Introduction
Nous y revoilà, enfin. Tel un bateau revenant au port après chaque virée en mer, on se retrouve à mon point d’amarrage principal : la photographie. Après quelques articles à parler méthode, gestion de projet photo et philosophie, j’avais envie de revenir à la base, les images, leur histoire, ce que l’on peut apprendre d’elles. La sélection d’aujourd’hui n’est pas anodine, les trois ouvrages (et photographes) dont je vais vous parler étaient dans ma liste d’envies depuis un petit moment, et je ne regrette pas d’y avoir cédé. Si l’on me demandait quels sont mes ouvrages préférés, mes 10 préférés disons, je pense qu’ils en feraient partie. Après, je change d’avis comme de chemise sur ce sujet là, et donne autant de réponses que de fois où l’on me pose la question. Donc bon, ce n’est pas une science exacte. Quoiqu’il en soit, démarrons mes bons !
Ps : notez que j'ai écrit, il y a quelque temps, 4 articles sur le noir et blanc, plus orientés sur la technique et la façon de le pratiquer. C'est à retrouver ici.
Ps² : les images ne sont pas légendées, c'était inutilement répétitif. Chaque image (sauf mention contraire) est issue de livres produits par l'auteur qui est traité dans le paragraphe où elle se trouve. Voilà.
Trente Parke – Minutes to midnight
Ce livre de Trente Parke (photographe australien et membre de l’agence Magnum, pour sa biographie) me faisait envie depuis un petit moment. Le fait est qu’il n’a été réédité que très récemment, et que jusque-là, il coûtait un bras, et comme j’ai besoin des deux pour écrire, c’était légèrement compliqué de céder à l’envie.
Comme les autres livres mentionnés dans ce billet, le livre possède très peu voire pas du tout de texte. Cela a l’avantage de laisser une place énorme à l’imaginaire du lecteur (ce qui est d’autant plus possible que la composition et le sens de la narration de Parke vont dans ce sens et y contribuent), mais ça dit au final assez peu des intentions de ce dernier. En réalité, je peux même vous retranscrire tout le texte que contient cet ouvrage en quelques lignes (que j’ai un peu remises en forme, car dans l’ouvrage il y a des retours à la ligne au début des phrases, ce que je ne peux expliquer et qui titille mon sens germanique de l’ordre) :
Witnesses reported watching a ball of light move across the sky, for up to five minutes at about 5.50 am Saturday.
“It was a perfect spiral of light”, one Redcliffe witness told The Sunday Mail
“I realised soon it was not the moon but that it was shooting like a comet from the southern sky and off into the northwest.”
Another Brisbane resident said: “There was absolutely no sound in a perfectly clear, darkened sky before dawn.”
The weather bureau said there were no weather conditions which could explain the light. A defence spokeswoman also said she had no explanation.
The Sunday Mail, June 5th 2010, Queensland, Australia
Les témoins ont rapporté avoir vu une boule de lumière traversant le ciel, pendant 5 minutes, à 5h50 le samedi. "C'était une spirale de lumière parfaite", a décrit un des témoins de Redcliffe au Sunday Mail. "J'ai réalisé rapidement que ça n'était pas la lune, c'était un trait comme une comète, dans le ciel au sud jusqu'au nord-ouest". Un autre habitant de Brisbane déclare : "Il n'y avait absolument aucun son, dans le ciel parfaitement clair, assombri par l'aurore". L'office de la météorologie a déclaré qu'il n'y avait pas de conditions météorologiques pouvant expliquer la lumière. Une porte-parole de la Défense a déclaré ne pas avoir d'explications. The Sunday Mail, 5 juillet 2010, Queensland, Australie.
Et, voilà. Donc une boule de lumière non identifiée a survolée l’Australie, et ? Et c’est tout. Miracle, invasion alien, fait scientifique inexpliqué, faites-vous votre propre idée, et parcourrez le livre avec ce sentiment étrange, qui ne nous quitte jamais vraiment en le lisant. Bon, je suis désolé de gâcher le suspense (ou alors lisez le livre et revenez lire ce texte plus tard) mais Parke, au travers de diverses interviews, a expliqué quelle avait été sa démarche, et ce qu’il voulait mettre dans ce livre.
Il a économisé pendant des années pour faire ce long voyage autour de l’Australie, il sentait que quelque chose clochait et a voulu le voir par lui-même. Ce qui l’a motivé à partir est un article sur lequel il est tombé dans la presse, qui disait que plus de la moitié des australiens pensaient que le pays avait perdu son innocence, ce qui l’a remué. Il a senti que ce n’était pas ça, le pays dans lequel il avait grandi. Tout cela étant relativement ironique, l’Australie ayant été peuplée lors de sa colonisation par des prisonniers anglais, je crois qu’entre ça, et les clips de Kylie Minogue, ça fait longtemps qu’elle manque d’innocence. Bref.
