La photographie est comme un objet trouvé. Un photographe ne fabrique jamais un sujet réel ; il vole simplement l’image au monde… La photographie est un système de sauvegarde des souvenirs. C’est une machine à remonter le temps, en quelque sorte, pour préserver la mémoire, pour préserver le temps.
Hiroshi Sugimoto
Préambule
Avant de commencer, abordons immédiatement l’éléphant rose au milieu de la pièce : Oui, il est très tentant de se moquer du travail de Sugimoto, d’en faire des blagues un peu faciles, puis de passer à autre chose. Après tout, il photographie des carrés gris, des images de cinéma sans film, de la photographie animalière sans animaux vivants, et de l’architecture floue. On pourrait facilement se contenter de cette interprétation superficielle de son travail, de lui coller l’étiquette de photographe un peu excentrique, et de se tourner vers des œuvres apparemment plus accessibles.
Cependant, ce serait une grave erreur. Si j’ai choisi de m’intéresser à lui dans cet article, c’est parce que sa carrière est riche d’enseignements précieux, et je préfère laisser les jugements superficiels à d’autres. Je ne doute pas non plus que si vous êtes en train de lire cet article, c’est que vous partagez mon enthousiasme pour la découverte de nouveaux photographes et pour aller au-delà des premières impressions. En somme, cet article vise à déconstruire les clichés sur l’art contemporain, et cela me réjouit.
Maintenant que cela est dit, passons au photographe.
De Tokyo à New York : Le parcours de Sugimoto
Hiroshi Sugimoto, comme son nom l’indique discrètement, est né au Japon en 1948. Il développe un intérêt pour la photographie dès l’âge de 12 ans lorsqu’on lui offre son premier appareil photo. Cependant, il ne choisit pas immédiatement ce domaine pour ses études. Il obtient un diplôme en science politique et sociologie de l’Université de Rikkyo Saint-Paul à Tokyo en 1970, avant d’émigrer en Californie la même année. C’est là qu’il entame des études de photographie à l’Art Center College of Design à Los Angeles, où il obtient son diplôme en 1972. Après ses études, il s’installe à New York et commence à travailler comme photographe et antiquaire.
C’est à New York qu’il commence véritablement à développer sa propre photographie, en s’inscrivant dans une tradition à la fois japonaise et occidentale. Sugimoto travaille exclusivement en séries, chacune soigneusement conçue et encore plus soigneusement exécutée. Cette méthode de travail rigoureuse, centrée sur la répétition d’une seule vue statique et l’utilisation intelligente des effets de poses longues, a été influencée par ses études à l’Art Center School de Los Angeles, un foyer d’idées conceptuelles et minimalistes. Cependant, cette approche est également ancrée dans son héritage culturel japonais, rappelant les grands maîtres de l’ukiyo-e tels que Hokusai et Hiroshige, qui travaillaient également en séries. Sugimoto reprend également la tradition de publier des images sur des rouleaux pliés en accordéon pour certains de ses projets.
Son œuvre, profondément inspirée par le minimalisme et l’art conceptuel, s’inscrit dans la tradition extrême-orientale de la sobriété et de la réduction. Sugimoto cherche en permanence à dire plus avec moins, défiant les frontières entre la science et l’art, et explorant des thématiques telles que l’histoire, l’architecture et la notion de temps. Cette affinité avec une certaine esthétique de la simplicité témoigne de l’influence de son héritage japonais, tout en réconciliant une approche orientale contemplative avec des thématiques occidentales. Son œuvre est colossale, dense, riche, et mérite une exploration détaillée pour en saisir toute la profondeur.
Les séries
Principaux thèmes
Avant de retracer la chronologie du travail de Sugimoto, je voulais prendre un peu de temps pour parler des différents fils conducteurs entre ses séries. Parce que si elles peuvent sembler disparates de prime abord, les séries de Sugimoto partagent souvent des préoccupations communes.
Par exemple, ses séries sur les cinémas et les paysages marins examinent la relation entre la nature et la culture, ainsi que les liens entre l’art, la science, la religion et l’histoire.
La première de ses publications notables, Time Exposed, présente ses paysages marins hypnotiques, où le temps, sous ses diverses formes, est le leitmotiv principal. Ces photographies cherchent à capturer une scène restée inchangée depuis l’apparition de l’homme sur la planète, une scène primordiale.
