5 livres photo à lire cette année (2024)

Chaque année, j’achète et je lis plein de livres photo, c’est un peu mon créneau sur le web. Je ne vous parle pas de matos ou de logiciels, mais bien de livres photo. C’est pour ça que, depuis 2017, je tiens une série d’articles intitulée « 5 livres à lire en … » (que vous pouvez tous retrouver ici) où je vous partage un peu mes plus belles découvertes de l’année.

Tradition oblige, on est reparti pour un tour dans celui-ci. Mais, ayant pas mal changé ma façon de faire cette année, on va commencer par un petit bilan du service « achat & acquisition » de la Thomas Hammoudi International Corporation.

Le bilan de l’année 📊

Cette année, j’ai acquis 22 livres photo à l’heure où j’écris ces lignes (fin octobre 2024), j’ai quatre ou cinq commandes qui sont en cours de livraisons, mais ça ne devrait pas bouger énormément. Ces livres sont des auteurs suivants :

A.NA, Anna Atkins, Bart Koetsier, Cédric Roux, Dominique Simonnet, François-Marie Banier, Fyodor Telkov, Gabriele Basilico, Julie de Sousa, Marguerite Bornhauser, Mark Power, Max Pam, Michel Pastoureau, Mona Kuhn, Pauline Martin, Philippe Blayo, Pieter Hugo, Ragnar Axelsson, Roberto Ferrucci, Roberto Giangrande, Sarah Moon, Stéphanie Roland, Wright Morris.

Et ces livres ont été publiés par les éditeurs suivants :

Actes Sud, Alopex, Atelier EXB / Editions Xavier Barral, Auto-édité, Comunidad de Madrid, Ediciones Anómalas, Delpire, Electa, Gallimard, Kehrer Verlag, Light Motiv, Odyssée, Poetry Wanted, Points, Prestel, RM, Simple éditions, Skira Editore, Steidl, Taschen, The Eriskay Connection, Trans Photographic Press, van Zoetendaal.

La minute statistiques

L’année dernière, j’avais acheté une cinquantaine de titres (notamment parce que j’ai racheté une partie de sa collection à un collectionneur), et l’année précédente, une quarantaine. On voit bien que ça descend, sur le graphique suivant¹ :

Si j’en achète moins, ce n’est pas que le sujet ne m’intéresse plus (croyez-moi, j’adorerais remplir une bibliothèque par semaine de nouveaux titres, il y a peu de choses qui me font autant plaisir), mais parce que j’ai accumulé beaucoup de retard dans mes lectures. J’achète plus vite que ce que je peux lire (ce qui est un autre sujet dont on va parler dans une minute). Donc, au bout d’un moment, je ralentis les acquisitions, parce que ça ne sert à rien d’augmenter indéfiniment une pile (retenez bien cette phrase, vous allez rire 😅).

Cette année, j’ai donc acheté peu de livres et… je vous ai quasiment déjà parlé de tous, que ce soit sur la chaîne ou ici. J’ai une nouvelle méthode de sélection que s’appelerio « la flemme » : quand j’ai besoin d’illustrer un truc ou de préparer une vidéo sur des livres photos, je prends ce qui traîne sur mon bureau et n’est pas encore rangé, c’est à côté, c’est facile, et je n’ai pas besoin de me creuser trop la tête pour savoir quoi vous présenter.

Le problème, c’est que ça rend très difficile de faire la sélection de l’article de cette année, vu qu’il ne reste plus grand-chose acheté en 2024 et qui n’a pas été présenté en 2024. J’ai donc décidé de faire autrement : d’aller piocher dans la pile des livres que j’ai aimés, mais dont je ne vous ai jamais parlé. D’où des dates de publication plus anciennes dans l’article de cette année.

EDIT : chaque année, je suis en retard pour l'écriture de cet article. Donc cette année, je l'ai démarré un peu plus tôt (courant octobre). Sauf qu'entre-temps :

- Je me suis lancé dans le Chineur et j'ai pris pas mal de retard,
- Grâce à le Chineur, j'ai dégoté quelques bonnes affaires pour moi-même,
- J'ai fait deux foires aux livres où j'ai acquis plein de trucs.

Du coup, le score final de l'année sera plus proche des 50 titres. Une belle remontada. Et tout est sur la nouvelle bibliographie si vous êtes curieux de voir ce que j'ai acheté : les plus récents sont en haut de la liste.

C’est quoi « lire » un livre ?

