unes comme ça mais vous pourriez très bien :
- Faire un nuancier de toutes les couleurs qui s’y trouvent (vous pouvez regarder ce que j’ai fait pour InColors)
- Faire un reportage animalier sur la faune et la flore autour de chez vous,
- Utiliser cette matière première pour tromper le spectateur et lui faire croire qu’il est ailleurs. Vous êtes à Roubaix ? Très bien, essayez de m’emmener à Rio avec ça.
- Travailler sur le rapport entre l’intérieur et l’extérieur des habitations, comme a pu le faire Todd Hido.
- Ou alors, vous pouvez même travailler en boucle sur un même objet, et le photographier sous toutes ses formes, avec toutes les lumières possibles. C’est une façon un peu obsessionnelle de travailler, mais qui peut être intéressante. C’est ce qu’a fait Claude Monet avec la cathédrale de Rouen.
Donc allez-y, forcez-vous. Vous allez voir, vous êtes sûrement beaucoup plus capable et créatif que ce que vous auriez pensé de prime à bord en lisant ce paragraphe.
Cherchez des punctums
Bon, je ne vais pas vous mentir, cet exercice est sans doute le plus complexe, tant à comprendre qu’à mener à terme, mais aussi celui qui a le plus gros potentiel derrière. Ainsi va la vie, on n’a rien sans rien, sinon tous les gars de Nikon Passion finiraient au MoMA. Bref.
Cet exercice va se passer en trois temps, et aura pour but de vous recâbler le cerveau correctement. Dit plus clairement, il vous permettra d’apprendre à mieux écouter votre instinct et à vous connaître, mais ça sera plus clair une fois que vous aurez tout lu. Promis.
La première partie de l’exercice consiste à chercher des punctums. Le studium et le punctum sont deux notions développées par Roland Barthes dans la chambre claire. Je tiens à ce que mes articles soient MECE (mutuellement exclusifs, collectivement exhaustifs), donc je ne vais pas réexpliquer ces notions ici. Ainsi, je vous invite à lire ces deux articles pour bien tout comprendre (et avoir quelques exemples) :
Bon, comme je sais qu’il y aura toujours un ou deux flemmards pour ne pas les lire…
… Je vais quand même faire un très court résumé que vous puissiez suivre. Pour Roland Barthes, le contenu d’une photographie se compose de deux éléments : le Studium (ce qu’elle raconte, de quoi elle parle), et le Punctum (un élément qui va attirer notre attention). Le Punctum n’est pas mécanique, ça n’est pas un détail qui sort de l’image, cela peut être plein de choses, et est différent pour chaque personne. Comme dit Barthes :
Ce que je peux nommer ne peut réellement me poindre.
Roland Barthes
Donc on ne peut pas réellement comprendre et définir pourquoi les images piquent notre attention ainsi, mais pourtant, elles le font. C’est pour cela que l’on s’arrête devant elles.
La première partie de l’exercice consiste donc à vous entraîner à voir ce qui vous point comme ça (du verbe « poindre ») dans des photographies. C’est ce que j’avais fait dans le deuxième article cité ci-dessus : une liste de photographie dont un élément, m’avait capté, sans que je ne puisse vraiment expliquer pourquoi. Pour cela il va falloir voir des photographies (vous pouvez parcourir le Blog il y en a plein, ou des livres de la bibliographie) et apprendre à vous écouter. Collectionnez les images qui vous accrochent comme ça, apprenez à vous écouter et à repérer ces petits punctums.
La deuxième partie de l’exercice consiste à devenir un peu plus conscient de votre environnement, à y prêter une vraie attention. On fait énormément de choses en pilotage automatique, sans plus y réfléchir, sans en être vraiment conscient. Je vous laisse quelques minutes avec Cyrus North, qui en parle beaucoup mieux que moi dans ces deux vidéos :
Le but ici découle du point précédent : être plus conscient, pour repérer cette fois dans la vraie vie, dans le monde réel, ce qui vous point, ce qui va attirer votre attention et que vous auriez, avant, laissé passer par habitude. Cela peut-être une lumière, une ombre, une forme, une situation, un arrangement de formes, bref, développez votre attention.