Le temps est également un élément dominant dans ses photographies de salles de cinéma, où la durée de l’exposition correspond à la longueur du film projeté. Cette technique rend l’écran blanc par surexposition, éliminant ainsi l’histoire racontée par le film, histoire qu’il révèle de l’autre côté, métaphoriquement, dans les images de paysages marins.
Un autre exemple de cette exploration des thèmes du temps et de la répétition se trouve dans sa série Sea of Buddha, où Sugimoto photographie 1 000 statues de bodhisattvas dans le temple Sanjūsangen-dō (la salle des trente-trois baies) de Kyoto.
Chaque groupe de statues est photographié de la même manière, se concentrant sur une statue centrale entourée de ses voisines presque identiques. Cette série est ensuite combinée en une seule image déroulante, pliée en accordéon, soulignant ainsi une continuité entre modernité et tradition.
Sugimoto a publié plusieurs de ses séries sous forme de livres photo de luxe, tels que Time Exposed, Theaters et Sea of Buddha. Ces ouvrages, avec leurs couvertures en aluminium brossé, témoignent d’une cohérence esthétique et pourraient presque être considérés comme une trilogie. Ils perpétuent les traditions japonaises tout en rivalisant avec les publications d’Eikoh Hosoe des années 1960 en termes de packaging complexe.
Maintenant, retraçons un peu l’historique de tout ça. 🧐
Dioramas
En 1976, il entame sa série Dioramas, inspirée par les vitrines de l’American Museum of Natural History de New York1.
Les dioramas sont un dispositif de présentation par mise en scène du sujet (un personnage historique, fictif, un animal disparu ou encore vivant à notre ère…), le faisant apparaître dans son environnement habituel. C’était très à la mode au XIXe siècle dans les musées.
Sugimoto s’en sert pour s’intéresser à l’histoire du cycle de la vie, de la vie aquatique préhistorique jusqu’à la destruction de la Terre par l’Homo sapiens.
Si jamais ça vous intéresse, vous pouvez le voir travailler en vidéo :
Theaters
Deux ans plus tard, en 1978, il produit la série Theaters. Il s’agit d’expositions longues, réalisées à la chambre grand format, de cinémas américains — notamment de plein air des années 1920 et 1930.
Les temps de pose de Sugimoto durent la durée exacte du film projeté. La lumière du film illumine l’intérieur de la salle, mais rend l’écran blanc, celui-ci étant surexposé. On arrive à un paradoxe : en photographiant la totalité du film, Sugimoto le rend en fait invisible — l’histoire est éliminée. Le temps (on l’a dit, c’est LE sujet qui revient dans son œuvre) est encore une fois très présent dans cette série.
Seascapes
Si j’ai déjà une vision, mon travail est presque terminé. Le reste est un problème technique.
Hiroshi Sugimoto
En 1980, il débute sa série Seascapes. Ici aussi, le temps est au cœur du sujet, mais le temps historique, pas le temps de pose de la prise de vue. En effet, Sugimoto cherchait à enregistrer une scène qui est restée inchangée depuis l’apparition de l’homme sur la planète, une scène primitive.
Avant de décortiquer une image de la série, il va falloir poser deux éléments pour comprendre comment l’idée est venue à Sugimoto, et ce qui l’a influencé. Mais pour ça, le plus simple, c’est encore de lui laisser la parole :
« Un soir à New York, en 1980, une question s’est mise à me tourner dans la tête : « Est-il possible à un homme d’aujourd’hui de voir le même paysage que les premiers hommes ? » J’essayais d’imaginer le mont Fuji et la cascade de Nachi aux temps les plus reculés. Mais si l’on remonte le temps à une échelle de cent mille ou d’un million d’années, il est probable que la silhouette du mont Fuji n’avait pas le même aspect qu’aujourd’hui. Il devait alors y avoir deux monts Fuji ; celui que nous connaissons et le volcan de Hakone avant l’effondrement de son sommet et la formation de la caldeira du lac Ashino. Si l’on suit la base du mont Hakone, on imagine aisément que c’était autrefois une montagne aussi imposante que le mont Fuji. La vue de ces deux monts rivalisant de prestance devait être magnifique. La surface de la Terre a malheureusement changé d’aspect du tout au tout. Mais qu’en était-il de la mer ? C’est ainsi que j’ai entrepris de voyager pour voir les mers du monde entier, avec ma machine mentale à remonter le temps. »
Hiroshi Sugimoto
Voilà. L’idée de base est on ne peut plus simple. Sugimoto a voulu photographier le paysage, non pas celui que l’on peut voir, qui est caractéristique de notre époque, mais celui que les premiers hommes ont pu voir, et aussi nous, puis les suivants. Il s’est donc décidé à photographier la mer. Au-delà de l’idée (que j’apprécie particulièrement, mon goût pour Sugimoto n’est pas un secret), je trouve ça d’une force assez incroyable. La photographie est un art du temps et du présent. On choisit un petit moment de ce temps présent pour le conserver pour l’éternité. Lui, fait complètement l’inverse, il refuse de choisir un moment unique, il se penche sur l’éternité. Une approche subtile, délicate, habile, comme le reste de son travail.
