Introduction
Oui, ça fait longtemps. Et oui, moi aussi ça m’a manqué d’écrire ici. C’est une année un peu paradoxale (en dehors de tous les aspects liés à la crise sanitaire bien sûr) : je n’ai jamais autant écrit que cette année-là et je n’en ai jamais aussi peu montré. Étrange, non ?
C’est parce que j’ai décidé de me concentrer sur YouTube (mes vidéos et les épisodes d‘Incroyables Photographes) et les formations photo, dont les 2 premières sont déjà sorties. Forcément ça prend du temps, et le reste passe un peu à la trappe. J’ai réussi à caler mon premier livre photo dans le planning, NORLANDO, mais il avait été initié l’année dernière. Et encore, j’ai du bol, j’ai quelques plans qui ont été reportés à cause du COVID (comme les interviews pour La Photographie Aujourd’hui que l’on fait avec Laurent, et dont les dates ne font que glisser).
Bref, j’écris, j’écris, mais pas ici. C’est dommage, parce que c’est un peu mon petit coin du web à moi, le Blog, et j’y tiens. Donc j’ai eu une idée d’article, et je me suis dit : pourquoi ne pas mettre un coup de plume et y aller ?
Mais avant, il faut que je vous parle d’un truc.
Faut-il faire toujours plus pour faire mieux ?
Dans une interview sur la chaîne YouTube de l’adorable Ben Névert, l’actrice X Bella Tina raconte une histoire qui m’a fait réfléchir sur le Blog et pourra sans doute vous être utile (oui oui).
Elle raconte comment la carrière d’une actrice est une progression (finalement assez classique) dans le milieu du porno. Elle tente de proposer toujours plus à son audience. Elle débute par des choses dont on n’aurait pas à rougir en société (nu, érotique), puis commence les pratiques sexuelles filmées, puis avec un partenaire, etc. Je ne vous fais pas un dessin, on a tous un accès internet.
Cependant, voilà, survient une ligne d’arrivée. Quand on a fait le maximum de ce qu’on était capable de faire, quand on a osé tout ce qu’on pouvait oser : qu’est-ce qu’il reste ? Et là arrive la question qui m’a turlupiné un moment : est-ce que faire moins qu’avant, c’est faire moins bien ?
J’en avais parlé dans un article où je prônais la simplicité à chaque étape de la pratique. Mais est-ce que faire moins, c’est faire plus simple ? Ou cette approche est-elle simpliste ?
J’aurais tendance à pencher pour la seconde option. La simplicité est à mon sens qualitative, pas quantitative, mais on va y revenir.
Si je me pose cette question, c’est parce que le dernier article du Blog était le plus gros de ces plus de 5 années en ligne. Il y a eu beaucoup de participants, on a présenté plein de livres, c’était très chouette… mais n’était-ce pas un peu beaucoup ? J’aurais très clairement pu le découper en trois, à la réflexion.
Le problème, c’est que tout ça, le poids de l’existant et du passé, impose un standard (ou le définit du moins). Et plusieurs fois, je ne me suis pas senti le courage de l’atteindre et j’ai préféré ne rien faire. J’avais parfois l’impression que si le sujet ne valait pas la peine d’être traité en 6 000 mots, il ne valait pas la peine d’être traité tout court. Aujourd’hui je trouve ça stupide, un peu dommage. Et je commence à me dire que de votre côté, la longueur de l’article (tant qu’il est intéressant) vous en touche une sans bouger l’autre (pour reprendre l’expression chiraquienne).
En fait, je me dis qu’il est temps de laisser tomber les métriques, ne plus essayer de mesurer ce que je fais. J’ai bien mis les likes à la poubelle, pourquoi pas quelques chiffres ?
Vous êtes partant ? On fait comme ça ?
Si je dis ça, c’est surtout parce que j’ai l’impression que ça ne sert pas à grand-chose, justement, de trop mesurer. Autant je peux trouver ça pertinent de mesurer dans tous les sens les ailes d’un avion pour en juger de la solidité, autant les articles du Blog… Pour creuser un peu cette histoire, voici deux idées à ce sujet :
- Est-ce que les chiffres nous aident vraiment à mesurer que l’on grandit ? Ou est-ce plutôt l’expérience sensorielle que l’on a du monde qui évolue et marque ce changement ? Si je ne vous donne jamais votre taille, ne savez-vous pas que vous grandissez quand même ? Vous vous en rendriez compte forcément à un moment. Quel intérêt à se focaliser sur les chiffres, alors ? Si la croissance est là, si l’amélioration est là, elle se verra.