Dans ma bibliothèque, il y a environ 550 titres. C’est étonnamment très peu. De souvenir, Jean-Christophe Béchet m’avait dit que la sienne en comptait 5 000 (oui, ça prend plusieurs pièces) et celle que Martin Parr a donnée à la Tate comptait 12 000 titres². Cependant, c’est suffisant pour arriver à un point de bascule où je m’y perds un peu. Dans cet article, j’avais parlé du livre de Bayard Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, qui évoque des problématiques proche des miennes. Je vous invite à le lire, je ne vais pas les répéter ici.

En effet, le concept de « lire » un livre devient un peu flou :

• Dans tous ces livres en retard, il y a évidemment des livres que je n’ouvrirai jamais, ou que je vais juste feuilleter. Bon, ça, je m’en suis fait une raison. Je les aime bien (sinon je les donne, ça m’arrive régulièrement), mais eux et moi, ça n’ira pas plus loin. Je pense par exemple aux gros livres de Taschen sur les villes. J’en ai lu quelques-uns, j’ai acheté les autres pour la collection, mais je ne pense pas les lire de la première à la dernière page. C’est sympa si on va voir la ville, mais ça ne vaut pas le temps que ça me prendra, pour ce que ça apporte.

• Il y a des livres que je suis certain d’avoir lus (je les marque au fur et à mesure dans mon outil de suivi, et comme je dois le faire dans Notion et mon application — les deux ne sont pas branchés — je ne peux pas me tromper), mais je n’en ai aucun souvenir. J’ai parfois parlé sur le Blog de ces livres, ou dans une vidéo, mais je ne m’en rappelle pas du tout. Je relis ces textes comme si quelqu’un d’autre les avait écrits (en même temps, si ça date de plusieurs années, c’est un peu le cas, non ? 😊). Le meilleur exemple de ça, ça doit sûrement être Cherry Blossom de Bruce Gilden. Cela m’arrive régulièrement de le prendre dans ma bibliothèque et de me dire « Oh mince, je l’avais oublié ! Lisons-le », et de me rendre compte que je l’ai déjà fait, quand je veux le marquer comme lu.

• Il y a (et ça va sans doute vous choquer un peu) les livres dont je parle sans les avoir lus. Parce que « lire » un livre, c’est un concept un peu obscur.
  • J’ai lu la moitié d’Une histoire mondiale des femmes photographes de Luce Lebart & Marie Robert. C’est une suite de fiches historiques, c’est plus de la documentation (utile à avoir), mais il n’y a pas d’intérêt à TOUT lire d’un coup, il n’y a pas vraiment de trame ou autre. Donc la question se pose : est-ce que je l’ai lu ?
  • De même, ça m’arrive de prendre un livre, de regarder les images et de zapper l’essai qui l’accompagne (99 % du temps, parce qu’il est pompeux et pénible, j’ai décidé il y a bien longtemps de ne plus me forcer à lire des choses par principe, si elles ne me plaisent pas). Et pour vous le présenter, je vais faire ma propre analyse et des recherches sur le web (des interviews, d’autres présentations, des communiqués de presse) pour me faire une idée de ce qu’il y a à savoir dessus. Est-ce que je l’ai lu ? 🤔

Bref, tout ça pour vous dire que, dans ce monde flou et incertain, dans cette bibliothèque floue et incertaine, je vais vous parler de livres qui traînent un peu. Je ne sais plus dire si je les ai lus ou pas, mais sans aucun doute, je les connais assez pour écrire ces lignes. Avant, probablement, de les oublier moi-même et de me joindre à vous dans la lecture de cet article.

Ps : En l'absence de précision, les images sont issues du livre dont il est question. J'avais tout crédité au début, mais c'était tellement moche que ça me rendait fou.

Stephen Shore. Topographies: Aerial Surveys of the American Landscape. Mack.

Les longs jours isolés de la pandémie de Covid-19, dont beaucoup passés dans le Montana, lui ont permis d’entreprendre de longs voyages en voiture avec, sur la banquette arrière, un drone DJI de haute qualité équipé d’une caméra Hasselblad (pour les fanas de matos, vous avez la ref’ comme ça 😂). Le système est contrôlé via une application smartphone qui surveille la localisation, l’état de l’appareil et surtout les réglementations de la Federal Aviation Administration (FAA). Histoire de ne pas se manger un missile au milieu du shooting. Fuck yeah meurica.