On cite souvent le roman Pêcheur d’Islande datant de 1886 écrit par l’écrivain et officier de marine Pierre Loti, pour parler des Seascapes de Sugimoto. Le héros du roman y dit :
Cet horizon, qui n’indiquait aucune région précise de la terre, ni même aucun âge géologique, avait dû être tant de fois pareil depuis l’origine des siècles, qu’en regardant il semblait vraiment qu’on ne vít rien, rien que l’éternité des choses qui sont et qui ne peuvent se dispenser d’être.
Pêcheur d’Islande – Pierre Loti
La mer telle que le montre Sugimoto a toujours été comme ça depuis qu’elle existe et sera toujours comme ça tant qu’elle existera. Même si l’image a été fabriquée avec une pose de quelques minutes (voire heures), elle contient un temps long, très long, plus que l’on ne pourra jamais l’expérimenter. Voilà pourquoi je peux rester des minutes et des minutes devant à naviguer dans ses images.
Deuxième point, comme je le disais, Sugimoto a été influencé par le minimalisme, et notamment par le travail du peintre Mark Rothko. Ce peintre minimaliste a tout éliminé de son art : la réalité, le sens, la forme et la couleur, jusqu’à aboutir à cette ultime œuvre produite dans l’année ayant précédé son suicide en 1970 : Untitled (Black on Gray), 1969-70. Acrylique sur toile, 203,3 x 175,5 cm.
Mettre une infinité de temps dans une image censée n’en capturer qu’une fraction, le faire avec minimalisme, nous avons les deux piliers sur lesquels repose ce travail. Il va s’y consacrer pendant 22 ans et photographier sur tous les continents.
On va donc se pencher sur une image en particulier, Atlantique Nord, Île du Cap-Breton, 1996 de Sugimoto, bien que j’aurais pu prendre n’importe laquelle du livre pour exemple. La continuité et la cohérence étant un axe fort de son travail, c’est sans surprise que les images se confondent un peu. Mais c’est encore une fois un choix, un parti pris artistique, et souvenez-vous (ici comme toujours) que ce n’est pas parce que c’est différent de ce que vous avez l’habitude de voir que c’est moins bien. 😉
Penchons-nous maintenant sur cette photographie. Tout d’abord, il y a l’atmosphère, calme, apaisée, sans friction. Elle est due au temps de pose très long, de près d’une heure et demie. La plupart des photographies de nuit réalisées dans ce projet ont un temps de pose pas très éloigné de celles produites la journée, celles aussi longues ne représentent que moins de 10 % du projet.
Aussi, on a la Lune, Sugimoto déclare à son sujet :
Je ne veux pas photographier la lune, mais simplement son passage sur l’eau et la lumière qu’elle émet
Hiroshi Sugimoto
Pour ce faire, il a dû calculer précisément son parcours avant de faire l’image, bien ajuster son cadre et son temps de pose pour que celle-ci ait le temps de traverser le négatif, tout en laissant un peu de zones plus sombres, réparties de façon égale de chaque côté de l’image.
Vous remarquerez aussi que l’image est nette (elle a été prise depuis la terre ferme), et l’horizon coupe l’image en deux parties égales. Il se trouve au même niveau dans toutes les images de la série, conférant ainsi au livre (et aux expositions) une très grande cohérence et une unité impressionnante.
Ps : Pour l'aspect technique, il a employé un film Kodak Plus-X 125 ASA de 20 x 25 cm dans sa chambre Deardorff, montée sur un pied, avec un filtre gris neutre sur l'objectif afin de réduire la sensibilité du film et gérer plus facilement le temps de pose.
Ah, et pour l’anecdote, une image de cette série a aussi été employée en 2009 sur la pochette de l’album No Line on the Horizon (ce qui est assez ironique quand on connaît le projet de Sugimoto) du groupe de rock irlandais U2.