- Comme je le disais, j’ai sorti mon premier livre en avril 2021. Et je me suis rendu compte d’un truc : quand on fait ça, on fait juste un livre. Robert Frank n’a fait qu’un livre quand il a fait Les Américains. Ce livre est devenu légendaire. Il a trouvé son public, une place dans l’histoire, un écho dans de nombreuses pratiques ensuite, mais c’est arrivé ensuite et totalement indépendamment de sa volonté. Et il en va de même pour tous les succès. On tente de faire du mieux possible, à un moment donné, avec les cartes que l’on a en main, et c’est déjà pas mal.
Dans l’épisode d’Incroyables Photographes consacré à Graciela Iturbide, je concluais l’analyse de son travail par cette phrase :
Trop souvent, que ça soit quand on démarre, ou avec l’habitude qui s’accumule au fur et à mesure des années, on s’enferme dans un tunnel, une pratique qui ne nous ressemble plus trop, mais que l’on croit que l’on attend de nous. Je dois faire ça parce que c’est ça qui est bien, je dois faire ça parce que c’est ce que j’ai toujours fait.
D’un côté le tunnel, l’habitude. De l’autre, ce dont on vient de parler : la rocket. Toujours mieux, toujours plus loin, toujours plus fort, jusqu’à l’impossibilité. 3, 2,1, BOOM. Depuis quelques mois, je sens poindre une troisième voix. Je ne vais pas filer la métaphore plus que ça, je ne vais pas non plus lui donner un nom, mais je vais sans doute commencer à l’explorer.
Bref, parlons de la nuit, et démarrons ce putain d’article.
Pourquoi la nuit ?
J’ai toujours aimé la nuit. Sans doute pour son côté magique : tout change, tout est à la fois identique et aussi radicalement différent. Ce qui est banal et commun la journée prend une autre tournure une fois dans l’obscurité. La rue que l’on connaît par cœur nous met un peu moins à l’aise tout d’un coup.
Enfant, j’adorais les longues soirées d’été, où justement on peut profiter un peu de la nuit. Mais je pense que c’est étudiant que j’y ai vraiment pris goût, pas tant pour les soirées (même si y en a eu BEAUCOUP) que pendant la période où je travaillais de nuit. C’était un job étudiant, saisonnier : je remplissais les camions de frais à destination des supermarchés de la région. C’était un job de nuit, je ne la voyais donc pas. Mais les jours de repos : impossible de dormir entre 22 h et 3-4 h du matin. Du coup, j’allais courir en ville. C’était magique. Il n’y avait personne, comme si la ville appartenait aux gens assez toqués pour en profiter à cette période.
C’est pour ça que j’ai eu envie de photographier la nuit, d’y consacrer quelques bobines.
C’est un projet photographique que j’ai entamé en août 2018, entièrement réalisé en argentique. J’ai mis un peu de temps à trouver une formule (technique) qui marche, mais après moult essais, je l’ai. J’ai une idée assez précise de la forme finale que ça prendra, mais on en reparlera plus tard. Tout comme de l’idée derrière, du sens qu’il a, et tout le tintouin.
Je n’en ai rien montré encore. J’ai pas mal hésité à le faire, parce que ça n’est pas vraiment dans mes habitudes. J’aime bien que les choses soient terminées quand je les présente, pour en faire un making-of propre avec un peu de recul sur le travail. Ici, je ne sais pas encore si c’est le cas. La ligne d’arrivée d’un projet, on la sent venir, on en a marre, on a fait le tour, le voyage est terminé. Pour ce projet (oui, il a un nom, on en parlera aussi ultérieurement), je ne sais pas vraiment où j’en suis : le couvre-feu imposé pendant la crise sanitaire du COVID19 m’a pas mal freiné et m’a fait un peu poncer les kilomètres autour de chez moi (dont j’ai ras le bol). Comme beaucoup, j’ai un peu l’impression qu’il m’a volé une année de travail sur ce sujet. Mais j’ai bon espoir de pouvoir bouger dans quelques mois et de m’y remettre. Pour le moment, je dirais que cette lassitude est à mettre sur cette contrainte, le couvre-feu, plutôt que sur le projet lui-même.