Pour lui, l’Australie est un pays en difficulté, que la pauvreté déchire, bien qu’il offre une certaine forme de liberté ; cette pauvreté est pour certains inévitable. Les gens vivent dans l’arrière-pays d’une façon difficile à comprendre pour les citadins du pays. Mais, après l’avoir vue de ses yeux, il considère que c’est assez naturel, cette façon dont les gens survivent.
Dans Minutes to Midnight, il y a beaucoup de choses qui renvoient à cette Australie lointaine, mais certaines thématiques font écho aux situations du monde entier : terrorisme, racisme, pauvreté, catastrophes naturelles, volonté de survivre…. Il a voulu utiliser le symbolisme (dont on verra une partie ci-dessous) pour mettre les choses en perspective, pour que les gens puissent être touchés par ce livre, peu importe leur histoire. Et, sacrebleu, ça fonctionne. Selon lui, ce livre porte sur l’émotion de l’époque dans laquelle on vit, pas dans un sens physique mais d’un point de vue inconscient : c’est un document autant qu’une fiction, aux aspects apocalyptiques. Bien qu’il documente des événements ayant réellement eu lieu, photographie oblige.
Quand on lui demande quelles ont été ses influences, ce n’est pas la photographie qu’il cite, mais la musique, du groupe Islandais Sigur Rós (très triste et mélodramatique) en passant par Nine Inch Nails ou Radiohead, soit des groupes à la musique sombre, empreinte de rêves. Un sentiment qui l’a marqué et qu’il a essayé de retranscrire. Mais comme il le dit lui même :
Mais, pour être honnête, je n’ai pas conscience de tout ça quand je photographie, parce que les choses en moi, et celles en dehors de moi voguent à travers ma personne pour devenir des images… La plupart du temps je suis dans un autre monde.
Trente Parke
Ah, et tant qu’on y est, il dit aussi des choses intéressantes sur la création de projet, la constitution d’un travail cohérent, donc je glisse ça, là, au passage.
Une bonne image, c’est clairement ce que l’on essaie d’obtenir, mais pour moi, le véritable art et la vraie compétence, c’est de prendre 45-50 images, et de les séquencer pour qu’elles racontent une histoire. Je suis un raconteur d’histoire, c’est ce que j’aime. Donc je prends des photographies documentaires, et je les arrange d’une façon qui les transforme en quelque chose d’autre, une autre histoire, une autre idée.
Trente Parke
Maintenant, après cette trop longue introduction, allons regarder un peu de quoi il retourne, images à l’appui.
Une affaire de symboles
Vous me direz, avoir de bonnes idées c’est bien, mais encore faut-il avoir les moyens de les mettre en place. Fous que vous êtes, Trente Parke maîtrise son projet de A à Z malgré l’aspect décousu que peut avoir le fil de son ouvrage. Comment ? Grâce à un vocabulaire visuel précis et manié avec soin, et à une technique au service de son propos (on voit ça dans un instant, minute papillon).
Le cercle
Le cercle est une forme qui revient régulièrement dans les compositions de ses images, et ce tout au long de l’ouvrage. On pourrait y voir plusieurs sens, le cercle de la vie, la perfection, mais je pense qu’il s’en sert plus pour matérialiser graphiquement l’envie. A chaque image où il est présent, il y a une forme de convoitise, d’attirance : que ça soit les insectes attirés par la lumière, les humains sautant dans un cercle d’eau, ou encore la ville, distante et lointaine, percée par la lumière, circulaire, du soleil.
L’homme de lumière
Qu’il s’agisse de son père Richard (première image ci-dessous), d’habitant des villes ou de la campagne, la figure de l’homme lumineux, rayonnant, revient régulièrement dans l’ouvrage de Parke, et aussi dans d’autres travaux. J’avoue m’interroger sur le sens réel de ce symbole, qui est consciemment employé par l’auteur (pour la photographie de l’homme en ville, ainsi qu’une autre image d’un autre projet, pour lesquelles il a avoué avoir cherché à photographier cela). De toute façon, passées les 3-4 occurrences, difficile de parler de hasard. Je n’ai donc pas la réponse, mais son ouvrage ayant une certaine teneur humaniste (les gens y sont représentés de façon assez positive, là où il aurait été facile de regarder certaines populations avec un œil condescendant), on peut y voir une façon de représenter la bonté, présente en toutes personnes et lieux, malgré le fait que l’Australie aurait perdu son innocence.