Architecture
À partir de 1992, il entame sa série Architecture qui présente des photos floues d’exemples célèbres d’architecture moderniste. Pour l’anecdote, Sugimoto est aussi architecte, apparemment. Il a par exemple participé à la restauration du sanctuaire Go’o de Naoshima, au Japon. Bon, honnêtement, à ce stade, on apprendrait qu’il est aussi chirurgien qu’on ne lèverait pas un sourcil.
Parlons de sa série sur l’architecture, ou mieux, laissons la parole à Sugimoto lui-même :
Le modernisme du début du vingtième siècle a été un moment décisif dans l’histoire culturelle, un dépouillement de la décoration superflue. L’expansion de la démocratie et les innovations de l’ère de la machine ont balayé l’ostentation qui avait été jusqu’alors un signe de pouvoir et de richesse
Hiroshi Sugimoto
J’ai entrepris de retracer les débuts de notre époque à travers l’architecture. En poussant la distance focale de mon vieil appareil photo grand format jusqu’à deux fois l’infini – sans butée sur le rail du soufflet, la vue à travers l’objectif était totalement floue – j’ai découvert que les architectures exceptionnelles survivaient aux assauts de la photographie floue. C’est ainsi que j’ai commencé à tester la durabilité de l’architecture par érosion, faisant fondre complètement de nombreux bâtiments au cours du processus.
Hiroshi Sugimoto
ans ce projet, il revisite les bâtiments les plus emblématiques du monde, pris à la chambre photographique avec une mise au point faite volontairement trop loin. En utilisant cette technique, chaque bâtiment est flouté, enrobé par lui un peu. Il ne s’intéresse qu’aux bâtiments des grands architectes, comme il le dit lui-même :
Au départ de sa réflexion, un architecte pense son bâtiment comme idéal. Au fur et à mesure du projet, à force de plans et de dessins, son idéal évolue en fonction des impératifs liés au budget, aux matériaux, à la faisabilité. Au fil du chantier, l’idée d’origine finit par se disloquer jusqu’à son effacement. Un édifice est le fruit d’incessantes compromissions entre l’idéal rêvé et la réalité. Refuser de se plier à ces compromissions est la signature des plus grands architectes.
Hiroshi Sugimoto
Son travail est un tour de force : il arrive à transformer ces œuvres architecturales uniques en œuvres picturales à part entière. Comme s’il pouvait, par son appareil et son art, convertir une forme d’art en une autre.
Au-delà de ça, un autre élément me marque particulièrement, d’une certaine façon, je trouve que le travail de Sugimoto parle ici de la sensation d’habiter un lieu, de l’utiliser, de l’expérimenter. En effet, nos souvenirs sont imprécis en général, et notre façon de percevoir un bâtiment l’est forcément. Quand nous sommes chez nous, nous ne voyons pas un plan d’architecture, ou une photographie d’architecture nette et précise. On vit dans des pièces, on parcourt des espaces, on apprécie un lieu à travers nos sens et nos mémoires. En rendant à l’imprécision la place qu’elle mérite, Sugimoto se rapproche de nos perceptions, et donne, encore une fois paradoxalement, une image sans doute plus précise de notre expérience du lieu qu’avec une photographie ciselée.
Sea of Buddha
Trois ans plus tard, en 1995, il réalise le projet Sea of Buddha. Comme vous vous en êtes sûrement déjà rendu compte, le travail de Sugimoto porte souvent sur la comparaison, la répétition et la similitude, et c’est particulièrement vrai pour Sea of Buddha. Il a photographié chaque groupe de statues de la même manière, en se concentrant sur l’une d’entre elles, entourée de ses voisines presque identiques. La série est combinée en une seule image en forme de rouleau, pliée en accordéon. Le résultat est le livre le plus ambitieux de Sugimoto, une combinaison de modernité et de tradition.
Portraits
Même si le sujet est faux, une fois photographié, il est aussi bon que réel.
Hiroshi Sugimoto
En 1999, il commence un projet dans la droite ligne de son travail sur les Dioramas, produit 23 ans plus tôt. Il photographie des mannequins de cire de personnalités historiques du XVIe siècle à nos jours, s’efforçant de reproduire la lumière utilisée par les peintres. Pour ses Portraits, Sugimoto isole des figures de cire extraites de scènes du musée Madame Tussauds à Londres, les pose en plan trois-quarts contre un fond noir, et les éclaire pour créer des portraits saisissants, plus grands que nature, des personnages historiques, tels que Henri VIII, Napoléon Bonaparte, Fidel Castro, la princesse Diana, et Rembrandt van Rijn. Les images sont bluffantes, et aussi paradoxales. On sait que ce que l’on voit est faux, mais le réalisme est tel qu’une fraction de seconde, on pourrait croire voir Napoléon.