La troisième étape est bien évidement de photographier ce qui attirera votre attention. Il existe un mouvement littéraire qui s’appelle le Courant de conscience, il s’agit d’une technique d’écriture qui transmet le point de vue cognitif d’un individu en donnant l’équivalent écrit du flux de sa pensée. Il s’agit donc ici d’en produire l’équivalent photographique, de retransmettre par l’image, le flux de ce qui attire votre attention visuellement. C’est ce qu’à fait Robert Frank pour Les Américains par exemple.
C’est un travail intellectuel un peu long, une habitude à prendre, une façon d’être plus conscient et ouvert à ce qui nous entoure.
Changez, et tout est changement, rien ne peut être retenu.
Alan Watts
Dans la mesure où vous suivez le courant, vous voyez, vous êtes immobile, vous flottez avec lui.
Mais quand vous résistez au courant, vous remarquerez alors que le courant vous dépasse et vous combat.
Alors nagez avec lui, allez avec lui, et vous êtes là, vous êtes au repos.
Et cet intérêt pour l’acte de voir, pour apprendre à l’écouter et le photographier ça ne m’est pas venu comme ça, comme une envie de pisser après la 4e bière de trop. Enfin si, un peu, mais pas totalement. Cela a déjà été fait, et pas par n’importe qui, par Stephen Shore. Son livre American Surfaces, ne porte que sur ça, l’acte de voir. C’est ça qu’il a photographié, partout à travers les Etats-Unis.
Donc pour résumer l’exercice en 3 étapes clés :
- Apprenez à voir des Punctums.
- Soyez plus conscient de votre environnement, de ce qui vous interpelle.
- Photographiez cela.
En suivant ces trois étapes, vous reproduirez petit à petit par l’image, votre flux de conscience. Magnifique, non ?
Sharing is caring
Sharing is caring c’est une expression anglophone, qui signifie « partager c’est aimer », c’est principalement dédié aux enfants, bien que l’on pourrait considérer que cela aurait sa place dans le milieu échangiste. Bref.
Dans cet exercice, il va être question de partage et d’échanges, et rassurez-vous, tout le monde gardera son slip. Le but de cet exercice est de vous faire comprendre, une bonne fois pour toutes, l’influence considérable du texte sur l’image. Je sais que quelques gérants/membres de clubs photo me lisent et ils vont être ravis : cela se pratique à plusieurs et se prête très bien au contexte.
Pour jouer, il faut être au minimum trois (c’est possible mais moins drôle à deux et impossible seul). Voici comment procéder :
- Chaque participant prend autant de photographies que de membres du groupe (donc 3 si vous jouez à trois, suivez !).
- Vous échangez les images, pour que chaque membre ait une photographie de chaque des autres membres.
- Chacun doit écrit un court texte, de minimum 500 mots qui lie et donne une cohérence aux trois images qu’il a récupérées.
Une fois que c’est terminé, et bien partagez vos résultats, les choix de chacun, et comment le texte a pu influencer le sens des images que la personne avait. Vous verrez que très souvent, cela a pu être très éloigné de ce que la personne l’ayant prise avait en tête.
Ensuite, vous êtes grands, adultes et libres, vous pouvez changer les groupes et recommencer. Vous vous rendrez compte, par l’expérience, que le texte a souvent un rôle primordial dans la lecture que l’on a des photographies. A vous d’utiliser ensuite cette connaissance à bon escient dans la présentation de votre travail, pour en diriger la lecture dans un sens ou dans l’autre, ou à l’inverse, laisser le spectateur totalement libre.
Si vous voulez pousser l’expérience un peu plus loin vous pouvez faire l’inverse : prendre un poème ou un court texte (Les Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe par exemple) et l’illustrer de photographies (10 maximum, imposez vous une limite).
Arrêtez la photographie
Alors oui, proposer d’arrêter la photographie, dans un Blog qui lui est dédié, et dans un article visant à développer votre créativité peut paraître quelque peu incongru. Et en effet, ça l’est.