La vie sauvage
Difficile de faire un livre sur l’Australie, de la parcourir de long en large sans parler de la vie sauvage, qui domine très largement la plus grande partie de l’île-continent. La photographie animalière, ça n’est clairement pas ma tasse de thé, mais j’avoue que si Parke faisait un ouvrage sur le sujet, je serais tenté d’y jeter un œil, vu comment il traite ce sujet. Son approche est extrêmement graphique, presque abstraite. On peut le voir dans l’image des chauves-souris ci-dessous, mais aussi dans celle du suricate qui saute, devenant une tâche blanche traversant le ciel. Ah, en fait je ne sais pas si c’est un suricate, un ragondin ou autre chose, je l’ai lu, mais j’ai oublié (désolé), mais de mémoire c’est un truc avec des dents pointues, plein de poils, c’est pas trop gros, pas trop petit, et ça vit en Australie. Voilà, je laisse les zoologistes parmi vous se débrouiller avec ça.
Et il sait aussi traiter le sujet, de la vie animale, en employant le registre tout à fait opposé : direct, descriptif, sans fioritures artistiques. La photographie du jeune kangourou ci-dessous en est le parfait exemple : sa mort est évidente, dérangeante (par rapport à son état, c’est encore un fœtus), crue.
De la force dans les portraits
Le livre compte aussi quelques portraits, dont certains très forts, que ça soit par la composition ou par l’histoire qu’il y a derrière. La fillette ci-dessous est la seule présence claire dans une image très sombre, elle regarde droit dans l’objectif, mais avec une certaine nonchalance : elle ne pose pas, ne s’apprête pas pour l’image.
Les deux images suivantes, bien que remarquables par leur composition, le sont tout autant par leur histoire. Il s’agit d’une photographie de Narelle Autio, la femme de Parke, enceinte de 6 mois de leurs fils Jem et qui baigne dans l’eau, dans ce qui semble être des algues (il y a tellement de saloperies dans la flotte en Australie qu’on ne sait jamais vraiment).
Ensuite c’est une image de son fils, toujours dans l’eau, au moment de sa naissance. Ce n’est pas une mise en scène produite quelque temps après ou autre, Parke l’a photographié au moment où il est arrivé parmi nous. On fait difficilement plus percutant comme portrait.
L’image suivante n’est pas un portrait à proprement parler, mais je l’aime beaucoup pour sa simplicité, celle du traitement du sujet et des sentiments qu’elle évoque. Un simple baiser, au milieu de la nuit, au milieu de la fête, entre deux états. Donc j’avais envie de la mettre là, je suis chez moi après tout hein.
Une technique au service du propos
Donc Parke a un vocabulaire photographique bien défini qu’il sait manier pour construire son œuvre, mais c’est d’autant plus appuyé qu’il sait utiliser les bonnes techniques pour dire ce qu’il veut dire. Et non l’inverse, d’ailleurs, si vous trouvez encore ça malin de réfléchir à la technique avant tout, je vous invite à relire ce billet : « Pourquoi » avant « Comment ». Bref, regardons ça.
Compositions panoramiques
L’ouvrage est ponctué de compositions panoramiques, ici il ne s’agit pas de 3 images collées par la magie de Photoshop (on n’est pas chez les sauvages bon sang !) mais d’une seule prise réalisée à l’aide d’un appareil rotatif. Je n’en suis pas à 100% certain, mais vu le rendu et le ratio, c’est de loin le plus probable.
Ces images permettent d’impliquer très fortement le lecteur dans la narration de l’ouvrage, on se retrouve au milieu de la scène avec un champ de vision similaire à celui que l’on aurait eu en participant réellement aux événements. C’est aussi une façon de jouer avec les distances, parfois le spectateur est totalement impliqué dans le projet, parfois il n’en est qu’un témoin lointain. Notez que ça n’est pas forcément nécessaire à faire, certains projets photo fonctionnent très bien avec une distance « cohérente » d’un bout à l’autre, c’est juste que dans le cas de Parke cela fonctionne, le livre étant issu d’un voyage, le lecteur se retrouve par la narration à participer à ce voyage.