Riches en détails, les photographies rappellent les tableaux des maîtres anciens, dont certaines figures de cire sont originellement inspirées. Mais le choix de Sugimoto de les présenter sous forme de photographies en noir et blanc, à grande échelle, transforme les images. Dans ses travaux précédents, il joue avec la question du temps, si chère aux photographes censés n’en capturer qu’un moment. Lui, annihile cette notion, la rejette, fait sans. Il fait de même ici avec la vérité. L’image censée montrer le monde, ce concept cher aux photographes de rue et reporters, ment ici. Puisant dans la notion ancienne selon laquelle la photographie en noir et blanc enregistre des vérités, le travail de Sugimoto révèle l’illusion de cette hypothèse. Ou pas. Je n’ai jamais la réponse, et tant que je ne l’ai pas, je ne peux m’empêcher de fixer ces images.
À première vue, ses Portraits semblent être des « preuves » d’une séance photo avec ces sujets historiques, mais bien sûr, ce n’est pas le cas. À travers des couches de reproduction — du sujet au tableau, de la statue de cire à la photographie — ces images témoignent de l’effondrement du temps et de la manière dont l’histoire est toujours réécrite. Elles remettent en question notre rapport à l’histoire et nous incitent à réfléchir à la manière dont la photographie est utilisée comme un outil pour transmettre des récits sur le passé. Elles nous poussent également à nous interroger sur ce que signifie « capturer l’instant ». Comme l’a dit Sugimoto :
Si cette photographie vous semble maintenant réaliste, vous devriez reconsidérer ce que signifie être vivant ici et maintenant.
Hiroshi Sugimoto
Lightning fields
Enfin, son avant-dernier cycle date de 2009. Il s’appelle Lightning Fields. Pour ce projet, il a employé un générateur Van de Graaff de 400 000 volts pour envoyer une décharge électrique directement sur le film.
Oui, on n’en est plus à ça près maintenant. 😬
Pour ce travail, il s’est inspiré des travaux sur l’électricité de Benjamin Franklin, Michael Faraday et de ceux sur la photographie de William Fox Talbot.
L’idée d’observer les effets des décharges électriques sur les plaques photographiques sèches reflète mon désir de recréer les découvertes majeures de ces pionniers scientifiques dans la chambre noire et de les vérifier de mes propres yeux.
Hiroshi Sugimoto
Opticks, le passage à la couleur
Je photographie la couleur à l’état pur, il est donc assez naturel que les tirages reflètent cette intensité. Ils sont le miroir des couleurs qui peuplent mon esprit.
Hiroshi Sugimoto
Pour terminer, parlons du dernier projet de Sugimoto : Opticks. Cette nouvelle série est inspirée par les théories d’Isaac Newton qu’il utilise pour générer des teintes de lumière sur un film Polaroid, produisant des photographies abstraites, de pure couleur.
Pour parler du processus de production, il déclare :
Cela fait quinze ans que j’ai commencé à recréer l’expérience du prisme de Newton. Chaque année, à l’approche de l’hiver, le lever du soleil se rapproche de plus en plus du côté le plus avant du prisme. En traversant l’air froid de l’hiver, la lumière se divise, puis est aspirée dans la chambre d’observation sombre, où elle est projetée sur le mur de plâtre blanc à une taille exagérée. La profondeur de la gradation des couleurs est saisissante. J’ai l’impression de voir des particules de lumière, et chacune de ces particules individuelles est d’une couleur subtilement différente de la suivante. Du rouge au jaune, du jaune au vert, puis du vert au bleu — les couleurs projetées contiennent une infinité de nuances et changent à chaque instant. Je suis submergé par la couleur. Particulièrement lorsque les couleurs s’estompent et se fondent dans l’obscurité, la gradation semble se fondre dans un pur mystère.
J’ai réalisé que je pouvais capturer ces fines particules de couleur dans le cadre carré d’une photographie Polaroid. Après des années d’expérimentation, j’ai réussi à créer une surface colorée suffisamment vaste pour me fondre dans la couleur. Avec la lumière comme pigment, je crois avoir réussi à créer un nouveau type de peinture.