Pour le coup, cet exercice est teinté d’un brin d’empirisme, mais je suis persuadé qu’il vous aidera quand même. Pour une fois, on va partir de mon expérience, en considérant qu’une similaire peut vous aider, et non de livres que j’ai lu ou de pratiques que j’ai pu observer.
Ça n’est un secret pour personne, je viens de la musique, c’est par elle que j’ai commencé à toucher à l’art. Et je suis intimement convaincu qu’une bonne part de mes réflexions et de ma compréhension des mécanismes de la photographie est liée au fait d’avoir, dans un coin de ma tête, un autre art en référence. On voit les particularités de l’un, parce que l’on est habitué à celles de l’autre. On peut aussi observer les similarités, c’est ce que j’avais fait dans cet article : Mettre la photographie en musique.
C’est aussi ce que j’ai pu observer chez des lecteurs du Blog ou d’autres photographes que j’ai rencontrés, ceux qui avaient touché à un autre art avant (création graphique, peinture, ou autre) progressaient plus vite. Ils avaient plus rapidement les bons réflexes et se faisaient moins berner par les pièges dans lequel on peut tomber (en tête le culte du matériel et des likes). Après, chez les photographes plus connus, je dois avouer que je n’ai pas observé cela de façon significative. Mais il y a quelques-cas, Ralph Gibson est guitariste, et William Eggleston pianiste, comme vous pouvez l’écouter :
Ainsi, voici donc l’exercice que je vous propose : arrêtez la photographie, et mettez-vous à un autre art, au minimum 6 mois, le temps de vraiment commencer à en percevoir les spécificités. C’est ça le but de l’exercice : acquérir une connaissance suffisante d’un autre art, pour améliorer votre compréhension des mécanismes de la photographie par comparaison.
Et quand je parle d’arrêter je suis sérieux : on ne touche plus à son boîtier. Très honnêtement, le monde ne va pas s’effondrer pendant ce temps là. Les grands artistes mettent des années entre deux livres/œuvres/projets et s’en sortent très bien, ne vous inquiétez pas de votre absence. Vous pouvez vous mettre :
- Au dessin, c’est très économique et le fonctionnement est inverse à celui de la photographie. Vous partez d’une feuille vierge que vous remplissez, à l’inverse de l’appareil qui découpe le réel.
- A la sculpture, rien de tel pour travailler votre sens des volumes et notamment leur lien à la lumière.
- A la musique, même si 6 mois c’est très court, vous pouvez passer durant ce laps de temps de « complètement nul » à la guitare à « je peux impressionner mamie ».
- A l’écriture, rien de tel pour développer votre sens de la narration, pour apprendre à construire des récits cohérents, d’abord par les mots, puis par les images quand vous reprendrez votre appareil.
- A la vidéo, le mix ultime du son, de l’image, et de la narration.
Bref, les idées ne manquent pas, et vous avez sûrement chez vous de quoi déjà pratiquer un ou deux de ces arts en autodidacte (il y en a deux qui ne demandent qu’un crayon et du papier). Donc, posez-moi cet appareil, et allez voir si l’herbe est plus verte ailleurs.
Ayez un carnet
Parce que ça fait stylé, que ça donne l’air soit d’un trafiquant de drogue qui tient ses comptes, soit d’un journaliste Médiapart qui liste les affaires dans lesquelles le nom de Benalla apparaît.
Bon, plus sérieusement, nombreux sont les artistes (peintres, écrivains, inventeurs, etc.). à avoir laissé derrière eux des carnets de notes. Je vous en mets quelques exemples ci-dessous.
Pourquoi est-ce qu’ils ont fait cela ? En dehors de l’aspect « journal de bord », qui est évident, il faut bien comprendre que l’on n’est pas créatif par magie. Les gens créatifs ne se réveillent pas tous les matins avec 150 idées parmi lesquelles ils vont faire un tri pour sélectionner les plus novatrices, puis vont les réaliser dans une fougue créatrice. Ça n’arrive jamais, à personne.
