Introduction
Voilà une question compliquée, dont il convient de définir les bords et l’origine. Il y a un sujet qui revient, ponctuellement, dans mes échanges avec les lecteurs du Blog : est-ce qu’il y aurait des courants en photo, et dans lequel sommes-nous aujourd’hui ? C’est une question qui n’est évidemment pas simple, et que j’ai toujours eu du mal à manier. En effet, je n’ai jamais vu la photographie et ses diverses pratiques comme un arbre avec plein de branches différentes qui évolueraient en parallèle. Rien de ce que j’ai lu ou vu ne m’a poussé à la penser et à la comprendre de cette façon. Je voyais plus ça comme une matrice, dans laquelle on pouvait se placer, sans pour autant avoir une idée claire des éléments la définissant (mais on va y revenir, c’est tout l’objet de cet article).
Je ne pensais pas trop y consacrer un billet jusqu’à aujourd’hui, et si je m’y colle c’est parce que j’ai enfin mis la main sur les bons éléments pour y répondre.
Comme beaucoup de mes billets, celui-ci est parti d’une lecture, et pour le coup, d’une lecture marquante. Des bouquins sur la photographie, j’en lis régulièrement, que ce soit des écrits dessus ou des œuvres d’artistes. Si beaucoup viennent élargir ma culture, ma connaissance du possible et ma bibliothèque mentale de références, elles ne sont souvent « que » ça : une pierre en plus. Ce n’est pas dit de façon péjorative bien sûr, on peut apprécier un film que l’on regarde, passer un bon moment, sans que l’œuvre ne nous marque à vie. Et de temps en temps, il y en a un qui ressort du lot, qui laisse une trace, qui pose une petite ligne, une différence entre avant et après sa lecture. Le livre dont je vais vous parler aujourd’hui en fait partie.
Juste pour vous faire un petit topo sur ce contenu, le livre comprend :
- Une introduction historique et artistique à l’œuvre de Louis Stettner par Clément Chéroux (qui avait d’ailleurs participé, de loin, à ce billet « C’est quoi être photographe ?« ), conservateur principal de la photographie à SFMOMA à l’époque et qui a désormais rejoint le très prestigieux MoMA de New York (quelle carrière au passage !).
- Les 120 photographies de l’exposition, organisées en chapitres thématiques, et très bien reproduites.
- 19 essais sur la photographie écrits par Louis Stettner lui-même et publiés à l’origine dans le magazine iconique Camera 35 de 1971 à 1979, qui sont une merveille de réflexion sur la photographie dont on va reparler.
- Une transcription de la conférence fondamentale de Louis Stettner intitulée «Photography: Style & Reality», donnée au Centre international de la photographie en 2002. Dans ce texte, il aborde des thèmes majeurs de son travail, parle de la photographie contemporaine, etc. C’est passionnant.
Bon, avant de démarrer et de partir très loin dans les abysses de la photographie et de sa compréhension, il va falloir que l’on parle un peu de Louis Stettner, et de sa photographie, point de départ de tout cela.
Louis Stettner est né le 7 novembre 1922 à Brooklyn (New York en gros) dans une famille d’origine juive autrichienne. Il n’est pas le seul à être né ce jour-là : il a un frère jumeau. Si je le précise, c’est parce qu’un essai au début du livre (rédigé par Clément Chéroux, si ma mémoire est bonne) analyse ses images sous ce prisme : la dualité y est souvent présente. On comprend son œuvre différemment une fois que l’on sait cela, donc autant vous le dire. Il se met à la photographie à l’adolescence, grâce à un appareil que lui offrent ses parents. Son frère en a-t-il reçu un aussi ? Pourquoi n’est-il pas devenu un photographe célèbre ? Le mystère plane. Il se passionne pour le sujet, et commence à le creuser en multipliant les visites à la salle de lecture du Metropolitan Museum (le Met’ pour les intimes) pour consulter les photographies de la réserve. Cependant, c’est à la Photo League qu’il apprendra le plus (et ce qui va le marquer assez longtemps). Il s’agit d’une association de photographes engagés socialement et qui regroupe depuis les années 1930 de grands photographes américains tels que Lisette Model, Berenice Abbott, mais aussi des profils plus atypiques comme Weegee. D’ailleurs, il était ami avec ce dernier, comme avec Doisneau, Ronis et Brassaï.