Bref, ça ressemble à ça :
Ça fait quasiment 3 ans que ces images traînent dans mes tiroirs, je suis assez certain de les inclure dans le corpus final. Mais il sera peut-être différent, une fois sur la ligne d’arrivée. Je vous propose de nous donner rendez-vous dans le futur pour en reparler (dans 6 mois, 5 ans, 10 ans, même moi je n’en sais rien 🤷♂️).
Ps : le projet dont je parle, c'est évidemment Noctabilia.
Tant qu’on y est, vous noterez que l’on parle ici de photographier la nuit et non de nuit. La nuit est le sujet, et non une contrainte. Photographier de nuit, vous trouverez toutes les informations sur le sujet partout sur internet, en long en large et en travers. En gros, il n’y a pas de lumière et faut tourner une molette (ISO, vitesse, ouverture) plus que d’habitude. Et si possible sur un trépied. Voilà, c’était mon Ted Talk sur le sujet.
Donc j’aime la nuit, j’ai un projet dessus depuis quelques années et je m’intéresse aussi à ce qui se fait dessus. J’ai découvert ces projets après m’être moi-même lancé, ce ne sont donc pas des influences. Je n’ai rien contre le fait d’avoir des influences pour un travail, on ne fait jamais vraiment rien de neuf de toute façon, mais il s’agit plus d’effet Clio bleue ici. Vous savez, quand vous achetez une Clio bleue et qu’ensuite vous ne voyez que des Clio bleues partout. Bah, c’est pareil.
Bref, parlons de 3 travaux photographiques sur la nuit.
George, D. & Falconer, K. (2015) Hackney by Night. United Kingdom : Hoxton Mini Press.
Hackney by Night est un livre de David George paru chez Hoxton Mini Press, en 2015. Déjà, c’est chouette, Hoxton Mini Press, ils ont fait pas mal de livres dans le même format (pour le côté collec’ c’est top) et il y a toujours cette bande de tissu sur la tranche, assez caractéristique. Bref, il y a un soin sur le design et ça, j’aime bien. Les images du livre sont accompagnées d’une nouvelle de Karen Falconer qui entraîne le lecteur dans une nuit du passé du narrateur, pleine de mystère. Par contre, le livre semble être épuisé (mais ce n’est pas une raison pour bouder leur catalogue !).
Quant au photographe, justement, il est photographe depuis plus de trente-cinq ans. À l’origine, il souhaite être peintre, et reste plus influencé par la peinture et la littérature que par tout autre art, comme il le dit lui-même :
Au départ, je voulais être peintre, ce qui est loin d’être le cas, mais j’ai toujours un vif intérêt pour la peinture. J’ai basé certaines de mes séries sur des idées de l’art occidental du 19e siècle telles que le sublime, l’étrange et le romantique. La série Romantique est directement inspirée des peintures de L’Île des Morts de Böcklin. Pour ce qui est d’être « crucial » pour mon art, je n’en suis pas si sûr, mais les peintures et la littérature alimentent ma pratique d’une manière que les photographies n’ont pas. J’aime l’idée que lorsque je regarde une peinture, je suis témoin des milliers de petites décisions prises par l’artiste, comme l’indiquent les coups de pinceau qui composent l’image finale. Ce n’est pas quelque chose que je peux retrouver dans la même mesure dans le tirage photographique, et je trouve que cela permet une empathie avec le processus créatif de l’artiste.
David George
Il a passé les vingt-cinq premières années à travailler sur des commandes de livres, de publicités et d’éditoriaux, principalement en extérieur, dans des situations de faible luminosité. David George vit et travaille dans l’est de Londres et a cofondé en 2009 le projet Uncertain States.