On est créatif par accumulation, c’est donc pour cela qu’ils avaient ces carnets : pour accumuler. Et c’est pour la même raison que je vous conseille d’en avoir un, c’est ça le but de l’exercice, vous forcer à accumuler et à réutiliser cette matière ensuite. Il ne doit pas nécessairement être matériel, j’en utilisais un petit en papier au début pour noter mes idées suite aux différentes lectures que je pouvais faire, j’utilise d’autres outils maintenant (je préfère ne pas détailler, c’est très variable). Quoi qu’il en soit, commencez à prendre cette habitude : notez ce que vous découvrez et qui semble intéressant, et vous pourrez ensuite connecter ces éléments pour voir émerger de nouvelles idées. Dans ce carnet, vous pouvez noter, par exemple :
- Les notions importantes que vous tirez de vos lectures, les citations, ce que vous voulez en retenir. N’oubliez pas de noter le numéro de la page, cela devient vite un enfer pour s’y retrouver sinon, j’en fais régulièrement l’amère expérience.
- Des analyses de photographies que vous avez faites. Si certaines images que vous voyez vous plaisent, ou certains projets vous parlent, vous pouvez en collecter les éléments qui vous ont intéressés. Peut-être qu’une idée de sujet pour vos travaux en émergera au bout d’un moment.
- Des éléments, d’autres œuvres culturelles qui vous ont plu. Cela peut être le cadrage d’un film, la façon dont le récit d’un roman est construit, etc.
- Et tout ce qui vous passera par la tête et vous semblera pertinent.
Je préfère l’option du « carnet fourre-tout » à un système de rangement plus établi. Il existe des dizaines de méthodes sur le Web de création de journaux, de base de données de connaissances, et ainsi de suite. Cependant, la méthode la plus simple, facile à suivre et non chronophage reste la méthode du « pas de méthode ». De toute façon, on ne va pas se voiler la face, dans un carnet comme cela, vous noterez quelques notions par semaine au maximum, pas besoin d’ouvrir un laboratoire d’ingénierie pour plancher sur le sujet. Pour information, c’est comme ça que j’ai commencé à collecter des idées pour les premiers articles du Blog. Qui sait où cela pourra vous mener ?
Soyez radicalement photographes
Être radicalement photographe c’est se focaliser, mettre au cœur de sa pratique, les éléments qui sont les plus caractéristiques de la photographie. Cet exercice découle de tous les précédents visant à mieux vous la faire comprendre et a pour but de vous faire mettre en pratique, d’user et d’abuser, de ce qui fait de la photographie ce qu’elle est. On pourrait en faire une liste infinie et en débattre longuement, mais on peut considérer que la photographie, par rapport à toutes les autres pratiques artistiques et graphiques dispose de trois particularités qui lui sont entièrement propre :
- Elle arrête le temps, il y a un avant et un après elle, mais elle ne prend qu’un seul instant dans le flux du temps.
- Elle découpe l’espace. Le monde est infini et la photographie, par son cadrage, n’en garde qu’une portion.
- Elle met à plat un monde en volume. Elle passe de trois à deux dimensions, et donc crée des effets de juxtaposition qui n’existent potentiellement pas dans la vraie vie.
Les deux premières caractéristiques la différencient fondamentalement de la peinture par exemple, qui elle ne découpe ni n’arrête rien, mais crée une image à partir du vide. D’ailleurs, c’est pour cela que la photographie de rue est l’une des pratiques photographiques les plus photographiques justement : parce qu’elle use et abuse de ces outils propres au médium. Là où le portrait et le paysage reprennent souvent les codes de la peinture et usent peu de ce qui fait de la photographie ce qu’elle est.
C’est donc ces trois points que je vous invite à avoir gravés dans un coin de votre tête et à utiliser pour composer vos images. Arrêtez le temps, découpez l’espace, mettez tout à plat. Soyez radicalement photographes.
Je trouve que c’est une façon de faire que l’on retrouve beaucoup dans la photographie d’Alex Webb, un célèbre photographe américain. Ses images ne sont faites que de différents plans, toutes rassemblés par la photographie, et d’arrêts du temps qui rendent les scènes irréelles.