La Ligue m’a appris que, quelle que soit l’originalité et le talent de la vision du photographe, le succès ultime de la photographie dépendait mutuellement du photographe et du monde de la réalité autour de lui… non pas pour ignorer, mais au contraire pour concentrer ses talents sur les travailleurs de tous les jours et ce qui était immédiatement autour de lui en termes de vie et d’environnement.
Louis Stettner
Il se retrouve aussi impliqué (sans que j’en connaisse les détails) dans la Seconde Guerre mondiale :
Il est difficile d’évaluer ce que la prise de photos de bataille a signifié pour moi en tant que photographe. Je sais que j’ai vécu et combattu avec mes compatriotes – pêcheurs, travailleurs industriels, commerçants – que je n’avais fait qu’effleurer à Times Square… Des fermiers des collines du Kentucky… Comment ils ont réussi à lutter contre le fascisme m’a donné une foi dans les êtres humains qui ne m’a jamais quittée.
Louis Stettner
Louis Stettner s’installe à Paris dans les années 1950 et obtient son baccalauréat en arts, photographie et cinéma à l’Université de Paris. Il a vécu avec sa famille dans cette ville, et cela jusqu’à sa mort (en s’y étant installé définitivement en 1990).
Louis Stettner a photographié énormément ces deux villes, durant plus de 60 ans, faisant des aller-retour au-dessus de l’Atlantique. Il capture les évolutions culturelles et architecturales des deux villes, constituant au fur et à mesure une archive assez rare des deux villes, qui contient à la fois des images historiques des monuments les plus célèbres, et des moments de la vie quotidienne. Il y a dans les images de Louis Stettner une qualité atmosphérique que l’on ne voit nulle part ailleurs chez les photographes étant ses contemporains.
La qualité du travail de Stettner est aussi impressionnante qu’indéniable, centrée sur l’ordinaire et la vie de tous les jours (deux éléments chers au petit cœur de l’auteur de ce Blog). Il s’intéressait particulièrement à la vie de la classe ouvrière, son regard est humaniste, axé sur les hommes (on y reviendra, c’est essentiel pour la suite). Un regard centré sur une classe modeste, mais qu’il montre toujours avec beaucoup de dignité ; le misérabilisme n’a pas de place chez lui. À noter qu’il a aussi consacré une bonne part de son travail aux natures mortes et aux images de paysages.
Pour l’anecdote, il a aussi passé pas mal de temps à sculpter et à peindre ; quand on a du talent, autant ne pas le gâcher. L’inverse étant aussi valable, puissent certains en tirer les bonnes leçons.
Son travail a été exposé en 2018, au SFMOMA qui lui a consacré une vaste rétrospective couvrant toute sa carrière, et dont découle l’ouvrage à l’origine de cet article. Il a reçu aussi de nombreux prix et distinctions, comme le titre de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres du gouvernement français en 2001. Dans les dernières années de sa vie, Stettner a commencé sa série de couleurs pastorales de Manhattan par des voyages d’été à New York, tirées en cibachrome, dont voici quelques images :
Il a aussi entamé, à la même époque, un projet de trois ans de photographie du massif des Alpilles en Provence, avec une caméra grand format 8×10, continuant comme toujours d’imprimer ses propres photographies. Stettner est décédé à Paris le 13 octobre 2016, un mois après la clôture de son exposition, Ici Ailleurs, au Centre Pompidou.
Bon, vous devez vous dire la même chose que moi quand j’ai creusé un peu plus son œuvre : » pourquoi est-ce qu’il n’est pas plus reconnu ? « . Eh bien, c’est dû à deux facteurs :
- Stettner était un photographe inclassable, ni vraiment dans la droite lignée de la photographie américaine telle qu’elle se pratiquait à l’époque, ni non plus un photographe humaniste 100 % à la française. On avait du mal à le ranger dans des cases, à savoir où il allait, et ça a dû jouer sur la reconnaissance de sa carrière (ce que dit aussi l’essai au début du livre).
- Il a démonté l’intégralité de la planète, à l’ogive nucléaire. Je veux dire, c’est le boss final du jeu, sans commune mesure. Là, à l’heure où j’écris ces lignes (pendant le confinement et dans le froid de ma terrasse), cela fait 5 ans que j’écris en ligne. J’en ai égratigné des gens, des pratiques, des idées reçues que je trouvais stupides ou qui tiraient les gens vers le bas, je dis ce que je pense comme je le pense, et je vous parle comme si vous étiez à côté de moi (avec une bonne bière, c’est plus cool). Mais Stettner, c’est un autre niveau, à côté j’suis un agneau. Dans ses chroniques pour Camera 35, il n’y allait pas du tout avec le dos de la cuillère. Il a notamment tapé sur :
- Edward Steinchen, qui a été conservateur en chef du MoMA de New York. Il lui reproche de ne jamais avoir réalisé d’exposition en solo de photographe pendant plus de 15 ans, en bricolant des termes absurdes pour rassembler des photographes qui n’ont rien à faire ensemble. Il souligne notamment que cela oblige certains artistes, qui ont eu une carrière riche, à se retrouver à n’exposer que peu, collés à d’autres photographes d’un tout autre acabit.