Le temps de pose
Old but gold, le jeu sur le temps de pose est un classique dont l’efficacité ne se dément que rarement. C’est pour une raison très simple, depuis notre naissance, on est tous habitués à vivre le flux de nos vies à travers nos yeux, dans un écoulement du temps linéaire et répétitif. Nos yeux ne font pas de poses longues (et c’est tant mieux). Rien de tel qu’un temps un peu plus allongé, quelques secondes suffisent, pour créer un sentiment de distanciation avec la réalité. Et c’est sans conteste que Parke l’emploie à ce propos ici.
Figure to the ground
Je ne crois pas que le terme anglais figure to the gound ait un équivalent en français. Il s’agit d’une façon de composer une image, en faisant ressortir le sujet du fond en utilisant un très fort contraste, un peu comme un jeu d’ombres chinoises. Le suricate/ragondin/truc et les chauves-souris ci-dessus, tout comme les méduses ci-dessous en sont de très bon exemples.
C’est une façon très percutante de composer une image, le sujet ressortant tout de suite beaucoup. Mais c’est aussi éminemment pète-gueule, c’est un effet qui s’use vite dans le temps (un livre entier composé comme ça perdrait un peu en richesse et en diversité), et qui devient vite brouillon s’il n’est pas maîtrisé. Mais point de ça ici, Parke a bien fait son édition.
Pour quelle ambiance ?
Comme on vient de le voir, Parke a un vocabulaire photographique riche et varié, un vrai propos et une véritable ambition pour son projet, ainsi qu’une technique qu’il emploie à servir le tout de la meilleure façon possible. Le résultat est un livre inoubliable, une errance fantomatique et sentimentale à travers l’Australie, la vie, la mort, et sans doute un peu nous-mêmes. On traverses les pages avec l’impression d’être en décalage avec un monde aux accents oniriques, que l’on voit, sans pour autant s’en sentir exclus, tant certaines images nous touchent personnellement.
Et ça, c’est que le premier bouquin de l’article. J’ai dit « magistral » dans le titre, je ne me suis pas foutu de vous. 🙂
Sébastien Van Malleghem – Nordic noir
Sébastien Van Malleghem, est photographe belge né 1986, et a un parcours qui force le respect. Depuis 2008, il n’a pas chômé : il a enfilé les projets comme on enfile les perles, avec un talent qui a tapé dans l’œil des critiques partout dans le monde. Ses reportages, sont très sérieux : il nous embarque dans les nuits d’une brigade de police avec Police, il s’infiltre dans le quotidien oppressant des prisons pour Prisons, il fouille les vestiges du pouvoir dans une Lybie post-Khadafi, il côtoie les junkies pour The Last shelter, capte la réalité crue des SDF et des invisibles des rues berlinoises, ou encore il se confronte à la mort avec Deposito Temporal en se faufilant dans les morgues de Mexico (AMBIANCE). Son travail est vu partout dans la presse : De Morgen, Paris Match, Polka, Le Monde, Time – la totale. Et comme si ça suffisait pas, il a raflé pas mal de prix, dont le fameux Bozar / Nikon Monography Serie Award en 2015.
Bon, ça c’était pour la partie CV de la présentation.
Sébastien Van Malleghem possède un style photographique percutant et sombre, porté par un engagement et une résolution de fer. Cette approche est particulièrement palpable dans sa série Nordic Noir, entamée en 2012, où sa fibre documentaire s’est laissée influencer par un courant plus poétique et introspectif. Conquis par les terres scandinaves à la suite d’une résidence artistique en Norvège, il a étendu ses explorations photographiques du Danemark à l’Islande, en passant par la Finlande et la Suède. Nordic Noir est le témoignage visuel de ces voyages contrastés.
Dans cette œuvre, Van Malleghem se montre moins documentariste, plus rêveur, tout en conservant une perspective précise et incisive sur un environnement qui invite à la contemplation, à l’enivrement des vastes étendues, à l’introspection de la solitude. Il immortalise également une jeunesse insouciante et effrénée qui se dévoile avec audace devant son objectif. Avec ses paysages stupéfiants et intemporels, ses instantanés de vie ou ses portraits incisifs, ce travail évoque moins un parcours linéaire qu’une constellation d’émotions. Entre le sublime et l’ordinaire, le majestueux et l’intime, le photographe trouve un équilibre parfait. Magistral on a dit, magistral.
Une question de style
La photographie de Van Malleghem est très constrastée, rugueuse, granuleuse. Ses images sont régulièrement sous exposées (comme quoi la perfection technique…), ce qui donne une dominante grise à certaines des photographies du projet. Cela contribue à retransmettre l’ambiance des pays nordiques qu’il a visités : humide, froide, sombre.