Pour en revenir aux images, les photographies de David George présentent des paysages urbains immobiles d’une étrange beauté. Même si pour nous, de ce côté de la Manche, l’ambiance peut nous paraître exotique et non dénuée d’un certain charme, David George n’entretient pas le même rapport à elle :
J’ai grandi dans le nord-est industriel de l’Angleterre et ces paysages ont fait partie de mon enfance. Ils me semblent aussi naturels et merveilleux que les glaciers pour les Norvégiens, les Highlands pour les Écossais ou les Alpes pour les Français. Je comprends comment ils sont apparus, comment ils fonctionnent, mais surtout à quel point ils sont fragiles et éphémères. Je prends donc un grand plaisir à les photographier avant qu’ils ne disparaissent et soient remplacés. Cette disparition et ce remplacement se produisent avec une régularité remarquable.
Je ne les considère pas comme banales, elles ont une raison et un but d’exister et possèdent donc une certaine énergie distincte et, bien qu’elles ne soient en aucun cas de nature bucolique ou romantique, elles possèdent leur propre beauté unique.
David George
Nous voyons là, dans son travail, le Londres qui nous échappe quand nous dormons. Et c’est là que la mayonnaise prend et que ce travail devient plus que la somme de ses ingrédients. David George mélange des éléments qui me touchent particulièrement : un regard sur un lieu qui lui est banal, des images simples mais travaillées, et la nuit, partout. Le résultat forme un tout supérieur à la somme de ses parties.
On y sent et retrouve ce que j’aime dans la photographie de nuit (que ça soit la regarder ou la fabriquer) : une forme de solitude, un calme, une étrangeté. Là aussi, tout est un peu décalé, différent. La magie est là.
À propos de la nuit, David George décrit aussi un sentiment qui me plaît dans cette pratique : l’impression d’avoir du temps. Il déclare :
J’apprécie la solitude de la nuit ; elle me donne le temps d’examiner les choses de près et avec attention. Il n’y a pas de rendez-vous à respecter, mon téléphone ne sonne pas, et le temps, d’une certaine manière, devient plus liquide – les heures s’écoulent sans qu’on les remarque. J’aime travailler la nuit, car cela ajoute un autre élément à la photographie de ces lieux qui n’existe pas pendant la journée. Cet élément supplémentaire contribue à la création d’une dystopie romantique, ce qui, bien qu’il s’agisse presque d’une contradiction dans les termes, est la meilleure façon dont je peux décrire ce qui se passe lorsque tous ces éléments se combinent dans la photographie.
David George
Quand je photographie la nuit, je pars souvent avec des écouteurs pour m’isoler et profiter de ce moment où, justement, on a le temps. Où notre attention n’est dérangée par rien, pas même les gens que l’on croise, les voitures à surveiller avant de traverser la route (enfin, faites gaffe quand même). Il y a une forme de tranquillité très appréciable, un petit luxe à portée de montre, et c’est ça que j’apprécie de retrouver dans ce livre.
Pour info, son projet a inspiré une vidéo par Umut Gunduz, où l’on retrouve la même ambiance, c’est par ici :
L'interview d'où proviennent les citations : Isabelle Keller-Privat, “Hackney by Night”, Miranda [Online], 17 | 2018, Online since 21 September 2018, connection on 05 May 2021. DOI: https://journals.openedition.org/miranda/13553
Ah, et pour ceux qui se posent la question (je vous vois), c’est… du numérique ! David George le dit lui-même :
J’utilise la capture numérique pour mes photos de nuit, car elle gère les faibles niveaux de lumière bien mieux que la pellicule, car elle n’a pas de problèmes de défaillance de réciprocité ; mes expositions sont donc beaucoup plus rapides et précises. Je peux également vérifier l’histogramme de chaque photo au moment où je la prends et ajuster l’exposition en conséquence.
À part une petite balance des blancs et une réduction du bruit, les images sont à peu près telles qu’elles sont sorties du dos de l’appareil. J’utilise toujours aussi peu de postproduction que possible, car il est très facile de détruire la spontanéité d’une image en la retravaillant trop sur Lightroom ou Photoshop ; je préfère également l’honnêteté d’une image non manipulée. Une photographie fonctionne ou ne fonctionne pas et aucune manipulation de postproduction ne pourra la faire fonctionner ou lui donner une âme.