- Le magazine Life, dont, après avoir souligné la désorganisation totale et le manque de considération pour ses photographes, il décrit le mépris pour son lectorat. Selon lui, Life a toujours refusé de produire des reportages élaborés, préférant servir du simple et du facile à son lectorat qui ne comprenait que ça, selon eux. Au final, quand la télévision est arrivée, les gens se sont rués dessus parce qu’ils étaient habitués à ce type de contenus et ont délaissé le magazine. Ainsi, lors de la fermeture, ils n’avaient qu’à s’en mordre les doigts.
- Henri Cartier-Bresson. Oui, dans le plus grand des calmes, il sort le lance-roquettes et lui en offre une tournée. Il lui reproche d’avoir basculé d’une photographie humaniste et créative vers une posture de héros de la photographie, distante de ses sujets et perdant dans la forme (je résume rapidement, son essai est plus argumenté et subtil).
- Andreas Gursky, pour finir, qui pour Stettner recycle des formes photographiques anciennes avec des outils modernes (notamment les outils numériques) tout en n’ayant aucun fond réel à son travail. Oui, ça pique. Dans la suite de son texte, il considère qu’il s’agit tout juste de déchets (« garbage » dans le texte) bons pour décorer les halls des grandes entreprises.
Oui, Stettner n’y allait pas à moitié, il avait une vision claire et précise de ce que devait être la photographie (que je ne partage pas forcément) et de ce qui était bon pour elle ou non. Ces essais sont vraiment intéressants à découvrir, ils donnent à lire une vision autre de l’histoire de la photographie que celle issue des livres que l’on connaît, un point de vue en opposition intéressant (et avouons-le, parfois amusant, lire du Stettner est un plaisir coupable). Cependant, et on y arrive enfin, dans tous ces essais, un m’a particulièrement marqué et est à l’origine du sujet du jour. Il s’agit du texte intitulé « Modern Photography », paru dans le volume 18 de Camera 35 en décembre 1974. Here we go.
Une histoire d’échelle
Dans son essai, tout commence par un rejet des institutions liées à la photographie et du fonctionnement pyramidal de celles-ci. Ce que dit Stettner, c’est qu’en haut de ces institutions, il y a les musées, dont le plus important est le MoMA. Sous ces institutions on retrouve les universités (très influentes aux USA), les écoles, les éditeurs et les galeries. Ces acteurs s’échangent des récompenses, c’est leur monnaie : les prix, les bourses universitaires, les postes d’enseignement, les expositions…
Comment le système fonctionne ? Eh bien, généralement, un conservateur (curateur pour être précis) décide que certains photographes sont importants. Ainsi, il obtient des expositions et des recommandations pour des prix, des postes d’enseignement, des publications, et ainsi de suite. De ce fait, les personnes choisies (avec beaucoup de soutiens derrière eux) influencent l’opinion publique et même pire, les jeunes photographes à venir. Ces derniers vont à leur tour reproduire ce qu’ils ont vu, ce qu’ils pensent être apprécié pour obtenir des bourses, des prix, des expositions, etc. Cela crée une influence. Stettner souligne aussi un autre point qu’il considère comme négatif : les personnes chargées de prendre ces décisions ne sont pas élues. Le conservateur de la photographie du MoMA, très influent et qui dispose presque d’un pouvoir décisionnaire sur ce que doit être la photographie, n’est pas élu par ses pairs pour représenter la pluralité, mais embauché sur la base de ses compétences (ce qui est quand même normal).
Alors, la lecture de cette introduction, très piquante, m’a fait me faire deux remarques :
- Je n’avais pas tellement conscience de cela. J’ai toujours considéré que les institutions révélaient les tendances, l’important, l’innovant, l’intéressant, plutôt qu’elles les faisaient. Que les photographes talentueux qu’elles présentent étaient là avant, à faire leur choix, que ce n’était pas elles qui les « produisaient », en quelque sorte. De ce que je lis, elles disposent d’une influence certaine sur la façon dont va évoluer la photographie. Je pense que ni Stettner ni moi n’avons raison, et que la vérité doit se situer quelque part entre les deux.
