Introduction
Me revoilà à vous parler d’ouvrages, après l’article que j’avais rédigé vous conseillant quelques lectures pour l’année qui débutait. Si je m’y attelle à nouveau, c’est parce qu’en discutant avec quelques lecteurs, je me suis rendu compte que la bibliographie était assez dense, et qu’un coup de main, un focus sur quelques ouvrages, pouvait être utile pour s’y retrouver. Pour information, je la mets à jour régulièrement (genre, toutes les semaines), elle foisonne donc de bonnes lectures validées par mes soins. N’hésitez pas à m’écrire d’ailleurs si vous avez besoin de conseils, j’adore discuter bouquins.
Aujourd’hui il va être question de classiques, de l’ultra classique, de la base de la base. Disons que si toutes les bibliothèques du monde devaient brûler au même moment, dans le rayon photo on sauverait ces 5 ouvrages-là pour commencer. C’est ça que j’entends par « meilleurs », ce ne sont pas les plus beaux, ni les plus gros, ni les plus chers, ni les « plus » quoi que ce soit d’autre. Seulement ce sont ceux dont l’impact sur l’histoire de la photographie a été tellement retentissant, qu’il est impossible de faire sans. Si votre bibliothèque compte déjà plusieurs dizaines d’ouvrages, il y a de fortes chances que vous possédiez un de ceux-ci, et si tel n’est pas le cas, ce sont des achats/lectures qu’il faut très sérieusement envisager avant de discuter photographie avec quelqu’un.
Cette fois je n’ai pas pris le prix en compte dans le choix des bouquins, certains sont un peu chers, mais ce sont de très bon investissements, et aucun ne dépasse 10% du prix d’un appareil photo neuf 😉
Ps : si vous voulez acheter un ouvrage, cliquez sur la couverture ;)
Henri Cartier-Bresson – Images à la sauvette
Les magazines finissent par faire des cornets à frites. Les livres demeurent.
Henri Cartier-Bresson
Images à la sauvette (The Decisive Moment en version anglais d’Amérique du Nord) est l’un des plus grands livres de photographie jamais publié, si ce n’est LE livre le plus important, tant il a influencé des générations entières de photographes (je pourrais presque consacrer un article à les citer). Sorti en 1952 aux éditions Verve, à l’initiative de l’éditeur Tériade, il regroupe les photographies réalisées par Henri Cartier-Bresson durant les vingt premières années de sa carrière. L’ouvrage se découpe en 2 parties, la première est consacrée à sa période surréaliste (que j’ai tendance à préférer), qui va jusqu’à la fondation de l’Agence Magnum en 1947, et la deuxième à son travail plus orienté photo journalisme, de 1947 à 1952.
L’ouvrage laisse la part belle aux images, une grande place est faite aux photographies, le texte n’est présent qu’en introduction, et pour le reste, réduit aux légendes, il est imprimé à part sur des cahiers rejetés à la fin de chaque portfolio. L’ouvrage laisse aussi s’exprimer les photographies par la taille qu’il fait : 37×27,4cm, c’est costaud, et de tous ceux de ma bibliothèque c’est certainement le plus grand. Ce format monumental permet aux compositions de s’épanouir et de donner à l’œil l’envie de s’y arrêter ; il a été calculé de façon à respecter les proportions originelles du négatif lors de la mise en page, quelle que soit l’orientation privilégiée.
Enfin, le procédé d’impression magnifie le travail de Cartier-Bresson, l’héliogravure a été employée, mise en œuvre par les meilleurs spécialistes de l’époque, les imprimeurs parisiens Draeger frères pour l’édition originale (pour la réédition de 2014, je ne sais pas qui l’a réalisée). Ce procédé, de haute qualité se distingue par la richesse et la profondeur des demi-tons, ce qui est aussi valorisé par le choix d’un grand papier, à l’aspect mat et à la texture feutrée, relativement épais.
Au final, le rendu est extrêmement proche des tirages originaux. Et ce n’est pas quelque chose que je lance comme ça, emporté que je suis par la fougue de ma plume : je me suis rendu à l’exposition consacrée à l’ouvrage, Henri Cartier-Bresson : Images à la Sauvette qui avait eu lieu à la Fondation du même nom du 11 janvier au 23 avril 2017. De nombreux tirages des images du livre étaient présentés, ainsi que les maquettes, notes, et quelques versions dédicacées du livre. J’ai été surpris de la proximité entre les reproductions et les tirages, je ne m’attendais pas à ce qu’ils soient aussi proches.