Cela ne veut pas dire que je suis contre les technologies de postproduction, bien que j’aie des sentiments mitigés à leur égard, mais sans passer pour un luddiste, je pense qu’elles ne sont qu’un outil de plus dans la boîte à outils du photographe, et non une panacée pour toute maladie photographique. En fin de compte, ils ne sont qu’un petit pas de plus dans l’évolution de la pratique photographique. Il n’a jamais été aussi facile de prendre des photos, les technologies numériques ont fait de la photographie une forme d’art véritablement démocratique, mais il est toujours aussi difficile de prendre une bonne photo.
David George
Marques, J. C. (2019) After nightfall.
Le deuxième dont je voulais vous parler est After nightfall de José Carlos Marques. C’est un photographe portugais, vivant et travaillant dans sa ville natale de Póvoa de Varzim.
C’est un livre de taille moyenne, 15×23 cm, de 206 pages pour 198 photographies, avec une couverture flexible brillante. C’est une impression jet d’encre produite en autoédition. Et… c’est à peu près tout. C’est un livre sur lequel on trouve très peu d’informations. De ce que j’ai compris, Marques produit tous ses livres dans le même format, et en sort régulièrement (deux semblent être parus depuis que j’ai acheté celui-ci). Pour en avoir manipulé quelques-uns (j’y reviens), ils ont une certaine unité : même papier, et même noir et blanc rugueux, contrasté, caractéristique de son travail. Ils n’ont également pas de texte, laissant toute la place aux images et à l’imagination du spectateur (ce qui, aussi, me plaît beaucoup).
Je suis tombé sur After nightfall à Porto au Portuguese Center of Photography, qui en plus d’avoir des expositions riches, une belle collection permanente de photographies et d’appareils photo (y a plein de curiosités à voir, c’est top), est gratuit et se situe dans un très beau lieu. Bref, c’est à voir.
C’est dans leur librairie que je suis tombé sur ce travail, que j’ai immédiatement acheté, trouvant qu’il résonnait bien avec ce que j’explorais moi-même (sans bien sûr avoir envie de terminer sur la même ligne d’arrivée).
Je ne sais ni où, ni quand, ni comment ont été produites les images. On retrouve sa patte, des images sombres, aux noirs intenses, des jeux graphiques dans la mise en page. L’ambiance est inquiétante et un peu familière également. J’ai aussi grandi dans ces villes de province, à la limite de la campagne. Si l’on retrouve le vide et l’obscurité dans ses images, ce n’est pas sans une teinte de familiarité (dans mon cas). Ce livre est une balade nocturne que l’on fait avec plaisir avec lui.
Comme je l’ai dit, on trouve peu d’informations sur ce livre. C’est pourquoi j’ai contacté José Carlos Marques, qui m’a gentiment envoyé le synopsis suivant présentant son travail :
After Nightfall vise à remettre en question la réalité vide inhérente à notre époque. Il tente de planter le spectateur dans un lieu sans frontières physiques définies où la figure humaine est ressentie mais pas vue… où le noir et l’obscurité agissent comme des éléments qui réduisent l’appréhension à une portion étroite de ce qui est dépeint et où les éléments clés des images ne devraient pas servir seuls d’indicateurs de ce que propose l’artiste. L’intention est de placer le spectateur dans une plateforme ouverte où il est invité à construire calmement une narration.
Ces photographies ont été réalisées dans le nord du Portugal, où vit le photographe. Il s’est promené dans les rues proches de son domicile pour ce qui était au départ un pur exercice esthétique, à la recherche d’éléments banals qui pourraient ensuite être reliés d’une manière ou d’une autre. Il s’est vite rendu compte qu’en s’écartant de ce processus, il pouvait transformer le résultat de son travail en un amalgame plus large de significations. Au lieu d’essayer de créer une histoire, il a décidé d’utiliser la photographie comme un moyen de présenter un concept. En évitant intentionnellement d’orienter le spectateur vers ce qu’il devrait percevoir, l’artiste pousse ce même spectateur à réfléchir et à faire ses propres hypothèses. Dans un monde rempli d’images où chaque image tente d’une manière ou d’une autre de réduire votre vision, on peut dire que le processus consistant à donner aux gens la capacité de remettre en question ce qu’ils voient gagne en importance.