- Aussi, cela a été écrit dans un contexte très particulier et est à prendre avec des pincettes : L’Art conceptuel (« L’art est défini non par les propriétés esthétiques des objets ou des œuvres, mais seulement par le concept ou l’idée de l’art ») est déjà passé par là 10 ans avant et a radicalement changé le rapport que l’on a aux œuvres, c’est un changement de paradigme et forcément, ça laisse des traces. Aussi, les années 70-80 correspondent aussi au moment où la photographie arrive sur le marché de l’art et commence à se vendre (marché qui fait aussi partie des acteurs influents de la photographie). La photographie se marchandise, et forcément, l’arrivée de l’argent dans l’équation change la donne. Tout ça pour dire que le contexte de l’écriture de ce texte est celui d’une période de transformation, et que j’ai l’impression, de mon modeste point de vue, que les choses sont plus équilibrées désormais. Cela étant dû aussi à l’arrivée d’internet, qui permet de ne plus avoir une communication du haut vers le bas, comme décrit dans le texte de Stettner, mais aussi dans l’autre sens. C’est ce dont se réjouissait Jean-Luc Monterosso dans cette interview, d’ailleurs.
Bref, si je prends le temps de décrire ce système d’influence, c’est parce qu’il pousse la photographie d’un point A à un point B, et que c’est l’échelle entre ces deux points qui va nous intéresser aujourd’hui. Je sors la machine à schémas.
Donc selon Stettner, les institutions poussent la photographie à aller de gauche à droite sur le schéma ci-dessus. Autrement dit, sont peu mis en avant les photographes faisant de l’humanisme réaliste (ils sont vus comme « vieillots ») et sont beaucoup mis en avant les photographes produisant du modernisme subjectif (que Stettner qualifie allègrement de « nombrilistes »). Stettner ne pose pas le schéma comme tel, bien entendu, je matérialise là la pensée qu’il développe dans son texte. Parce que cette échelle est bien pratique et va nous resservir. Si dans son texte il défend un côté plutôt que l’autre, notez que je considère cette échelle comme neutre, elle permet de différencier les pratiques, pas de juger de leur valeur. Définissons les deux côtés de celle-ci :
L’humanisme implique une confiance solide dans la capacité des hommes et des femmes à maîtriser et à contrôler (au milieu de grandes difficultés) leur vie et leur destin mutuel. Par cela, je ne veux pas dire un optimisme aveugle. Je fais référence à un refus d’être submergé par le désespoir.
Louis Stettner
Ainsi, la photographie humaniste est centrée sur l’homme, elle le montre de façon positive ; elle est surtout centrée sur l’extérieur, le monde autour du photographe et non sur lui et sa vie. Ainsi, Lewis Hine, qui a beaucoup photographié les enfants travailleurs pour sensibiliser à leur cause, fait partie de cette catégorie.
À l’inverse, de l’autre côté de l’échelle, on retrouve des photographes qui parlent d’eux et mettent en avant leur point de vue. On peut par exemple considérer que Sally Mann, qui a beaucoup photographié ses propres enfants, se situe plutôt de ce côté-là de l’échelle.
Deux fois le même sujet, mais deux approches différentes.
D’ailleurs, cela m’a fait penser à autre chose, m’a obligé à me situer, enfin, situer le message que je donne sur mes contenus en ligne. Reprenons le schéma :
Quand je répète sans cesse qu’il faut « partir de soi » pour définir sa pratique, ses sujets et ses envies, je ne vous dis pas de partir de la droite de l’échelle et d’aller vers le centre. Je ne vous dis pas « Voyez ce qui vous intéresse chez vous, et si vous parlez un peu du monde, c’est bien » (flèche rouge). Ce que je vous dis, c’est de partir de vos aspirations, votre personnalité et vos envies et de voir par la suite si vous voulez aller vers la gauche, ou plutôt vers la droite : aucun chemin n’est meilleur, mais il y en a sûrement un qui vous correspond mieux que l’autre (flèche verte). D’ailleurs, c’est aussi ce que semble faire Stettner, dans son texte qui clôt l’ouvrage :
En France, je suis considéré comme faisant partie de l’École de photographie du réalisme humaniste. Si je dois avoir une étiquette, j’aime plutôt ça. J’ai toujours senti que mon travail de photographe n’était pas de documenter un monde froid et factuel, mais à travers ma propre vision personnelle, de ressentir profondément, d’interpréter et de faire corps avec l’existence passionnée de mes semblables autour de moi. Nos grandes souffrances doivent toujours être équilibrées avec une grande joie – la seule façon de continuer à changer le monde.