L’autre élément que le travail de Van Malleghem m’évoque est le style des films noirs très en vogue dans les années 40-50. C’est un terme cinématographique utilisé principalement pour décrire des drames de style hollywoodien, d’une certaine élégance, en particulier ceux qui mettent l’accent sur les attitudes cyniques et les motivations sexuelles. La période classique du film noir d’Hollywood est généralement considérée comme s’étendant du début des années 1940 à la fin des années 1950. Le film noir de cette époque est associé à un style visuel discret, en noir et blanc, qui trouve ses racines dans le cinéma expressionniste allemand. La plupart des histoires proviennent de la fiction policière qui a émergé aux États-Unis pendant la Grande Dépression.
Et de vocabulaire
Comme pour le livre de Parke, voyons quels symboles composent le vocabulaire que Van Malleghem utilise pour construire son œuvre.
Le voyageur solitaire
Le premier élément qui saute aux yeux quand on lit l’ouvrage, et qui est intrinsèquement lié à la façon dont il a été produit, c’est la thématique récurrente du voyageur solitaire. On suit le narrateur dans son périple à travers le Nord de l’Europe, pendant les voyages ; pas de visage : on est presque à sa place. Le spectateur se retrouve à l’intérieur de la voiture, vraisemblablement sur le siège passager (sinon c’est compliqué de prendre des photographies et les règles élémentaires de la sécurité routière le déconseillent), à voir défiler le paysage et la route. Le Nord est noir, définitivement noir.
J’aime beaucoup l’image ci-dessous, toute la thématique du voyage y est résumée. On retrouve la montagne, symbole du froid et du Nord et donc au cœur du voyage, la route, et la maison, isolée, refuge du voyageur solitaire. J’interprète et extrapole sans doute un peu, mais c’est que la matière première s’y prête (indubitablement une volonté de l’auteur, qui n’a pas présenté de texte pour accompagner ses photographies, à part quelques poèmes à la fin).
Le cycle de l’eau
Comment parler du Nord sans parler de l’eau ? Elle l’entoure, compose sa glace et ses nuages, et est aussi un lieu de récréation. Dans l’ouvrage, ce même sujet est traité dans plusieurs registres, soit comme un loisir (voir ci-dessous) soit comme quelque-chose de lointain, graphique, indescriptible, et toujours très sombre.
On a même une image qui mélange un peu les deux registres que je viens de citer : une personne se jette dans l’eau, qui n’est rien d’autre qu’une masse graphique, sombre et noire.
Une force dans la présence humaine
Mais le Nord, ce n’est pas que du froid et des étendues désertiques à perte de vue (ça c’est le cœur de Robert Ménard), c’est aussi des habitants. Les êtres humains constituent une part essentielle du travail de Van Malleghem. Dans son ouvrage, ils sont photographiés de deux façons, soit frontalement, soit indirectement. Voyons ça.
L’approche directe
Je trouve ça intéressant de voir comment un artiste peut varier son approche autour d’un même sujet, afin de renouveler l’intérêt du spectateur au fur et à mesure de la narration et aussi de s’adapter au sujet qu’il a en face de lui.
Dans une partie de ses images, Van Malleghem photographie ses sujets de face, le regard dans l’objectif (ou juste à côté), tous conscients de la présence du photographe, et lui faisant face. Et cela sert parfaitement son sujet, dans la photographie ci-dessous, le résultat aurait été parfaitement ridicule si les jeunes, faisant les idiots devant un symbole religieux (dans une région où elle est quand même très importante dans la vie des gens) avaient été de dos ou n’avaient pas assumés d’être sur l’image.
On retrouve cette même force dans ces deux portraits (ci dessus et ci-dessous) que le regard soit lointain ou direct dans l’appareil, l’attitude et le contexte plus global de l’image (un stand de séchage de poisson et une dispute ?), le spectateur que je suis est happé par le monde qu’elles représentent. Qu’est-ce qui s’y passe ? Pourquoi les personnages agissent ainsi ? Que se passe-t-il ? Autant de questions qui ne trouveront des bribes de réponse que dans mon imaginaire (farfelu parfois, je vous l’accorde).
L’approche indirecte
Van Malleghem sait donc manier la force quand il s’agit des personnes qu’il photographie, mais aussi la douceur avec une approche beaucoup plus graphique, dans les images ci-dessous, les personnes sont intégrées à une photographie beaucoup plus large qu’eux, dont ils ne composent qu’une partie, très souvent essentiellement graphique. Et oui, c’était la phrase la plus longue du monde, désolé.