Hiroshi Sugimoto
Sugimoto commence son processus de travail bien avant le lever du soleil, en fonction de la clarté de la lumière hivernale. Il observe les premières lueurs de l’aube et la visibilité de la planète Vénus pour évaluer la qualité de l’air ce jour-là. Si les conditions sont favorables, il prépare alors son ancien appareil Polaroid et chauffe le film après la froideur de la nuit d’hiver. Dans son studio, il utilise un miroir équipé d’un mécanisme de réglage micro-ajustable pour incliner et projeter la lumière du prisme sur le miroir, ce qui lui permet de séparer les couleurs individuelles de la lumière. Comme il l’explique :
Je pouvais diviser le rouge en une infinité de rouges.
Hiroshi Sugimoto
Une fois le Polaroid exposé, il le scanne et les réimprime en très grands formats. Pour lui, c’est très proche du fait d’utiliser un agrandisseur à partir d’un tirage argentique, la différence étant qu’il part d’un positif, et non d’un négatif. Le Polaroid serait de toute façon trop petit pour réaliser pleinement son idée. En effet, il déclare avoir voulu que le spectateur puisse entrer dans la couleur afin qu’elle envahisse complètement son champ de vision.
Ce projet fait aussi écho à sa série Seascapes que l’on vient de voir. Dans celle-ci, il a produit des vues de la Terre qui observent l’eau, la lumière et l’atmosphère de notre planète. Ici, les tirages d’Opticks explorent la lumière d’un point de vue purement physique et pourraient donc être réalisés sur d’autres planètes. Il considère que la première série a amené à la deuxième.
Comme je le disais, Sugimoto a été inspiré par les écrits et les recherches de Sir Isaac Newton et de Johann Wolfgang von Goethe sur la science et l’expérience de la lumière. Il a nommé cette série Opticks d’après le livre de Newton publié en 1704, qui présentait ses expériences révolutionnaires avec des prismes et de la lumière. Plus de 100 ans plus tard, en 1810, Goethe a publié Zur Farbenlehre (Théorie des couleurs), une étude de la base physique des couleurs et des réactions humaines à celles-ci, qui trouvait que l’exposé scientifique impersonnel de Newton manquait de fondement artistique. Sugimoto dit à ce sujet :
Moi aussi, j’avais des doutes sur le spectre des sept couleurs de Newton : oui, je pouvais voir son schéma rouge-orange-jaune-vert-bleu-indigo-violet, mais je pouvais tout aussi bien discerner de nombreuses autres couleurs entre les deux, des teintes sans nom allant du rouge à l’orange et du jaune au vert.
Pourquoi la science doit-elle toujours découper le tout en petits morceaux lorsqu’elle identifie des attributs spécifiques ? Le monde est rempli d’innombrables couleurs, alors pourquoi la science naturelle insistait-elle sur seulement sept ? J’ai l’impression de percevoir le monde de manière plus juste à travers ces couleurs intermédiaires ignorées. L’art ne sert-il pas à récupérer ce qui tombe entre les mailles du filet, maintenant que la connaissance scientifique n’a plus besoin de Dieu ?
Hiroshi Sugimoto
Et sans surprise, sans surprise, tbaces images ne sont pas sans rappeler les travaux de Barnett Newman ou d’un certain… Mark Rothko.
Qu’en retenir pour votre pratique ?
Arrive le moment, qui est désormais un classique de ces articles : les leçons que l’on peut tirer de son travail.
Pour cet article, j’en ai retenu 4 :
- La première de ces leçons est sur vous-même et pour vous-même. Vous l’avez vu, dans cet article nous sommes passés de blagues potaches (que j’avais toutes déjà entendues) à un travail riche, dense, pensé, et d’une rigueur hors normes. On ne peut pas faire ça si l’on n’accepte pas que notre jugement n’est pas parfait, que l’on ne peut pas tout comprendre du premier coup. Et c’est ça que je vous invite à faire pour tous les autres travaux que vous rencontrerez : prenez le temps de comprendre. Vous n’avez pas besoin d’aimer (ces articles ne servent pas à ça de toute façon), mais pour comprendre, il faut s’investir un peu, et souvent ça paie beaucoup.
- Pour revenir à des choses plus photographiques : prenez le temps de préparer et de réaliser correctement vos travaux. La rigueur de Hiroshi Sugimoto est exceptionnelle, et le résultat, incroyable. Bien évidemment, il n’existe pas de conseils valables pour toutes les pratiques, les photographes de rue courent après la spontanéité et cela n’aurait pas de sens pour eux. Mais si vous êtes du genre méticuleux, aimez prendre votre temps et construire à votre rythme, le travail de Sugimoto est le parfait exemple de la qualité que l’on peut obtenir par un tel processus.