Louis Stettner
Bon, ça, c’était pour la première pièce du puzzle. Dans ses écrits, Stettner pose aussi un autre critère de différenciation : l’importance de l’esthétique, qui revient très souvent. Ainsi, on pourra résumer sa pensée via le schéma suivant :
L’importance de l’esthétique, ça ne veut pas dire « est-ce que les images sont belles ou pas ? » (à ce sujet, je vous invite à regarder cette vidéo), il s’agit plutôt de voir si dans leur forme, les images innovent ou non, si elles apportent quelque chose de nouveau ou sont au contraire classiques, typiques de leur genre. Par exemple, Lee Friedlander a proposé quelque chose d’assez neuf en utilisant son ombre pour matérialiser sa présence dans les images. C’était quelque chose de peu vu (même si Stettner trouve que le fond est, pour le coup, assez vide). Il se situerait donc à droite du schéma.
À l’inverse, l’image de Lewis Hine que l’on a vue ci-dessus se situerait plutôt à gauche : il n’y a pas de recherche particulière sur la forme et elle est assez typique des portraits sociaux de son époque (encore une fois, ça n’est ni bien ni mal, ni mieux ni moins bien, c’est juste différent).
Et c’est là que l’on arrive à ce pour quoi j’ai écrit cet article, à ce que toutes les réflexions précédentes amènent, ce schéma :
Oui, on peut assembler les deux échelles et former une petite matrice qui permet de représenter les différentes pratiques, les tendances, le « qui-est-où », bref, d’y voir un peu plus clair.
Alors, comme vous le notez, il y a un point jaune. Non, ce n’est pas un soleil, c’est juste que je voulais employer une couleur qui n’était pas déjà présente ailleurs sur le schéma. Bref. Cette zone jaune (il faut s’entraîner à le dire) représente la zone vers laquelle va ou tend la photographie institutionnelle, celle des institutions décrites par Stettner. La forme y est très importante, elle doit être neuve (ou du moins le sembler), afin de satisfaire le consumérisme d’un marché de l’art toujours avide de nouveautés. Selon Stettner, la forme y est plus importante que le contenu et… les institutions privilégient le modernisme subjectif.
Pour lui, la photographie est poussée à aller ou à rester dans cette zone et il n’apprécie pas du tout cela. Je suis assez d’accord dans une certaine mesure, car la pluralité est beaucoup plus intéressante au final, et l’on y gagnerait à avoir des artistes, dont les pratiques pourraient être classées partout sur la matrice, plus représentés et poussés (je parle des artistes actifs, pas des photographes historiques qui ont toujours, à un moment où un autre, une exposition rétrospective. Ce propos porte sur le présent et le futur, pas le passé).
D’ailleurs, en parlant du passé, amusons-nous un peu à placer quelques photographes sur la matrice. Bien sûr, ces classements sont personnels et empiriques, je ne garantis pas la précision scientifique, il s’agit plus de donner une idée générale. On pourra discuter de la position de chacun en commentaire :).
PS : Si j'utilise un dégradé, c'est simplement pour montrer que les zones où l'on se situe ne sont pas figées et précises, ces photographes occupent une zone de la matrice plus qu'un point précis. La taille des cercles n'a pas d'importance, certains sont plus gros pour que le nom rentre.
Bon, maintenant que ça, c’est posé, prenons un peu de temps pour voir pourquoi chacun est à sa place et ce que ça dit de sa photographie (uniquement du point de vue de ces deux critères) :
Louis Faurer pratique la photographie de rue, il est tourné vers les hommes plus que vers lui, sans pour autant raconter leurs histoires : il photographie des passants, des anonymes, dans une esthétique qui lui est propre. En effet, il ne se contente pas des jeux visuels chers aux photographes de rue, mais présente des images douces, humaines, sensibles.
William Eggleston est placé à peu près au même niveau esthétiquement : même si les sujets sur lesquels il se concentre n’ont pas été photographiés avant et de cette façon (en couleur et avec la technique du Dye Transfer), il est marqué par une esthétique « snapshot », ses compositions sont aussi souvent organisées autour d’une centralité iridescente. Il propose donc quelque chose de neuf, mais pas autant que d’autres (ce constat est comme tous les autres, très subjectif). Pour son sujet, il photographie plutôt son environnement proche, et la banalité qui l’accompagne. On est donc plutôt du côté des modernistes subjectifs, même s’il n’en atteint pas l’extrême : ses images ne nous apprennent rien de lui (on ne sait pas s’il a été marié, s’il a des enfants, où il vote et ce qu’il pense en les regardant).