Apprenez à maîtriser cela en vous concentrant dessus, faites ce qu’aucun dessinateur, peintre ou graphiste ne pourra jamais imiter. Bref, touchez au nerf de la guerre.
La méthode scientifique
Bon, j’avoue que le titre est un peu trompeur. Il ne s’agira pas d’employer rigoureusement la méthode scientifique, et de trouver la formule magique pour vos photos à coups de chimie et de découpage de souris. On va procéder autrement, même si je sens déjà une pointe de déception poindre chez certains.
Quand des scientifiques font une étude, ils la publient sous la forme d’un article, dans une revue. Plus la revue est prestigieuse, plus c’est la classe internationale pour eux (vous pouvez en apprendre plus ici). Ce qui m’intéresse dans ce procédé, c’est que les articles sont toujours structurés de la même manière, c’est cette structure que je trouve pertinente pour notre cas et que nous allons réemployer. Le but de cet exercice est donc de vous forcer à réfléchir à votre pratique et à analyser ce que vous faites, et cela en suivant un plan.
Pour chaque projet que vous allez réaliser, vous allez rédiger une petite fiche, que vous garderez. Chacune d’entre elles vous aidera à analyser et à mieux comprendre ce que vous avez fait, voire à améliorer le projet suivant.
Ce plan de la fiche est donc :
- Introduction : Votre introduction doit contenir deux éléments principaux :
- Tout d’abord le « de quoi ça va parler bordel ?! », soit votre problématique, le contexte, ce que vous avez voulu faire avec ce projet (qu’il s’agisse d’un projet de 10 ans ou que vous ayez passé juste un week-end dessus). C’est ce que j’appelle le « pourquoi » (voir cet article).
- Le deuxième élément, c’est un contexte un peu plus large dans lequel s’inscrit votre projet : Qui a déjà travaillé sur ce sujet ? Qu’est-ce que ça a donné ? C’est aussi le moment de faire un peu de bibliographie et de noter les quelques livres qui vous semblent important dans le même domaine, et qui ont pu être une inspiration pour vous dans ce travail.
- Matériel et méthode : Dans cette partie, vous allez décrire tout ce qui concerne le « comment » vous avez réalisé ce projet. Bien évidemment, vous allez pouvoir noter le matériel et les réglages employé, mais aussi la méthode. Par exemple si vous avez travaillé sur de la photographie de rue : où est-ce que vous avez shooté ? Comment vous avez choisi vos lieux ? Les heures ? Pourquoi tels types de sujets plutôt que tels autres ? Comment avez-vous décidé ce que vous alliez garder ? Tout l’intérêt de cette partie est de décrire le processus qui vous a concrètement permis de passer de la partie précédente (« j’ai une idée ») à la partie suivante (« j’ai un résultat »).
- Résultats : Cette partie ne contient que le résultat de votre travail, les photographies que vous avez décidé de garder (après le travail d’édition donc). Vous mettez là les images du projet, si vous travaillez dans un fichier informatique vous les collez dedans, sinon vous imprimez une simple planche contact. Il s’agit d’avoir une trace figée du résultat à un moment, pas de préparer une exposition.
- Discussions : Ce paragraphe sert à discuter des résultats obtenus, au regard de ce que vous souhaitiez faire dans l’introduction. Est-ce que ces photographies sont conformes à ce que vous souhaitiez faire ? Est-ce qu’elles racontent bien l’histoire que vous vouliez présenter ? Même question par rapport aux influences et à ce que vous aviez repéré sur le même sujet : Est-ce que ça s’inscrit dans la continuité de ce qui avait été fait avant ? Est-ce original ? Avez-vous trouvé votre voix/apporté votre pierre à l’édifice du déjà-existant ?
- Conclusions : Tirez les leçons des étapes précédentes : êtes-vous satisfait ? Pensez-vous que vous le serez encore dans 10 ans ? Qu’est-ce que vous pourrez-faire de mieux la prochaine fois ? Au contraire, qu’est-ce que vous avez appris que vous ne saviez pas avant ?