Enfin, on ne peut parler de cet ouvrage sans parler de sa couverture, réalisée par Henri Matisse, un ami de l’auteur et grand artiste. Elle représente de façon quasi abstraite un oiseau tenant une branche d’olivier (en noir au centre), une montagne (en haut à gauche), le soleil (à droite), un lac (le losange bleu) et un buisson. Je n’ai aucune idée du lien avec le contenu du livre, mais c’est joli. Voilà.
Ps : L'ouvrage est disponible ici, je l'avais payé 98€, mais le prix n'a fait que grimper depuis. Ps² : Je parle aussi, plus en détails, du sujet de l'instant décisif, dans cette vidéo :
Robert Frank – Les Américains
Il est relativement aisé de décrire l’impact qu’a eu le livre Les Américains de Robert Frank et c’est aussi facile à mémoriser : il a lancé toute la street-photography nord-américaine. Ni plus, ni moins. Une fois que ça c’est dit, on sait à quel genre de calibre on a affaire. On va commencer par souligner le monument que représente ce travail par quelques chiffres et un peu de contexte. Frank décroche une bourse Guggenheim grâce laquelle il va voyager à travers les Etats-Unis pendant 18 mois. Il rapportera de ce voyage 23 000 négatifs, et après un tri acharné produira un ouvrage de 83 images.
Posons-nous deux secondes, histoire de comprendre la folie derrière ces chiffres. Déjà, il a pris près de 1 200 photos par mois, soit plus d’une pellicule par jour, tous les jours, pendant un an et demi. Ce n’est pas rien. Mais plus que ça, l’écrémage vous donne une idée du monstrueux travail d’édition derrière l’ouvrage, Frank ne présente que 0.36% du travail qu’il a produit, donc 99,64% de ce qu’il a produit sur cette année et demie de boulot est parti à la poubelle et vous ne le verrez jamais.
Mais revenons à l’ouvrage, il a d’abord été publié en France par Robert Delpire en 1958 puis l’année suivante aux États-Unis. Le travail de Frank est assez éloigné des standards de la photographie de l’époque, ce qui lui a causé pas mal de difficultés pour trouver un éditeur. Delpire le publie dans la collection Encyclopédie Essentielle qui visait à la base à présenter une vision du peuple de chaque pays (grossièrement). A noter qu’en France il est d’abord sorti avec une préface différente de celle sortie aux Etats-Unis (avec des textes Simone de Beauvoir notamment). Actuellement, seule la version américaine est rééditée et traduite, avec la préface de Jack Kerouac. Le corps du livre est quant à lui monté comme un film, où chaque image complète la précédente, ce qui donne à l’ensemble une vision cohérente.
Le livre a reçu un accueil plus que mitigé aux Etats-Unis, notamment pour le portrait en demi-teinte qu’il dresse de cette Amérique en pleine croissance économique, d’autant plus mal pris qu’il est fait par un étranger (Frank est Suisse). Sous le regard de Frank, le vernis s’écaille, les différences de classe dans la course à la prospérité économique sont flagrantes. De plus que sa technique est inusuelle pour l’époque, car faite d’imperfections : jeu sur les flous et la mise au point, sous-expositions, recadrages, etc. Les ventes se font donc timides au début, quand même aidées par le prestige associé au nom de Kerouac.
Le sociologue Howard S. Becker a écrit à propos de Les Américains :
Les Americains, le retentissant ouvrage de Robert Frank, est d’une certaine façon empli des réminiscences de l’analyse de Tocqueville sur les institutions américaines, et de celle des thèmes culturels de Margaret Mead et Ruth Benedict. Les photographies de Frank, prises dans des endroits disséminés partout dans le pays, reviennent encore et encore sur des thèmes comme le drapeau, l’automobile, la race , les restaurants, faisant de ces artefacts – grâce au poids des associations où il les enracine – des symboles profonds et significatifs de la culture américaine.
Howard S. Becker
L'ouvrage est disponible ici, pour 40€.
Josef Koudelka – Exils
Connu pour ses images de Gitans, le photographe Josef Koudelka, membre de la prestigieuse agence Magnum, est l’auteur d’un livre culte qui a aussi influencé de très nombreux auteurs : Exils. Il s’agit sans doute du plus puissant vent de liberté qui ait jamais soufflé sur la photographie. Paru en 1988, ce livre est une chronique de 20 ans d’errance à travers toute l’Europe dans les années 70 et 80, après que Koudelka a quitté sa Tchécoslovaquie natale envahie par les Soviétiques.