Nan Goldin, pour faire simple, a photographié longtemps ses proches (dont beaucoup issus de la communauté LGBT), avec une esthétique de snapshot, sans recherche particulière de ce point de vue. Ainsi, elle se trouve en bas à droite de la matrice.
Andreas Gursky se situe tout en haut, pour ses recherches esthétiques très avancées (avant Gursky, personne ne faisait du Gursky, même si Stettner considère qu’il recycle avec des outils numériques le style pictoraliste, essentiellement centré sur la forme au détriment du fond). Gursky se trouve aussi du côté des modernistes, même si sa photographie ne nous apprend rien de lui, elle défend un point de vue très personnel sur le monde, et il n’hésite pas à manipuler ses images numériquement pour le présenter. Ainsi, il se trouve aussi pile dans la zone (jaune) vers laquelle les institutions poussent, ce qui est d’une certaine façon logique étant donné que c’est l’un des photographes les plus chers de l’histoire.
Erns Haas se situe pas très loin d’Eggleston, mais sa position diverge pour plusieurs raisons : s’il fait aussi partie des modernistes subjectifs, son point de vue est moins personnel que celui d’Eggleston et plus centré vers l’extérieur. Bien qu’il ait produit des images, au début de sa carrière, sur les soldats de retour de la guerre que l’on pourrait qualifier d’humanistes, le reste de son œuvre s’apparente plus à une représentation subjective du monde, avec un gros travail sur la couleur dont il est un précurseur (ce qui explique sa position plus élevée sur cet axe). Haas représente plus sa façon de voir le monde que la nature de celui-ci.
Ren Hang est présent ici parce que c’est l’archétype de ce que décrit Stettner comme étant une attente (ou ce vers quoi tendent les institutions) : une pratique éminemment personnelle, subjective et centrée vers soi, avec une recherche esthétique, d’où sa place sur le schéma. Ren Hang a photographié principalement la relation à l’identité et à la sexualité. C’était un artiste homosexuel, particulièrement influent auprès de la jeunesse chinoise. Son ton est considéré comme subversif ou qualifié de pornographique, et dans un contexte politique répressif, représente une forme de désir de liberté de création, de fraîcheur et d’insouciance.
Ps : Oui, vous venez bien de voir un cul-cher de soleil. OK, je sors.
W. Eugène Smith est l’archétype inverse en ce qui concerne le centre d’intérêt de sa photographie. Il partage avec Hang le même souci de l’esthétique, de proposer autre chose. C’est quelqu’un qui a énormément travaillé dans la chambre noire pour améliorer ses images, développer un rendu qui lui soit propre. Cependant, les similarités s’arrêtent là. Que ça soit les ouvriers de Pittsburgh qu’il a inlassablement photographiés, ou le drame de Minamata, sa photographie est intensément tournée vers l’autre, l’humain, sa condition.
Sergio Larrain est assez proche de Louis Faurer, d’une certaine façon (il pratique la photographie de rue aussi, avec le même souci esthétique, faire à sa façon, sans être radicalement différent). Cependant, ils divergent par leur place sur l’axe horizontal : Larrain parle peu des autres, et pas vraiment de lui non plus. Ses images ne sont ni humanistes (elles ne racontent pas l’histoire des lieux qu’il visite, mais plus sa vision de ceux-ci) ni totalement subjectives, tant on en apprend peu sur lui. D’où sa place assez centrale.
Enfin, Hiroshi Sugimoto se situe à peu près au milieu de l’axe horizontal aussi (pour les mêmes raisons que Larrain), mais plus haut, car il propose une esthétique radicalement différente de ce qui se faisait jusque-là. Il travaille sur le temps long, parfois très long, et propose des images aux noirs et blancs très travaillés.
Bien évidemment, cette représentation montre des points graphiques figés, certains photographes vont rester dans la même zone toute leur carrière et d’autres vont se déplacer dans cette matrice, au gré des projets et des évolutions.
Prenons deux photographes en exemple :
Joël Meyerowitz, par exemple, a beaucoup évolué et s’est renouvelé sans cesse. Il a démarré par de la photographie de rue, assez classique dans sa forme, avec beaucoup de jeux visuels, pour aller petit à petit vers des choses plus personnelles et avec une esthétique plus travaillée (notamment en étant un des pionniers de la photographie en couleurs).