- (Bonus) : Faites un résumé en trois phrases de la fiche, pour le jour où vous voudrez la relire, sans vous coltiner tous vos états d’âme en détails.
Bon, très clairement, c’est un exercice exigeant et chronophage, et vous n’allez pas en faire trois par semaine. Par contre, cela peut valoir le coup de prendre le temps de se poser après avoir planché quelques mois sur un sujet, et d’essayer d’en tirer le plus de leçons pour la suite. C’est une façon de pérenniser vos acquis, et d’accumuler de la connaissance et du recul sur votre propre pratique.
Ps : c'est très involontairement un peu ce que je fais dans les making-of du Blog. Vous pouvez aussi faire des articles de ces fiches et les mettre en ligne, votre expérience servira ainsi à d'autres.
Trouvez-vous une critique photo
Alors oui, on va parler de critique photo, de créativité et de ce que ça peut vous apporter. Par contre on va parler de critiques sérieuses, l’avis de JackyNote fan de piqué et de matos sur le forum de Nikon Passion très clairement, ça ne vaut rien. Et :
Bref.
S’auto-analyser, notamment via les exercices sus-cités, c’est une bonne chose, et ça peut vous apporter beaucoup. Par contre cela a un biais, variable certes d’une personne à l’autre mais toujours existant : vous n’êtes jamais 100% objectif vis-à-vis de votre propre travail. Je ne le suis pas, un photographe exposé au MoMA ne l’est pas, vous ne le serez jamais non plus. Sinon, il n’y aurait plus besoin de galeristes, de conservateurs et d’éditeurs pour faire ce travail de conseil, d’édition et de mise en forme du travail photographique. A un moment, vous allez avoir besoin de quelqu’un.
C’est le but de cet exercice : trouvez une personne compétente pour vous donner un avis construit sur votre travail. Si j’écris « personne compétente » et non « photographe », c’est pour la simple et bonne raison que les deux ne sont systématiquement liés. Un galeriste qui a vu passer 200 artistes vous donnera parfois un avis bien meilleur que celui d’un photographe qui ne s’occupe que de sa créativité et de son travail (et c’est très bien comme ça).
Le fait est que cette liste d’exercices a pour but de vous aider à développer votre créativité : comment diable une critique de votre travail pourrait le faire ?
Eh bien, tout simplement : en vous montrant les trous dans la raquette. Je n’ai jamais eu autant d’idées, d’envie d’avancer et conscience de ce qui manquait à mes projets qu’après une revue d’une heure où tous ces manques sont pointés. Une vraie critique, c’est un bond en avant. Vous pensiez être arrivé au bout, avoir fait le tour, terminé votre travail, eh bien non, il reste encore beaucoup à faire. Et ça, pour vous faire pétiller les neurones, c’est top.
La question restant étant donc : où est-ce que l’on peut diable trouver ce genre de critiques ?
Spoiler : pas sur internet, ou extrêmement rarement. Le plus simple est de surveiller les évènements photo près de chez vous (festivals, expositions, vernissages, etc.) et de voir si des lectures de portfolio n’y sont pas proposées. Voici une liste, bien évidemment non-exhaustive des lieux où j’ai pu en recevoir ou voir :
- Le salon de la photographie. Bon, là ça me fait mal de l’admettre parce que je ne porte pas du tout dans mon coeur cette vaine débauche de matériel, mais il y a de bonnes lectures de portfolio là-bas. Chaque année, les équipes des magazines Fish-eye et Polka prennent le temps de vous recevoir et font un super boulot. C’est à mon avis la seule bonne raison d’y mettre les pieds (ne cherchez pas à me faire changer d’avis en commentaire, vous auriez plus vite fait de réconcilier la Palestine et Israël).
- Si votre niveau est un peu plus élevé, vous pouvez tentez votre chance à Paris Photo. Chaque année, je vois des photographes approcher des éditeurs avec un projet de livre à la main, bon il faut avoir un peu de bouteille et quelque chose de très solide, mais il faut savoir que ça existe. Je n’ai jamais osé tenter ma chance encore, et ça ne sera sûrement pas avant longtemps.