Synopsis – After Nightfall
Avec le synopsis, José Carlos Marques m’a envoyé un texte qui m’était destiné, censé répondre aux questions que j’avais sur son projet, comment il l’avait construit, pourquoi. Il ne devait pas être publié, mais juste m’informer. Cependant, je l’ai trouvé juste, touchant, et assez lucide sur le rôle du livre, de l’objet produit par l’artiste, dans la diffusion d’un travail photographique. Je le reproduis ici, avec son autorisation, en le remerciant chaleureusement du coup de pouce donné à cet article par son implication.
Vous m’avez demandé pourquoi j’ai décidé de faire ce livre. Ce n’est pas une longue histoire, mais elle nécessite un certain contexte. J’ai étudié la photographie à Porto (Portugal) et depuis que j’ai réalisé que je pouvais prendre des photos pour m’exprimer, j’ai essayé d’expérimenter différents styles. Après plusieurs années de travail avec différents procédés, il est arrivé un moment où j’ai réalisé que je devais choisir l’esthétique qui servirait le mieux ma vision. Je pense que toute personne qui prend la photographie au sérieux arrive à ce point tôt ou tard. Pour moi, c’est arrivé en 2014 et dès le début, j’ai établi que l’objectif final de chaque série serait le livre imprimé. Outre le travail personnel que je développe, ma carrière professionnelle a toujours été liée au photojournalisme. J’ai commencé à travailler en 2003 et, au fil des ans, j’ai connu de nombreux changements dans le domaine de la photographie, notamment le passage de l’analogique au numérique. Nous avons atteint un point de l’histoire où nous produisons une quantité absurde de photographies par minute et aussi avantageux que cela puisse paraître, la vérité est que beaucoup de bonnes images finissent par se perdre avec le temps. Dans cette réalité, je considère le livre imprimé comme la seule plateforme disponible pour aider les artistes à perpétuer leur travail en tant que tout. Bien sûr, il y a toujours les galeries et les musées pour exposer ce travail, mais à mon avis, les auteurs ont très peu de contrôle sur ce qui est montré dans ces endroits. En rassemblant un groupe d’images et/ou de textes dans un objet imprimé, l’artiste peut prendre les choses en main et s’assurer que l’idée originale sera correctement montrée aux autres sans prendre le risque qu’elle soit déformée avec le temps. On peut comparer cela aux vieux disques de musique, aux vieux livres de poésie et aux vieux projets d’architecture. Ils ont été conçus d’une manière qui reste intacte, et c’est le but que je poursuis. Mais ne prenez pas mes propos à contre-pied. Je ne suis pas contre les supports numériques. En fait, j’ai toujours veillé à utiliser tous les outils dont je disposais pour montrer mes images. En publiant un livre pour chaque série, je ne fais que rassembler toutes les images de cette série en un seul objet, ce qui m’aide à tourner la page et me permet de fournir au spectateur une interprétation plus précise de mon idée originale.
En ce qui concerne le processus que j’ai choisi pour imprimer mes albums, l’histoire est un peu plus simple. Comme je l’ai déjà mentionné, je travaille comme photojournaliste et, depuis quelques années, mes revenus ne sont pas suffisants pour me permettre de produire de grandes éditions de livres dans des maisons d’édition traditionnelles, de m’occuper de la conception, de la distribution ou de payer quelqu’un pour le faire. J’ai donc cherché des alternatives sur le Web et j’ai trouvé BLURB, un service d’impression à la demande. La liste des options qu’ils proposent est immense. Des types de livres aux tailles de livres, en passant par les types de papier, les couvertures, les options d’expédition, les options de vente… tout ce que vous voulez. C’est le paradis pour les artistes de l’autopublication comme moi. J’ai choisi le format du livre, le type de couverture et le type de papier avec lesquels je voulais travailler. Le choix était très simple : Je voulais que mes photos atteignent le plus grand nombre de personnes possible et je voulais que ces personnes les voient regroupées comme je l’avais prévu… aucune autre exigence. Le papier et la qualité d’impression étaient secondaires, j’ai donc opté pour le moins cher. J’ai également appris à travailler avec InDesign, j’ai développé une sorte de « modèle » et j’ai décidé que tous mes livres auraient la même disposition.