De même, Henri Cartier-Bresson (HCB sur le schéma) a évolué au cours de sa carrière. Il a démarré en tant que photographe, attiré par le surréalisme, qui produisait des images très bien composées et travaillées, tout en étant centré sur l’homme. Petit à petit, ce souci pour la forme s’est estompé. Disons que le journalisme l’a fatigué et qu’il s’est finalement désintéressé de la photographie pour se tourner vers le dessin. C’est bien expliqué dans ce podcast, par Agnès Sire.
Ainsi, on peut dire que dans leur carrière, certains photographes occupent une zone du schéma, plutôt qu’un point précis. Pour Meyerowitz, cela peut se représenter ainsi :
Alors, tout cela, on l’a déroulé du point de vue des photographes. Il s’agissait de vous faire comprendre chacun des axes avec des exemples concrets, et de voir comment il était possible de les employer (avec des points, des mouvements, ou des zones) pour mieux comprendre nos photographes préférés et leurs carrières.
Cependant, et c’est ce que l’on va voir maintenant, il est aussi possible de s’en servir dans l’autre sens, c’est à dire de partir d’un sujet, et de voir comment différents photographes y ont répondu. Où ils se sont placés dans cette matrice, en travaillant sur une même problématique. On y va.
L’illustration par l’exemple
Alors, comme sujet, j’ai choisi de parler de la maladie. À l’heure où j’écris ces lignes, nous sommes confinés, sans idée précise du temps que cela va durer. Les soignants travaillent d’arrache-pied pour lutter contre le Covid19 (merci à eux), et je me suis dit que ça pourrait être intéressant de voir comment le sujet avait été traité par la photographie (le sujet de la maladie au sens large, disons, des sujets médicaux). Alors, voici le schéma dont on va partir :
Laia Abril a travaillé sur l’avortement (qui n’est pas une maladie ni le résultat d’une maladie, hein, d’où ma précision sur le sens large du sujet ici). Le livre s’appelle On Abortion et est la première partie du nouveau projet à long terme, A History of Misogyny.
L’œuvre a d’abord été exposée aux Rencontres d’Arles en 2016 et a reçu le Prix de la Photo Madame Figaro et la Bourse Fotopress. La photographe documente et conceptualise les dangers et les dommages causés par le manque d’accès légal, sûr et gratuit des femmes à l’avortement. Elle s’inspire du passé pour souligner l’érosion longue et continue des droits reproductifs des femmes jusqu’à nos jours, mêlant les questions d’éthique et de moralité, une série stupéfiante autour de l’avortement. Elle y mélange portraits (parfois anonymisés), témoignages, reproduction d’objets, bref, autant d’éléments qui font que j’ai placé le livre assez haut sur l’aspect esthétique. C’est aussi ce mélange de sources qui le rend un peu moins réaliste que d’autres, cet ensemble de matériaux tend à rendre une image juste de l’avortement et de ses problématiques, pas forcément à le représenter de façon juste et réaliste.
Louise Brunnodottir (cliquez sur son nom pour voir son interview) a aussi travaillé sur le sujet de la maladie. Elle a été atteinte d’un tératome assez jeune, et a représenté cela dans un travail plastique, où le rouge vient couvrir des rochers, tel du sang. Ce travail est évidemment une vraie recherche esthétique, et propose une forme nouvelle, il est aussi très personnel et subjectif de par son histoire et se classe donc en haut à droite du schéma.
Larry Clark est un photographe américain. Il a travaillé dans sa ville natale en suivant un groupe de drogués accros au speed et à la marijuana, il résulte de ce projet un livre paru en 1971, Tulsa, qui est sa première monographie. Les images qu’il représente sont directes, crues et très réalistes. Il n’y a pas de fioritures, il nous montre la réalité telle qu’elle est, et nous la met en pleine face (même s’il nuance un peu cela quand il en parle).
Lorsque, dans les années 60, j’ai commencé à prendre des photos des gens autour de moi, je me fabriquais ma propre mythologie, mon propre univers. Il s’agissait déjà d’un mélange entre réalité et fiction, entre ce que je voyais devant moi et ce que je voulais formuler à partir de cette réalité.
Larry Clark
Therese Frare est connue pour avoir produit cette image de David Kirby sur son lit de mort.