L’image ci-dessous est celle qui a été choisie pour la couverture de l’ouvrage, et je la trouve à la fois parfaite, et à la fois représentative de la façon de composer que je viens de décrire. On pourrait presque appeler cela une « neigeographie », la personne n’apparaissant sur l’image que grâce à la neige qui en dessine le pourtour, sans cella elle se fondrait dans le noir de la nuit. La noirceur, toujours la noirceur.
Ah ! Et dans les portraits « indirects », il y a aussi un autre gimmick qu’il réemploie plusieurs fois dans l’ouvrage : le jeu avec des reflets. Les personnes photographiées le sont à travers une vitre (il le fait aussi dans d’autres ouvrages), ce qui permet de faire une sorte de double exposition, où l’on voit la personne, et aussi ce qu’elle voit elle : l’extérieur.
Montagnes & bol d’airs
Beaucoup plus classiques mais néanmoins essentielles, offertes par l’ouvrage, quelques photographies de montagnes aux allures baroques. Riches de tous les tons du noir le plus profond au blanc le plus clair, ces photographies, qu’elles aient été prises dehors ou en voiture lors du voyage nous permettent de respirer. Un élan de grandeur dans un ouvrage, où la noirceur de l’ambiance se fait parfois pesante (ce qui a un certain charme je trouve).
Flous et poses longues
Van Malleghem utilise les poses longues tout comme Parke, mais pas du tout de la même façon. Là où le premier les utilisait pour imposer une forme de distance à la réalité, Van Malleghem les utilise pour nous y plonger, nous mettre dans l’action. Au cœur de la nuit, on se retrouve à tituber avec les fêtards, et notre vision se brouille, le tout sans alcool. Le flou, un ressort technique et aussi narratif qu’il ne faut donc pas négliger, car comme disait Henri Cartier-Bresson :
La netteté est un concept bourgeois.
Henri Cartier-Bresson
Pour quelle ambiance ?
Avec un vocabulaire riche et varié, et une technique plus recentrée que celle de Parke (ce qui n’est ni mieux ni moins bien, c’est juste l’ordre de l’article qui me fait faire la comparaison) Van Malleghem dresse un portrait de l’Europe nordique tant froid que chaud, tant humain et peuplé que solitaire, très nuancé, et d’autant plus juste. Il sait varier les sujets pour constituer un patchwork réaliste de ce qu’est ce Nord lointain pour nous. Il prend des positions, esthétiques, narratives, ou techniques et les assume. Une leçon.
Ralph Gibson – La trilogie
La trilogie est achevée
Quel désir impossible
Ralph Gibson, Days at sea
Ralph Gibson est l’un des acteurs majeurs de la photographie des années 1970 ; né en 1939 à Los Angeles, il est désormais l’une des figures de proue de la photographie américaine contemporaine. D’abord assistant de Dorothea Lange début des années 1960, puis de Robert Frank pour le tournage de Me and My Brother, en 1967-1968 (deux artistes auxquels il ne cessera de vouer une grande admiration), il délaisse très vite le reportage pour développer une stylistique photographique très personnelle, participant à l’éclosion de la « fine art photography » américaine : des tirages superbes aux valeurs contrastées, une charge graphique très forte, ouvrant sur des échappées oniriques, sensuelles et mystérieuses. Il recourt souvent à la fragmentation d’images aux nuances érotiques et mystérieuses, construisant la trame d’un récit mental surréaliste.
En 1969, ayant achevé la maquette de The Somnambulist, il décline les offres d’édition qui ne lui garantissent pas la totale maîtrise de ses choix. En réaction, il fonde avec l’aide de quelques amis les éditions Lustrum Press. Le livre de Gibson a pour sujet la rencontre d’une personne endormie et de son alter ego.
Gentil lecteur…
Séquence onirique où toutes choses sont réelles. Peut-être même plus encore. En dormant, un rêveur réapparaît ailleurs sur la planète, se transformant en au moins deux hommes. Les rêves qu’il fait dans son sommeil fournissent la matière de cette réalité tandis que ses rêves éveillés deviennent ce qu’il pensait être sa vie. Toujours de sa propre volonté, il se retrouve à dormir de plus en plus. Exhorté par lui-même, cet autre homme (le dormeur), à revenir à un monde de lumière plus vaste et à une plus grande crédibilité, il accepte sans hésitation. Un vrai Croyant.
Ralph Gibson
Il se lance ensuite dans la publication de deux autres ouvrages qui composeront sa « Black Trilogy ».
Grâce au succès du premier livre il parcourt les États-Unis et l’Europe pour donner des conférences et exposer son travail. De ces voyages naîtront Déjà-Vu (1973) et Days at Sea (1974).