À partir de là, j’ai commencé à faire de la publicité pour ces livres sur mon site web et sur mes réseaux sociaux. Les gens du monde entier pouvaient les acheter sur BLURB, mais j’ai décidé d’aller un peu plus loin et j’ai commencé à chercher des partenaires pour les vendre dans des magasins physiques. Puis 2020 est arrivé et tout le monde de l’art s’est figé.
L’avenir est incertain. Personne ne sait ce qu’il adviendra des librairies, et encore moins des librairies de photographie. Personne ne sait ce qu’il adviendra des galeries, et encore moins des galeries de photographie. Personne ne sait combien d’artistes vont survivre et combien vont continuer à travailler sur l’art. Une chose dont je suis sûr… tous les livres qui ont été produits avant et tous les livres qui sont produits en ce moment peuvent survivre pour raconter nos histoires dans les jours à venir et cela seul est plus que suffisant pour moi pour continuer.
JOSE Carlos Marques
Vous pouvez retrouver un peu plus de son travail sur son compte Instagram :
Ps : je précise, José Carlos Marques est portugais, écrit en anglais et j’ai traduis en français pour vous. On compte sur votre indulgence !
Bovo, M. & Sire, A. (2020) Marie Bovo : Nocturnes. Paris : X. Barral.
Née en 1967 à Alicante, en Espagne, Marie Bovo vit et travaille à Marseille. Elle est représentée par la galerie Kamel Mennour à Paris. Vous pourrez d’ailleurs trouver ses livres sur leur site, ainsi que pas mal de photographies de ses expositions, l’occasion de voir un peu la scénographie de celles-ci (ça me rappelle l’époque où on pouvait encore voir des expositions, bref). D’ailleurs, pendant qu’on parle de ses expositions : le livre dont on va parler, Nocturnes, est issu d’une exposition à la Fondation Henri Cartier-Bresson, mais elle a aussi exposé à la Maison européenne de la photographie, au FRAC Provence Alpes-Côte d’Azur à Marseille et à la Fondation Fernet-Branca à Saint-Louis. Elle a également exposé à l’étranger et collectivement (dans trop d’endroits pour les lister sans que vous et moi ne nous écroulions d’ennui).
Et, sans surprise aucune dans le cadre de cet article, elle a travaillé, beaucoup, sur la nuit.
« La photographie de nuit implique de longs temps d’exposition, et l’un des effets de la longue exposition est que, avec la lumière, le temps fait partie de l’équation. »
Marie Bovo
Marie Bovo utilise le temps à part entière dans sa photographie. Dans beaucoup de travaux photographiques (sans que ça soit péjoratif, chacun ses recettes !), le temps n’est qu’un paramètre. Il est utilisé pour faire, pas pour dire. On veut une scène de rue nette, on ne va en prendre que très peu, on veut un peu de mouvement, on en mettra un peu plus. Marie Bovo a un usage plus sémantique du temps, elle s’en sert pour changer le propos de ce qu’elle photographie. Alain Bergala en parle très bien dans l’essai présent dans Nocturnes :
Marie Bovo met un point d’honneur, qui relève de sa morale de la photographie, à choisir un dispositif photographique qui refroidit ce qu’il pourrait y avoir de facilement affectif ou idéologique dans son rapport aux sujets sensibles qu’elle aborde. Elle s’efforce de maintenir ses images en état de froideur machinique pour s’éviter – et nous éviter – tout rapport de sensiblerie facile avec ses sujets. Elle abolit l’effet d’« instantané », le temps y perd son caractère fuyant et instable, propice à la convocation de l’imaginaire. Quelque chose s’en pétrifie et nous laisse sans échappatoire devant l’opacité du réel, non dynamisé par un récit ou une anecdote.
ALAIN BERGALA
D’une certaine façon, par ce procédé, elle va un peu à contre-courant. Dans son livre sont traités plusieurs sujets, dont un qui m’a particulièrement marqué : les camps de Rom de Marseille, dans la zone portuaire. Un sujet qui prêterait facilement au sentimentalisme (pour ne pas dire misérabilisme), à l’anecdotique, ou encore à l’image iconique, documentaire, héritée de Dorothea Lange.