David Kirby était un militant américain de la lutte contre le sida. On le voit ici entouré de sa famille, son père lui tenant la tête. La photographie a aussi été employée par Benetton lors d’une de leur campagne de publicité (ce qui est assez classique chez eux, ils ont longtemps fonctionné en essayant de choquer leur audience pour retenir son attention). C’est une image on ne peut plus réaliste de la situation, on ne pourrait pas faire plus direct. Dans sa forme, elle fait penser à une Pietà.
Deux exemples pour finir, dont nous avons déjà parlé dans la partie précédente :
Nan Goldin a aussi photographié ses proches atteints du sida dans l’épreuve de la maladie (et l’a fait avec les mêmes caractéristiques que précédemment).
W. Eugène Smith a travaillé sur le drame de Minamata, une usine japonaise qui a rejeté du mercure dans la nature pendant des années et a causé de nombreuses maladies dans la population (je vous invite d’ailleurs à en apprendre plus sur ce projet dans cette vidéo). Là encore, il emploie une approche typique de sa photographie : centrée sur l’humain, avec un très grand soin donné à l’esthétique.
Ainsi, pour un même thème, on constate que les photographes ici ont pris des approches différentes, que ce soit dans la forme (en représentant des objets pour donner du contexte), en s’impliquant plus ou moins personnellement et en étant plus ou moins éloignés de la réalité.
Conclusion
Cet article aura sans doute été ma plus belle bataille avec PowerPoint, le logiciel préféré des photographes de tout temps.
Plus sérieusement, j’aime bien les notions apportées par Stettner et représentées ici. Je trouve que c’est une bonne façon de sortir des carcans dans lesquels on réfléchit d’habitude, des grands genres photographiques (portrait, paysage, photographie de rue…), en prenant d’autres critères pour préciser les choses. Cela permet aussi de mieux comprendre les acteurs de la photographie et la tendance vers laquelle ils se dirigent (ou du moins semblent se diriger).
C’est aussi une façon un peu plus fraîche de définir sa pratique : vous n’êtes plus défini uniquement par votre sujet, mais aussi par votre approche, humaniste réaliste ou moderne subjective, avec (ou pas) une recherche esthétique, peu importe la forme qu’elle prenne.
D’ailleurs, puisqu’on y est, si je devais classer ma pratique, je la mettrais quelque part par ici :
Ma pratique photographique est plus centrée vers moi et ma subjectivité que vers une représentation réaliste du monde et de ses enjeux (encore une fois, il n’y a pas d’échelle de valeurs ici, simplement une question de goûts et d’envies). Et petit à petit, elle tend à remonter, je trouve, à s’attacher plus à la forme. Au début, j’aimais les choses assez fidèles, comme dans Intercité, mais plus ça va, plus certains projets tendent vers l’abstraction en tentant de représenter l’espace urbain autrement.
Ci-dessous, le passage de l’un à l’autre :
D’ailleurs, si vous aussi vous voulez jouer avec ces schémas, je vous les donne. Plus on est de fous, plus on rit et comme ça, je n’aurais pas passé autant de temps à me battre avec PowerPoint pour rien. C’est gratuit, vous n’avez qu’à cliquer sur le bouton ci-dessous :
PS : Ce fichier est sous licence Creative Commons (BY NC SA), soit Attribution + Pas d’Utilisation Commerciale + Partage dans les mêmes conditions. Cela veut dire que j'autorise l’exploitation de l’œuvre originale à des fins non commerciales, ainsi que la création d’œuvres dérivées, à condition qu’elles soient distribuées sous une licence identique à celle qui régit l’œuvre originale. En gros, vous pouvez télécharger le fichier, le modifier, le diffuser sous les mêmes conditions. À condition de citer l'auteur (votre serviteur) et de ne pas en faire d'usage commercial (le vendre). Voilà voilà, amusez-vous bien avec.
Ceci étant précisé, n’hésitez pas à vous en servir, à vous placer dessus par exemple, ou les photographes qui vous plaisent, vos découvertes, etc. Je suis sûr que ça peut vous aider à comprendre plein de trucs.
Et surtout : vous pouvez me montrer vos créations via Twitter ou Instragram, je serai ravi de les voir !
Je laisse Louis Stettner, à l’origine de tout ça, avoir le mot de la fin :
Chaque photographe créatif est, en un sens, le biographe de chaque photographe qui l’a précédé.
Louis Stettner
Pendant l’écriture de ce billet, j’ai écouté ces deux albums. Je n’ai pas pu choisir entre les deux, tant ce sont des merveilles que mon petit cœur a attendues très longtemps pour pouvoir les chérir :
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