Et quand je parle de liberté et d’errance, je pèse mes mots : Koudelka ne prend pas de commande (un comble quand on travaille en agence), il vit pour sa photographie, point barre. Il erre, à pied, à travers l’Europe avec son appareil et un sac de couchage, c’est tout. Il dort sur le bord des routes, dans les champs, quand on veut bien l’héberger, parfois chez des amis ou des photographes de l’agence.
Et cette errance, cette errance totale, contribue à créer, par la franchise des photographies de Koudelka, l’ambiance exceptionnelle de l’ouvrage. Je veux dire, on apprécie tous de se retrouver un peu seul parfois, une rando, des vacances éloignées, etc. Mais la véritable solitude, l’errance sans but, sur une aussi longue durée, il est très difficile de s’imaginer ce que c’est, ce que l’on peut ressentir en menant une telle vie. Eh bien, Exils vous en offre un aperçu des plus réalistes, directement depuis le confort de votre canapé.
J’ai eu l’occasion de voir des tirages de cet ouvrage mythique au centre George Pompidou, à l’exposition La fabrique d’Exils, programmée suite au don par Koudelka d’une partie de ses tirages au Centre. C’était assez impressionnant, par leur dimension, leur qualité, et aussi parce qu’il faut se rappeler que la photographie ne se vit pas que derrière un ordinateur, mais aussi dans des expositions (et dans les ouvrages) qui donnent tous deux un point de vue plus proche sur l’oeuvre de l’artiste telle qu’il l’a produite.
Mais je ne m’étends pas plus sur Exils, j’y consacrerai sûrement un billet à part entière. Notez-le, et tenez-vous le pour dit.
L'ouvrage est disponible ici, pour 50€.
William Eggleston – William Eggleston’s Guide
Ceux qui lisent le blog régulièrement connaissent ma passion sans fin ni faille pour Eggleston. Cela doit être approximativement la 140e fois que j’en parle, ou que je le cite comme exemple. C’est donc sans surprise qu’il prend sa place dans sa sélection, surtout quand on considère l’importance du William Eggleston’s guide. L’ouvrage a été publié suite à l’exposition d’Eggleston au MoMa, sous la direction de John Szakowski (qui rédige d’ailleurs la préface de l’ouvrage).
Le William Eggleston’s Guide a été l’une des premières expositions de photographies en couleur proposée au MoMa, et l’ouvrage est aussi un des premiers. Il faut bien se représenter le choc que ça a fait à l’époque, où la couleur était considérée comme vulgaire, bonne pour la pub et loin des canons artistiques. C’est un peu comme si, là, demain, le Louvre organisait une exposition « Le grand art d’Instagram »… ça ferait grincer des dents. Mais Eggleston a beaucoup apprécié cette réception plus que sceptique, une preuve pour lui qu’il allait dans la bonne direction (difficile de toute façon d’être précurseur quand tout le monde est d’accord avec soi).
L’exposition et donc l’ouvrage qui en découle ont forcé le monde de l’art à laisser une place à la photographie en couleur, ce qui n’est pas rien. D’autant plus que les photographies d’Eggleston pourraient passer pour des instantanés d’albums de familles, prises par l’Américain moyen. Alors qu’au contraire, elles témoignent avec force de sa maîtrise de la couleur comme d’un élément à part entière de la composition photographique.
Quand au livre, c’est aussi une belle édition, à un prix plus qu’abordable. La couverture est en cuir, avec la photographie du tricycle, y est tamponné le nom d’Eggleston en lettres d’or (dans le style des albums de photographies de classe américaines). ll contient 48 images (sélectionnées dans un lot de 375) prises entre 1969 et 1971. La légende raconte qu’Eggleston se baladait partout avec une petite valise contenant ses images colorées, et que c’est Szakowski qui l’a aidé à sélectionner le contenu final. Dans l’ouvrage on voit des gens, des paysages et des moments étranges dans et autour de la ville natale d’Eggleston, Memphis : une femme anonyme dans une robe à gros motifs, sa pose est peu naturelle, figée, et même guindée sans doute faute d’habitude d’être photographiée sur un canapé extérieur ; un barbecue au charbon, un tricycle en argent brillant, les courbes d’un garde-boue de voiture d’un noir étincelant ; une minuscule femme aux cheveux gris dans un peignoir fleuri et pâle…
L'ouvrage est disponible ici, pour 27€.