Prises à une certaine hauteur, ces images révèlent les variations dans le paysage : les frontières entre terrains vagues et structures humaines, entre canopée forestière et étendues d’eau, ou encore les changements abruptes dans la composition du paysage, entre des installations d’extraction de ressources et des panoramas naturels.

Cette approche s’inscrit dans un débat plus large sur le « paysage construit » et ce que l’urbaniste Neil Brenner appelle « l’urbanisme planétaire » – l’agrégation des systèmes de surveillance, d’extraction, d’interconnexion et de technologies de communication qui redéfinissent notre conception traditionnelle de « la ville ».

Au-delà de cette réflexion, Topographies célèbre les textures et les couleurs du paysage américain avec une attention remarquable au détail. Chaque méandre de rivière, chaque ombre projetée devient une occasion de révéler des surprises visuelles, enrichissant cette exploration méthodique des espaces urbains et suburbains.

Les photographies de Shore capturent des moments isolés au sein de ces réseaux d’échange incompréhensibles. Contrairement aux images satellites que l’on a l’habitude de voir, elles invitent à une contemplation plus lente et réfléchie. Comme le drone qui plane au-dessus du terrain, notre regard peut s’attarder sur ce qu’il voit.

Publié par MACK en 2023, l’ouvrage est enrichi d’essais de Noah Chasin et Richard B. Woodward, qui prolongent la réflexion sur le rôle de la photographie dans notre compréhension du paysage contemporain.

Topographies représente ainsi une contribution essentielle à la photographie contemporaine du paysage américain, conjuguant innovation technologique et sensibilité artistique pour réfléchir à notre rapport au territoire à l’ère du XXI^e siècle.

Pourquoi j’ai sélectionné ce livre ?

Bon, ce livre a fini ici pour plusieurs raisons. Mais j’en vois surtout deux essentielles : tout d’abord, j’aime beaucoup les images qui le composent. Alors oui, l’ouvrage est classique dans sa forme (pas de mise en page avant-gardiste ou de papiers exotiques ici), mais c’est terriblement efficace. Un ouvrage sur la photographie de paysage qui va droit à l’essentiel, sans baratin ni fioritures. Et évidemment, la fascination que l’on a un peu tous pour les États-Unis (et contre laquelle je suis le premier à râler) joue un peu. C’est un pays avec de très nombreux paysages différents, variés, souvent photographiés, vus et revus, et le voir autrement est assez frais. On a l’impression d’être un oiseau, les images sentent l’air frais, j’aime bien.

Plus généralement, je suis très admiratif de la démarche de Shore dans ce projet. Il avait plus de 70 ans quand il s’est lancé dans ce projet. Et pourtant, il cherche, innove, veut faire autrement, parler de ses lubies sans se répéter. Quand on pratique soi-même la photo, que l’on lutte contre la page blanche et les incertitudes, il faut avouer qu’une telle démarche est rafraîchissante, motivante et laisse un peu rêveur. Si ça vous intéresse, j’avais d’ailleurs parlé du renouveau dans l’art dans cet article sur la musique.

Des concerts et de la photo

Joel Sternfeld. American Prospects. Steidl.

Réédité par Steidl, American Prospects est une œuvre majeure du photographe américain Joel Sternfeld, initialement publiée en 1987. À travers 71 photographies soigneusement composées, Sternfeld dresse un portrait tragi-comique et mélancolique de l’Amérique des années 1980, capturant à la fois les paysages poétiques et les fractures sociales de l’époque.

« En tant qu’artiste, votre job est de tuer le père »

Pour Sternfeld, créer, c’est s’affranchir des conventions établies. « En tant qu’artiste, votre job est de tuer le père »³, affirme-t-il. Cette quête d’émancipation se traduit dans American Prospects par un style assez novateur pour l’époque qui allie la précision de la composition à une maîtrise rare de la couleur. Les couleurs sont subtiles, douces, effacées, mais néanmoins très agréables avec leur teintes de pastels. Inspiré par des peintres comme Brueghel, il développe une approche qui lui permet de révéler l’extraordinaire dans l’ordinaire. Sa photographie, souvent prise en surplomb, confère un caractère omniscient à des scènes qui oscillent entre ironie et tragédie (comme ci-après l’image avec les citrouilles et l’incendie, on ne sait sur quel pied danser).

Ce que vous photographiez, c’est une idée. C’est une synthèse. Vous montrez une version idéalisée de quelque chose qui pourrait être réel.