Pour Gibson, le livre est un moyen d’expression autonome et le lieu idéal pour établir une correspondance imaginaire entre les images des doubles pages, sans commentaire ni légende. Outre ces relations formelles, il s’intéresse aussi aux effets du choix des formats et des marges blanches sur le lecteur. Si dans The Somnambulist les limites de la page sont préservées avec de grandes réserves de blanc, ces dernières disparaissent quasiment dans Déjà-Vu où l’auteur prolonge sa démarche jusqu’à utiliser une même photographie dans des formats différents. Le troisième ouvrage, Days at Sea, revient aux réserves de blanc et ne présente qu’une photographie par double page, et ce, sans jamais varier le format des images, la page de gauche étant systématiquement laissée blanche. L’artiste contredit ainsi l’esthétique des vis-à-vis et des changements de format élaborés pour The Somnambulist et Déjà-Vu.
Au final il s’agit de trois livres d’artiste qui lui vaudront une reconnaissance internationale. Avec ces ouvrages, il définit un vocabulaire de communication visuelle inédit au service de sa vision personnelle éminemment surréaliste, nourrie des leçons de la modernité européenne de l’entre-deux guerres, aussi bien que de la culture littéraire ou cinématographique françaises, celles du Nouveau Roman ou de la Nouvelle Vague.
J’aime le livre parce que, dès notre enfance, nous sommes habitués à manipuler des livres, à les lire. L’acte de prendre un livre, déconcentrer son œil sur une page, signifie pour tout le monde à peu près la même distance, environ 30 centimètres. Cela signifie que lorsque je me titille l’imagination à combiner des formes et des échelles de distance à l’intérieur de mes images, je sais exactement la façon dont ce sera perçu. Quand j’ai en main un livre de photo, il se passe beaucoup de choses : j’équilibre son poids, j’éprouve la matérialité de la page. De plus, on ne lit jamais un livre sous pression, mais dans le calme. C’est comme au cinéma, dans le noir, en se taisant pour se concentrer sur l’action à l’écran. C’est pareil devant un bon livre de photo.
Ralph Gibson
Très vite, la « Black Trilogy » deviendra le modèle autour duquel toute une génération de jeunes photographes américains (Larry Clark, Danny Seymour, Mary Ellen Mark…) ou français (Yves Guillot, Arnaud Claass…) se reconnaîtra.
C’est à l’occasion d’une exposition à Montpellier qu’un catalogue, présenté comme un fac-similé des trois livres, aujourd’hui épuisés et introuvables, regroupés en un seul volume, a été produit. Il y a deux paradoxes qui m’ont titillé à la lecture de l’ouvrage et à la rédaction de cet article, et comme on n’est pas à quelques digression près, je vous les partage :
- Bien que la trilogie soit légendaire, il existe assez peu de contenu en ligne à son sujet (analyses et images numériques), ce qui est assez frustrant. Du coup, je n’ai pas pu illustrer ce billet de tout ce que j’aurais souhaité (où alors j’aurais dû faire des photographies du bouquin, mais bonjour le rendu…).
- Vous l’avez compris, cette réédition était une chance unique de produire un ouvrage de qualité, et pour les lecteurs d’acquérir la trilogie à moindre coût. Et j’avoue avoir été un poil déçu par la qualité de fabrication (couverture souple et d’un mat étrange, des « poussières » dans les zones noires de l’image), si le contenu n’était pas bluffant j’aurais été un peu déçu. Bref, c’est un ouvrage à posséder pour son contenu, plus que pour le contenant.
La trilogie est ce que Stéphane Mallarmé qualifierait de « Livre total » : l’accomplissement de toute œuvre littéraire, qui rassemble l’essence de la poésie et s’affirme tel son aboutissement. Ni plus, Ni moins. Cet aspect poétique s’explique aussi, encore une fois, par l’absence de texte (à part la citation de 2 lignes en introduction de cette partie), la narration ne se fait que par les images, très oniriques et laissant une grande place à l’imaginaire du spectateur. Pour cet ouvrage, Gibson a déclaré avoir été influencé par Robert Frank, Henri Cartier-Bresson, et Walker Evans, rien d’extraordinaire tant ils ont eu une influence énorme sur les générations suivantes de photographes.
Cela m’amusait juste, parce que je les ai découverts aussi dans cet ordre.
La mise en forme de l’ouvrage est aussi novatrice pour l’époque. Avant, il était question de précision : on racontait un évènement précis, dans un lieu donné, un temps donné, et on portait des moustaches, parce qu’on était sérieux. Point de ça ici, les photographies de Gibson auraient pu se passer dans 10 ans, il y a 10 ans, ou 100 ans, l’ouvrage serait exactement le même. Ayant un goût plus que prononcé pour l’intemporalité (d’où ma passion pour le travail de Sugimoto) je ne pouvais qu’être séduit.