- Utilisez l’intemporalité. Parfois, un travail photographique se doit d’être ancré dans un lieu, une époque, un fait. La célèbre photographie de Robert Capa, du Soldat espagnol, ne serait rien sans ça. Mais ce n’est pas forcément une nécessité. Sugimoto est adepte du minimalisme, il s’est détaché du temps, puis de la forme, et se concentre désormais sur la lumière pure. Là aussi, si vous voulez explorer de nouvelles pistes, n’hésitez pas à larguer les amarres.
- Enfin, et c’est un classique que l’on ne répétera jamais assez : détachez-vous des préconceptions. Faites les choses pour vous et parce que vous les voulez ainsi. C’est un exercice assez difficile, par lequel tous les artistes passent. Vous ne serez jamais Henri Cartier-Bresson ni William Eggleston, il n’y a qu’eux qui peuvent le faire. Mais vous pouvez être vous, apprenez à aimer l’artiste que vous êtes. Sugimoto ne s’est jamais embarrassé des règles soi-disant attendues en photographie, s’il ne respecte pas la « règle des tiers », il fait encore moins la mise au point dans Architectures. Il pense comme un artiste, indépendamment du reste.
Conclusion
Le travail de Hiroshi Sugimoto est unanimement salué par la critique, les galeristes et les différentes institutions. Il a reçu plusieurs bourses et prix, notamment la Guggenheim Fellowship (1980), la National Endowment for the Arts Fellowship (1982), le Mainichi Award (1988) et le Hasselblad Award (2001).
Cependant, je voulais terminer sur une note ressemblant un peu moins à un curriculum vitae.
L’artiste japonaise Yoko Ono a créé une œuvre nommée Wish Tree, l’arbre à souhaits. C’est une œuvre interactive qui permet aux spectateurs d’écrire leurs souhaits pour l’avenir de l’humanité sur de petits bouts de papier et de les accrocher aux branches des arbres plantés par l’artiste dans différents endroits du monde. Il se trouve actuellement au Hirshhorn Museum and Sculpture Garden du Smithsonian à Washington, D.C.
Hiroshi Sugimoto a déposé un papier sur l’arbre, où l’on peut lire : « Paix et esprit (ou cœur) », avec deux tampons de l’artiste. Je ne vous souhaite pas mieux 😉.
En ce moment, je suis sur cet album :
Chronologie de la vie d’Hiroshi Sugimoto
Voici la chronologie de la vie et de la carrière d’Hiroshi Sugimoto :
- 1948 : Né le 23 février à Tokyo, Japon. Hiroshi Sugimoto y grandit, où il commence à s’intéresser à la photographie en capturant des images d’Audrey Hepburn à l’écran dans un cinéma local pendant son adolescence.
- 1970 : Diplômé de l’Université de Saint Paul (Rikkyō University), Tokyo, avec un diplôme en sociologie et politique. Après avoir obtenu son diplôme, Sugimoto entreprend un voyage à travers plusieurs pays, dont l’Union soviétique, la Pologne et l’Europe de l’Ouest, avant de se rendre aux États-Unis.
- 1974 : Sugimoto obtient un BFA en beaux-arts au Art Center College of Design à Los Angeles. Peu après, il déménage à New York, où il commence à travailler comme marchand d’antiquités japonaises à Soho, tout en développant son travail artistique en photographie.
- 1976 : Lance sa série Dioramas, dans laquelle il photographie des dioramas dans des musées d’histoire naturelle, en particulier à l’American Museum of Natural History de New York. Ces images, où des animaux et des paysages artificiels sont si réalistes qu’ils trompent souvent l’œil, explorent le concept du temps et de la perception.
- 1977 : Reçoit la bourse C.A.P.S. (Creative Arts Public Service) à New York, un soutien important qui lui permet de poursuivre ses projets photographiques novateurs.
- 1980 : Reçoit la bourse de la Fondation commémorative John Simon Guggenheim à New York. Cette même année, il commence sa célèbre série Seascapes, où il capture des images minimalistes de la mer et de l’horizon à travers le monde en utilisant des expositions prolongées pour capturer la sérénité intemporelle de la nature.