- Le festival Circulation(s) à Paris, dédié à la jeune photographie européenne propose aussi ce genre de lectures. C’est destiné à un public de non débutants, mais pas totalement lancés non plus.
- Les centres photographiques : j’ai longtemps vécu à Rouen et le centre qui y est proposait régulièrement des lectures de portfolio avec la directrice du centre. Ça a vraiment été très enrichissant pour moi et si un tel centre (ou un FRAC) existe près de chez vous, surveillez ce qu’ils font.
- Les librairies spécialisées : elles sont rares, la première qui me vient à l’esprit est le 29bis à Paris, mais d’autres proposent régulièrement ce genre de lecture. A surveiller aussi.
Bien évidemment, si vous avez des bonnes adresses par chez vous, n’hésitez pas à les proposer en commentaire, cela aidera peut-être le lecteur suivant. Quoiqu’il en soit : la chasse commence.
Soyez millionnaire
Bon, déjà être millionnaire c’est une bonne idée dans l’absolu. Il faut avouer qu’être pauvre c’est quand même relativement désagréable, peu importe où l’on vit, et qu’il est plus facile d’affronter les problèmes de la vie dans un yacht en saumon suédois massif.
Mais ça n’est pas directement le sujet. Cet exercice vise à résoudre un problème que je vois trop souvent, que ça soit personnellement ou en échangeant avec les lecteurs : vous commencez à vous mettre des barrières avant même d’avoir commencé quelque-choses. Je ne compte plus les fois où j’ai entendu que quelque chose était « trop dur », « trop cher », « trop difficile », « trop loin » ou « impossible » avant même que la personne n’essaie vraiment.
D’où l’intérêt de cet exercice : réfléchir comme un millionnaire pour prendre le problème l’envers, imaginer que vous avez tout et à partir de là voir ce qui vous manque vraiment. Le but ici c’est de vous décoincer, et de vous faire comprendre que la différence entre ce que vous rêvez de faire, et ce que vous pouvez faire est sans doute bien moindre que ce que vous pensez.
Ainsi je vous pose la question :
Si vous étiez millionnaire, que vous aviez des ressources illimitées, ça serait quoi votre prochain projet photo ?
On le sait tous, l’argent ne résout pas tous les problèmes, et cet article n’a pas vocation à vous faire penser le contraire. Mais prenons quand même quelques exemples pour voir. Si on me posait la question, je répondrais sans doute une phrase du genre : « Aller sur la 5th Avenue à New York (là où les plus grands photographes de rue ont fait leurs armes), y aller avec un Leica couleur cuir-cognac et un 35mm (pas parce que c’est bien, mais juste pour le style) et y shooter jusqu’à ce que mort s’en suive ».
Tout un programme, en effet. Mais est-ce qu’il y a vraiment besoin d’être millionnaire pour faire ça ? Est-ce que je ne pourrais pas avoir une expérience similaire facilement ? Beaucoup plus facilement que ce que l’on peut penser a priori en lisant cette réponse.
En fait, si, c’est possible. D’ailleurs je l’ai fait, ça s’appelle AdieuParis. Pendant deux semaines, j’ai fait le tour de Paris, arrondissement par arrondissement, pour faire de la photo de rue. Alors certes, ça n’est pas New-York (mais ça reste une capitale internationale) et je n’avais pas de Leica ultra-fashion, mais mon appareil a bien fait le boulot.
Après je vous l’accorde, il s’agit d’un exemple qui tombe à pic. Mais je suis sûr que l’on peut appliquer le même principe à plein d’autres projets, en commençant par s’imaginer millionnaire, puis en voyant ce que vous pouvez vraiment faire. Plutôt que de démarrer en commençant par un « ça n’est pas possible ». On essaie ?
- Vous souhaitez faire un safari photo en Afrique ? Hum, okay, ça n’est pas donné, et je comprends que ça fasse rêver. Mais en Europe, beaucoup de grands mammifères voient leurs territoires réduits par l’influence de l’Homme, comme les ours ou les loups. Pourquoi ne pas commencer par eux ? Avec quelques heures de marche, de route, et un peu d’organisation, c’est possible.