Images d’un univers mental
Comme je le disais, l’une des nouveautés aussi apportée par ces ouvrages de Gibson est la grande place laissée à l’imaginaire du spectateur, à l’opposé total de la photographie documentaire qui avait encore pignon sur rue à la sortie de l’ouvrage. La trilogie se compose de 3 ouvrages dont chacun porte sur un sujet différent. Ce qui est logique, sinon Gibson n’en aurait fait qu’un seul. Ainsi, nous avons :
- Somnanbulist : Il présente des images prises entre deux mondes, des visions oniriques de la réalité, d’où le titre.
- Déjà-vu : qui présente des images fantomatiques et ce que l’on pourrait qualifier de réminiscences.
- Days at sea, d’où est issue l’image ci-dessous, et qui lui porte plus sur l’intimité et les pulsions sexuelles. Ce qui est quand même relativement clair quand on regarde la photographie.
Et de figures de style
Gibson utilise aussi des sortes de figures de style photographiques dans son ouvrage, en mettant en rapport une image et sa suivante. Dans l’ouvrage il y a deux figures qui ont particulièrement attiré mon attention : page 60 et 61 il utilise un incendie pour représenter la passion. Sur la page de gauche un couple se tient la main, la fille regarde au loin probablement son amoureux, son regard est intense. Sur la photographie de la page suivante, la devanture d’un magasin brûle. La métaphore est plutôt claire.
Gibson considérait aussi que la page de droite d’un ouvrage attirait plus l’œil que la page de gauche, ce dont il joue page 86 & 87. La page de droite contient le portrait d’un homme de profil, la page de gauche la même image mais plus éloignée (de quelques centimètres). Comme on regarde d’abord la page de droite (Gibson a raison !) celle de gauche nous paraît ensuite étrangement lointaine. C’est intéressant comme effet, et relativement osé, on voit rarement deux fois la même image d’affilée dans un livre photo.
L’ouvrage est riche de métaphores visuelles dans cette veine, d’essais, de jeux. Je pourrais multiplier les exemples et continuer à les analyser, mais pour ce livre, je crois qu’il y a un peu de magie à le découvrir soi-même, à le décortiquer, et je vous laisse ce plaisir. Si vous l’avez, et l’avez déjà lu, n’hésitez pas à partager en commentaire ce que vous y avez vu, c’est sans fin.
Conclusion
Nous y voilà donc, revenus au port après ce long voyage. Cet article a été relativement difficile à écrire, c’est rare que je creuse autant la construction des ouvrages que je lis, mais je ne regrette pas de l’avoir fait, ça en valait la peine. J’ai presque l’impression d’avoir fait de la rétro-édition, de repartir de l’ouvrage pour revenir aux propos, vocabulaire, intentions. Bref, c’était intéressant, et je pense que même sans avoir fait l’exercice, juste en lisant l’article, il y a plein de leçons à prendre.
Chacun de ces photographes fait les choses, et les fait jusqu’au bout ; leurs projets sont réussis parce qu’il ne laissent pas de place à la demi-mesure. Cela aurait pu être d’énormes ratages, mais on n’a rien sans rien, la grandeur ne se construit jamais dans la facilité. C’est sans doute quelque chose à retenir : si vous avez une idée pour un projet photo, allez-y à fond.
N’hésitez pas non plus à vous fixer des limites, à définir un vocabulaire et un périmètre technique qui vous servira à travailler votre propos tout au long du projet, et surtout à vous y tenir. Se contraindre, cela paraît bien chiant quand on crée, mais c’est sans doute le meilleur cadeau que l’on peut se faire.
Enfin, ces ouvrages sont aussi un boost de motivation non négligeable, qu’on ait l’impression de tourner en rond dans ses images ou que l’on soit au milieu d’un projet : le nombre de marches pour arriver à ça est colossal, et il y a toujours quelque chose à faire, améliorer, analyser pour pousser un projet photo plus loin.
Vous me direz lequel est le vôtre, mais des trois ouvrages, mon préféré est sans aucun doute possible Minutes to midnight : sans déconner, qui fait des photographies aussi riche et intenses ? Ça secoue aux tripes, ça marque, c’est un monument.
Prenez des photos et prenez soin de vous. A plus dans l’bus.
Commencez par le titre Sæglópur (« perdu en mer »).
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