Sebastiao Salgado – Genesis
Dans Genesis, mon appareil photo a permis à la nature de me parler. Écouter fut pour moi un privilège.
Sebastião Salgado
Si la photographie était un jeu, Sebastião Salgado serait clairement dans les boss de fin. L’ouvrage dont je vais vous parler, Génésis, est le plus récent de la liste, mais pas pour autant des moindres. Salgado est un photo journaliste, connu pour son travail sur les exodes et la famine. Ce dernier l’ayant épuisé, tant physiquement que psychologiquement, il a décidé de se retirer quelque temps dans sa ferme au Brésil. C’est là qu’il a eu l’idée de ce projet : photographier la terre comme elle était à ses origines, loin de la main de l’Homme et de la société industrielle et capitaliste.
Les chiffres donnent le tournis, le projet lui a pris 8 ans pendant lesquels il a visité 134 pays, en plus de 30 voyages. Au cours ces voyages, il s’est déplacé par tous les moyens possibles (à pied, en avion, en bateau, en canoë et même en ballon), pour atteindre les endroits les plus reculés de la planète, dans des conditions parfois dangereuses, Salgado a réuni des images qui nous montrent la nature, les peuples indigènes et les animaux dans toute leur splendeur. L’ouvrage est exclusivement en noir et blanc, donc Salgado a une maîtrise totale, le rendu est très esthétique, presque baroque. Il n’aurait pas à rougir face au travail d’Ansel Adams.
L’ouvrage présente une une vision complète des espaces les plus préservés de la terre : les espèces animales et les volcans des Galápagos; les manchots, les lions de mer, les cormorans et les baleines de l’Antarctique et de l’Atlantique sud ; les alligators et les jaguars du Brésil ; les lions, les léopards et les éléphants d’Afrique ; la tribu isolée des Zoé au fin fond de la jungle amazonienne ; le peuple Korowaï vivant à l’âge de pierre en Papouasie occidentale; les éleveurs de bétail nomades Dinka du Soudan ; les nomades nénètses et leurs troupeaux de rennes dans le cercle arctique ; les communautés mentawai des îles à l’ouest de Sumatra ; les icebergs de l’Antarctique ; les volcans d’Afrique centrale et de la péninsule du Kamtchatka ; les déserts du Sahara ; le rio Negro et le rio Juruá en Amazonie; les failles du Grand Canyon ; les glaciers de l’Alaska…
Salgado considère Genesis comme sa «lettre d’amour à la planète», et c’est clairement une lettre qui fera date. On pourra la transmettre à nos enfants, pour leur montrer à quoi ressemblait la planète « avant ». Un film a été tourné autour de l’histoire de Salgado et de cet ouvrage, Le sel de la Terre, dont je vous avais déjà parlé ici.
L'ouvrage est disponible ici, pour 50€.
Conclusion
Bon, même si j’ai l’impression d’enfoncer des portes ouvertes en disant ça, la sélection que je présente ici est au final personnelle. Après, je ne doute pas que si on faisait un sondage sur des milliers d’amateurs de photographie, ces ouvrages reviendraient sans aucun doute dans les 10 premiers. Une façon subtile et délicate de vous dire que, malgré la subjectivité de l’article, je ne dois pas être bien loin de la vérité.
Après, en me limitant à 5, j’en ai forcément oublié, je vous invite donc à compléter la liste en commentaires, si vous avez un ou deux titres à suggérer 🙂
Enfin, notez que vous pouvez vous offrir tout ça pour 270€. C’est à peine le prix d’un zoom de basse qualité, et probablement 1/3 de ce que votre boîtier a coûté. C’est dingue non ? Toute cette culture, cette histoire de la photographie, pour si peu. Je me permets de le souligner, parce que c’est quand même une putain de chance, je veux dire, un amateur de sculpture, il ne peut pas s’offrir les 5 plus grandes œuvres de tous les temps pour ce prix. Et même les livres (en deux dimensions) n’ont pas la même proximité avec les œuvres originales. On a quand même du bol :D.
Prenez des photos et prenez soin de vous.
Ps: j'ai écrit l'article en écoutant la bande originale du film Ma vie de Courgette que je vous conseille.
Laisser un commentaire