- Vous voulez être un grand photographe de mode pour Vogue ? Avoir un grand studio en plein cœur de Manhattan ? Pourquoi ne pas commencer par louer un studio pas loin de chez vous et y organiser vos premières séances ? Avec travail, passion et rigueur, vous arriverez sûrement plus proche de votre rêve qu’en y renonçant.
- Vous voulez être un grand reporter de guerre ? Pourquoi ne pas commencer par photographier les mouvements sociaux près de chez vous ?
Une fois que cette approche vous a donné une idée, réalisez-là. Je ne suis pas en train de gentiment vous dire de renoncer à tout ce qui vous fait rêver pour vous contenter à la place d’une version low-cost, mais simplement de vous montrer qu’en se creusant la tête, une expérience similaire est possible, là, maintenant. Disons, 80% de l’expérience avec seulement 20% du nécessaire, c’est très Pareto comme approche.
Bouteille à la mer inversée
Le dernier exercice de cette liste sera un peu plus simple, parce que bon, je ne vais pas vous torturer psychologiquement éternellement, et aussi parce qu’il en faut pour tous le monde.
Le but de cet exercice est de vous faire raconter une histoire, de passer de la description à la narration. Pourquoi faire cela ?
Parce qu’à l’autre bout du monde, sur son île perdue, un naufragé attend des nouvelles du monde.
C’est tout le principe de la bouteille à la mer inversée, ce n’est pas lui qui envoie un S.O.S. mais vous qui lui faites parvenir des nouvelles du monde. Témoignez de ce qui vous chante (de l’urgence climatique, du contexte social, de la vie autour de chez vous, de l’amour, de la haine bref, de ce que vous voulez) et utilisez tout ce qu’on a vu jusqu’à présent (les spécificités de la photographie, le texte, etc.). Mais surtout, racontez-lui quelque chose. Imaginez la déception de notre pauvre ami naufragé s’il ne recevait qu’une suite d’images montrant des couchers de soleils sur des montagnes et l’océan.
Conclusion
J’avoue qu’en terminant ce billet, je me suis rendu compte que les exercices étaient, une fois expliqués, un peu plus ardus que ce à quoi j’avais pensé en les listant au début. Quoiqu’il en soit, j’en suis plutôt content, il y a assez de livres et de billets qui vous invitent à photographier des carrés bleus et des triangles verts pour que je n’aie pas besoin de rajouter ma pierre à l’édifice du passable et de l’inutile. Ces exercices sont durs, parce qu’ils peuvent apporter beaucoup. Choisissez-en un qui vous a plu, et menez-le jusqu’au bout. Et si vous en voulez encore, revenez ici.
Ha, tant que je vous tiens, notez que l’on peut former une petite équipe.
Depuis l’écriture du livre et de la chaîne YouTube, j’ai un peu levé le pied sur les accompagnements que je faisais. Plusieurs lecteurs m’ont demandé de jeter un coup d’œil à leur travail depuis, et j’avoue ne pas toujours en avoir le temps (d’autant plus qu’il s’agit de quelque chose qui n’a aucun intérêt si c’est bâclé). Du coup, si vous voulez garder le contact, je me suis dit qu’une façon simple serait d’utiliser un hashtag, en l’occurrence #revueThomas sur Instagram. Je vais surveiller ce qui passe dessus, et si j’y vois des questions, j’y répondrai. Je ne sais pas si c’est une pratique qui perdurera dans le temps, mais si cela fonctionne bien, je continuerai. Je vous mets au passage mon compte Instagram ci-dessous, c’est là que je suis le plus actif pour échanger.
Cet article est aussi le premier où j’exploite vraiment les possibilités de mise en forme offertes par le nouvel éditeur de contenu de WordPress, Gutenberg. Vous avez aimé ?
De mon côté je vous dis bon courage pour tout le travail qui vous attend, et si vous pensez que vos amis aussi devraient se mettre à bosser leur créativité, pensez à diffuser l’article 😉
Pendant l’écriture de cet article, j’ai principalement écouté cet album :
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