Joel Sternfeld

Cette capacité à transformer des moments anodins en allégories est au cœur de son art.

L’Amérique dans ses contradictions

Les images de American Prospects racontent une Amérique en transition, celle des années 80, tiraillée entre ses promesses et ses échecs. Sternfeld documente les tensions sociales et environnementales sans porter de jugement. Des spectateurs émerveillés devant un atterrissage de navette spatiale, des concours de beauté en Floride ou encore des scènes de désastres naturels deviennent autant de métaphores des paradoxes d’une société cherchant son équilibre entre optimisme et désillusion.

Ce que je voulais, c’était documenter une Amérique où tout semble figé, où le contraste entre grandeur et fragilité est omniprésent.

Joel Sternfeld

Sternfeld capte cette immobilité apparente, ce « pays adolescent » encore marqué par ses idéaux mais souvent empêtré dans ses contradictions. Ses photographies, influencées par les théories de Josef Albers sur l’interaction des couleurs, traduisent visuellement cette tension.

Une œuvre intemporelle et introspective

Au-delà de la documentation, American Prospects se présente comme une réflexion sur la condition humaine et notre relation au monde. Avec des compositions qui rappellent la peinture classique et une narration visuelle exceptionnelle, Sternfeld invite le spectateur à contempler et à interpréter (Que font ces gens ? Que se passe-t-il ? C’est autant de questions qui nous passent par la tête en voyant ses images). Les traces de l’activité humaine dans ses paysages (routes, bâtiments abandonnés ou infrastructures modernes) évoquent une Amérique où l’espoir et le désenchantement vont de pair.

À la fois sociologique et poétique, ce livre dépasse son époque pour devenir un miroir de problématiques encore actuelles. Sternfeld, par son regard lucide et empathique, a su figer l’essence d’un pays et d’une époque et, à travers son travail, offrir une méditation universelle sur les rêves, les désillusions et les espoirs de l’humanité. Rien que ça.

Pourquoi j’ai sélectionné ce livre ?

Là, je ne vais pas y aller par quatre chemins et dix-sept étapes : c’était un monument de la photographie américaine qui m’était un peu passé sous le nez. Les premières éditions étaient introuvables et coûtaient une fortune, donc j’avais décidé de prendre mon mal en patience. J’ai évidemment sauté sur la réédition quand elle est arrivée, et je n’ai pas été déçu (même si elle diffère légèrement. Je crois que ma version correspond à celle de 1983, tandis qu’une autre, enrichie, était sortie entre-temps. J’ai un peu perdu le fil). Bref, je savais que c’était un monument, sans avoir trop creusé, même si j’avais un a priori très positif sur le travail de Sternfeld (j’avais fait une vidéo dérivée de son livre On This Site que j’aimais beaucoup, vous pouvez découvrir ça en dessous).

Et je n’ai pas du tout été déçu en ouvrant le livre. Avec les années, j’ai lu pas mal de livres photo, et mon étonnement s’use. C’est difficile de me faire craquer, surtout sur de la photographie américaine. Et ça a été le cas ici. Comme je l’ai décrit, c’est un livre avec une tension palpable, inimitable, dans laquelle j’adore me plonger. Je vous souhaite d’y prendre autant de plaisir si vous mettez la main dessus.

Francesca Todde. A sensitive education. Départ pour L’Image.

Francesca Todde, dans A Sensitive Education, s’intéresse à une chose fascinante : l’empathie entre des espèces différentes, à travers la figure de Tristan Plot, un éducateur d’oiseaux un peu particulier.

Ce n’est pas un reportage naturaliste, on est plutôt dans une exploration de la sensibilité, des émotions, de ce lien subtil qui peut exister entre les humains et les oiseaux. Le tout avec une approche photographique qui, sans prétendre tout expliquer, cherche à capturer la délicatesse d’un dialogue sans mots. Et ça marche du tonnerre. Suivez-moi.

Francesca Todde croise la route de Tristan lors d’un spectacle équestre à Avignon. Éducateur d’oiseaux pour le spectacle vivant, il se distingue par son extrême délicatesse et son respect du rythme des êtres qui l’entourent, une manière de faire qui résonne avec sa propre sensibilité. Captivée par son approche et sa méthode, elle choisit de le suivre et de documenter son travail en lui rendant visite régulièrement pendant deux ans et demi.