Mais par son approche, Marie Bovo balaie tout ça d’un revers de main. Elle dit tout, en évitant habilement ces écueils (et de tomber dans le déjà vu). Elle pose sa chambre photographique, plusieurs heures chaque nuit, toujours au même endroit. Nuit après nuit, on voit les lieux évoluer, les installations changer, la vie se faire et se défaire dans cette zone où la vie semble tout sauf être facile.
Il n’y a pas besoin de montrer les gens, pas besoin de pointer lourdement le sujet du doigt, la photographie fait son œuvre. On est presque dans le show don’t tell, l’histoire est là, présente, sans forcer. Une approche du temps basée sur une approche calme, réfléchie, posée.
J’ai acheté Nocturnes alors que je traînais chez mon libraire préféré, bien décidé à ne pas dépenser mon argent. Ce qui, comme d’habitude et sans surprise, s’est transformé en un cuisant échec. En me baladant dans les rayons (enfin, le rayon, soyons honnêtes), j’avais envie d’un peu de nouveauté, et un peu marre de voir encore les mêmes noms ressortir des livres en tête de gondole. Bien que j’apprécie les travaux de Stephen Shore ou Harry Gruyaert, j’avais envie de nouveauté, de fraîcheur, et je n’ai pas été déçu avec ce livre.
On y retrouve d’autres sujets tout aussi bien traités : les cours intérieures du quai de la Joliette à Marseille, les fenêtres d’Alger, ou encore un kebab photographié avant rénovation pour immortaliser ses décorations uniques.
P.S. : Si vous voulez plus de livres sur Marseille, j'ai produit une vidéo sur un éditeur de la ville.
Vous pouvez aussi découvrir un peu plus ce livre dans cette démonstration produite par son éditeur, l’Atelier EXB :
Et par ici, suivre son actualité sur Instagram :
Sur ce livre, je laisserai le mot de la fin à Alain Bergala :
« Quand Marie Bovo entreprend ces séries de photos – en Afrique, à Alger ou à Marseille –, il y a toujours, au foyer de son travail, l’exploration sereine de la même et profonde potentialité virtuelle de la photo qu’il lui appartenait de rendre évidente. La photo, pour une majorité écrasante de photographes, est l’art de saisir un instantané du monde des apparences qui est devant eux. C’est généralement un art du plein et du visible. Mais la photo peut être aussi, comme le prouvent ces images, un art de l’absence, de la disparition et de l’évanouissement du visible.
Qu’est-ce qu’un photographe « essentiel » ? C’est quelqu’un, comme Marie Bovo, qui a su reconnaître, parmi toutes les potentialités de son art, celle qu’il lui revenait d’explorer et qui ne l’avait pas été de façon aussi nette et plénière avant lui. Cette virtualité d’une essence de la photographie – qui « attendait » en quelque sorte qu’il la révèle –, il l’a trouvée plus qu’il ne l’a cherchée. Elle s’est imposée à lui sans le moindre calcul de se constituer une singularité de photographe, mais parce qu’elle est l’expression exacte, en photographie, de son rapport ontologique au monde. »
Alain Bergala
Conclusion
Nous voilà donc rentrés au port, j’espère que cette balade nocturne aura été aussi intéressante pour vous à lire que pour moi à produire. Quoi qu’il en soit, je continue d’être intéressé par le sujet, comme une façon de nourrir mes propres travaux des réflexions et chemins empruntés par autrui, mais dans l’absolu.
J’avais déjà parlé de Fullmoon sur le Blog, le livre de Darren Almond produit à la lumière de la Lune. Une forme de nuit, elle aussi un peu étrange et décalée, et depuis le temps, l’intérêt de n’est pas estompé. Je ne me lasse pas de ces ambiances, et à défaut d’avoir pu les vivre cette année, en avoir un aperçu dans ces livres est un plaisir qui ne se refuse pas.
Et bonne nuit à tous.
Et pour terminer, la playlist que j’écoute la nuit, et celle écoutée pendant l’écriture de cet article :
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