- 1982 : Reçoit une bourse de la National Endowment for the Arts, Washington, D.C., une reconnaissance supplémentaire de son talent et de son innovation dans le domaine de la photographie.
- 1988 : Reçoit le Prix d’Art Mainichi à Tokyo, une distinction prestigieuse qui souligne son impact sur l’art contemporain au Japon.
- 1999 : Reçoit le prix Infinity Award dans la catégorie Art du International Center of Photography, New York. Cette même année, il commence la série Portraits, où il photographie des figures en cire de personnages historiques, en recréant l’éclairage des peintures originales pour donner aux figures une apparence étrangement vivante.
- 2000 : Reçoit un Doctorat honorifique en beaux-arts de la Parsons School of Design, New School University, New York. Cette distinction honore l’ensemble de son travail et son influence sur l’art contemporain.
- 2001 : Reçoit le Hasselblad Foundation International Award in Photography, Gothenburg, Suède, l’une des plus prestigieuses récompenses en photographie. Il entreprend également un voyage à travers le Japon pour photographier des paysages de pins célèbres, puisant son inspiration dans les traditions picturales japonaises.
- 2003 : Commence sa série sur l’architecture, photographiant des bâtiments modernistes emblématiques avec des images floues pour explorer la mémoire et la perception. Il se rend également à St. Louis pour photographier Joe, une sculpture de Richard Serra, en utilisant des expositions courtes et des techniques de flou pour capturer l’essence du matériau et de la forme.
- 2004 : Crée une série de photographies de modèles mathématiques et mécaniques antiques, inspirée par les œuvres de Marcel Duchamp. Ces images, qui révèlent la beauté des formes géométriques et mécaniques, explorent les liens entre l’art et la science (Optiks).
- 2006 : Reçoit le Prix PHotoEspaña à Madrid, reconnaissant son influence sur la scène photographique internationale. Une rétrospective majeure de son travail est organisée au Mori Art Museum de Tokyo, puis voyage au Hirshhorn Museum and Sculpture Garden à Washington, D.C., et au Modern Art Museum of Fort Worth, Texas.
- 2009 : Reçoit le Praemium Imperiale pour la peinture à Tokyo, un des plus grands honneurs artistiques au monde. La même année, il acquiert des négatifs rares de Henry Fox Talbot, pionnier de la photographie, et utilise un processus délicat pour créer la série All Five Elements, qui explore les concepts platoniciens de la réalité.
- 2010 : Reçoit la Médaille de l’Ordre du Ruban pourpre, Tokyo, une distinction honorifique décernée par le gouvernement japonais pour ses contributions exceptionnelles à l’art.
- 2013 : Reçoit le titre d’Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres à Paris, en reconnaissance de son influence sur la culture et les arts. Cette même année, il expose son travail aux côtés de sa collection personnelle d’artefacts à la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, Paris, démontrant son intérêt pour le dialogue entre l’art et l’histoire.
- 2014 : Reçoit le prix Isamu Noguchi à New York, en hommage à son esprit d’innovation, sa conscience globale et sa contribution aux échanges culturels entre le Japon et les États-Unis.
- 2017 : Reçoit la Centenary Medal de la Royal Photographic Society, Londres, une reconnaissance de son impact durable sur la photographie. Il est également nommé Personne de Mérite Culturel par le gouvernement japonais, un honneur réservé aux figures qui ont apporté une contribution exceptionnelle à la culture japonaise.
- 2018 : Reçoit la National Arts Club Medal of Honor en photographie, New York, une distinction qui souligne son influence continue dans le domaine de la photographie contemporaine.
- 2024 : Une rétrospective de son œuvre est organisée au Museum of Contemporary Art de Sydney, offrant un aperçu complet de sa carrière et de son évolution artistique.
Sources
- Sugimoto, H. (2013). Hiroshi Sugimoto : Accelerated Buddha. Paris: Xavier Barral Editeur.
- Sugimoto, H. & Atlan, C. (2016). Hiroshi Sugimoto. Paris: Éditions Xavier Barral.
- Sugimoto, H. (2014). Hiroshi Sugimoto. Paris: X. Barral.
- Sugimoto, H., Mita, M., Atlan, C. & Kouchner, E. (2015). Seascapes. Paris: Éditions Xavier Barral.
- Sugimoto, H. (2019). Architecture. Paris: X. Barral.
Notes :
- C’est ma série préférée, j’ai travaillé comme guide dans un muséum lorsque j’étais étudiant. Voilà, vous le savez. ↩︎
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