Quand il était enfant, Tristan aimait passer des heures dans la forêt derrière la maison de ses parents, en Touraine. Son secret ? Rester parfaitement immobile, attendre patiemment que les animaux se dévoilent. Cette passion pour l’observation calme et respectueuse ne l’a jamais quitté. Elle constitue aujourd’hui le fondement de sa méthode d’éducation : s’adapter au rythme de la nature et à celui des oiseaux avant tout. Tristan souligne également l’importance de détails subtils : « La position du corps, l’intensité du regard qui nous anime ont pour les oiseaux une grande importance. »

Avec ses études en écologie, biologie et éthologie⁴, Tristan a développé une approche hybride : un mélange d’imprégnation, d’élevage classique et de renforcement positif. Ce n’est pas juste une série de techniques, c’est une philosophie. Il s’agit d’être à l’écoute, de s’harmoniser avec l’environnement et d’apprendre à interpréter les micro-mouvements et les expressions d’une autre espèce. Pas facile, mais essentiel.

Cette méthode douce, il la met en pratique en entraînant des oiseaux pour des spectacles, des documentaires, et en développant des concepts novateurs :

D’ornithothérapie et de médiation par l’animal en créant un contact entre les oiseaux et les personnes handicapées, les personnes âgées, les détenus, afin de favoriser de nouvelles sensations et de créer une réconciliation profonde entre les oiseaux et les humains.

Francesca Todde

Pour lui, la relation avec les oiseaux, c’est quelque chose de précieux, presque fragile. Il parle d’un lien unique, capable de réconcilier l’individu et l’espèce. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas juste l’oiseau en tant qu’animal, mais sa sensibilité. Il est convaincu qu’on a perdu, au fil de l’évolution, cette capacité à percevoir les variations infimes, les micro-expressions qui constituent pourtant le langage de ces animaux. Et c’est précisément ce qu’il cherche à redécouvrir.

Pourquoi j’ai sélectionné ce livre ?

Ce qui m’a plu dans ce livre, c’est avant tout la façon de traiter le sujet. C’est un axe (la relation homme-animal) que l’on voit assez peu dans la photographie « naturaliste » (entendu comme un terme un peu large ici, des papys bokehs de la FIAP qui photographient des pigeons le dimanche au 70-200 mm jusqu’aux travaux plus documentaires et centrés sur des sujets périphériques aux animaux, comme leur protection, par exemple). Et surtout, la force de l’œuvre, c’est qu’on n’est pas loin de voir cette relation homme-animal dans les images. C’est d’ailleurs pour ça que j’aime beaucoup la photographie de la chouette qui regarde, je pense, Tristan. On sentirait presque de l’attachement dans son regard. Même si c’est sûrement une projection de ma part, j’ai été séduit par ce genre d’images.

Plus largement, je suis dans une période où les livres qui portent plus globalement sur notre connexion avec la nature (ça fait un peu hippie de dire ça) suscitent mon intérêt. C’est pour cette raison que j’ai beaucoup aimé, aussi, les deux titres ci-après dont je vous parlerai sûrement un jour (mais je n’ai pas pu résister à l’idée de les glisser rapidement ici). On retrouve donc :

Anastasia Samoylova. Floodzone. Steidl.

L’omniprésence de l’eau

L’eau est le fil conducteur de ce projet. Présente sous toutes ses formes (vagues, flaques, ondulations, éclaboussures…) elle imprègne les scènes urbaines et les paysages présentés. Symbole de vie et de destruction, elle devient à la fois le sujet et le problème.

Une narration visuelle sans jugement

Mêlant documentaire poétique, mises en scène et perspectives aériennes épiques, FloodZone traverse les frontières stylistiques.

Chaque photographie s’inscrit dans une séquence minutieusement organisée en chapitres qui s’entrelacent, créant une narration fluide mais jamais directive. Anastasia Samoylova ne porte pas de jugement : elle montre, simplement. Avec une sincérité élégante et une acuité rare, elle explore les contradictions d’un lieu où le luxe côtoie la vulnérabilité, et où la beauté s’entrelace à la fragilité.

Une artiste à la croisée des disciplines

Née à Moscou en 1984, Anastasia Samoylova navigue entre photographie d’observation, pratique en studio et installations. Son travail a été exposé dans des institutions prestigieuses telles que l’Aperture Foundation à New York ou le Griffin Museum of Photography à Boston, ainsi qu’à des festivals internationaux en Europe, en Asie et en Amérique du Sud. Publiée dans des revues telles que Smithsonian Magazine ou FOAM, elle s’impose comme une figure importante (et montante) dans le paysage photographique contemporain.

Avec FloodZone, elle livre une réflexion subtile et immersive sur la manière dont les paysages, les habitants et la faune coexistent dans une réalité climatique en mutation, rappelant que l’adaptation est autant une nécessité qu’un défi.

Pourquoi j’ai sélectionné ce livre ?

J’ai inclus ce livre dans la sélection, tout d’abord pour une raison qui, je l’espère, vous saute aussi aux yeux : c’est putain-de-beau. Comme pour le livre de Shore, c’est, à mes yeux, bluffant de photographier de la sorte un territoire qui a vu passer tant de photographes. J’adore le sud des États-Unis (pour y avoir voyagé et photographié moi-même), j’ai quelques livres de photographes sur la région, bref, je connais bien le sujet. Et pourtant, ça a été une claque, je n’avais jamais vu la Floride comme ça. C’est très équilibré, juste, subtil, j’ai adoré.

À cela s’ajoute une réalité un peu plus triste : on voit tous, de plus en plus, les conséquences du changement climatique. Vous avez sûrement déjà entendu parler d’éco-anxiété⁵, de cette incertitude que ces changements provoquent face à l’avenir. Et là aussi, je trouve ça intéressant que les artistes commencent à s’emparer du sujet, à le traiter via leur art.

Keith Carter. From Uncertain to Blue. University of Texas Press.

Keith Carter est un photographe, éducateur et artiste américain, né le 3 juin 1948 à Madison, dans le Wisconsin (cela n’a aucune importance, mais vous avez l’information comme ça 😅). Il est reconnu pour ses photographies oniriques qui captent le quotidien à travers des images poétiques de personnes, d’animaux et d’objets. Inspiré par les récits populaires, la culture du Sud des États-Unis, et des écrivains comme William Faulkner ou Flannery O’Connor, il puise dans les mythes, le folklore et la religion pour explorer des thèmes universels comme le temps, la mémoire et le désir. Ses œuvres combinent habilement réalité et imagination, c’est du moins ce qui caractérise le plus son style à mon humble avis.

Carter a publié quatorze monographies et exposé ses œuvres dans plus de cent expositions individuelles à travers treize pays. Enseignant à l’Université Lamar au Texas, il est également un conférencier et formateur. Ses photographies figurent dans des collections prestigieuses, dont celles du Smithsonian American Art Museum et du J. Paul Getty Museum. Lauréat de nombreux prix, notamment la Texas Medal of Arts en 2009, il incarne une figure importante de la photographie contemporaine américaine.

Lorsqu’on évoque la photographie, on imagine souvent des paysages grandioses, des lieux iconiques ou des scènes de rue animées. Pourtant, certains projets naissent dans des endroits inattendus, là où personne ne penserait à regarder. C’est exactement ce que Keith Carter a fait dans les années 80 avec son livre From Uncertain to Blue. Il a pris sa voiture et, avec sa femme Pat, il a sillonné les petites villes du Texas aux noms improbables : Uncertain, Blue, Ponder, Poetry, Art… Autant dire qu’il y avait déjà de quoi rêver (ou sourire ?) rien qu’en lisant la carte.

Une balade photographique hors des sentiers battus

Ce voyage part de l’idée de se perdre dans un endroit imprévu pour voir ce qu’on y trouve (ce qui est totalement ce que j’aime moi-même faire). Carter a photographié des scènes du quotidien, des détails ordinaires et des habitants du Texas qui en disent long sans avoir besoin de parler. Ses photos forment un récit visuel simple et authentique, où chaque image a quelque chose à raconter.

C’est aussi une leçon pour nous autres photographes : on n’a pas toujours besoin d’aller loin ou de chercher l’extraordinaire. Parfois, il suffit d’un regard curieux et d’un peu de lumière bien placée pour transformer l’ordinaire en quelque chose de photographiquement intéressant. Une leçon que je me tue à répéter depuis trop d’années pour les compter maintenant, mais vous avez désormais un bel exemple pour l’illustrer 😊.

Le minimalisme à l’honneur

Dans ses images, Keith Carter ne fait pas dans la surenchère. Pas de compositions complexes ou de mises en scène exagérées. Il préfère capter un moment précis, une lumière douce, un détail qui pourrait passer inaperçu. Une sphère flotte paisiblement sur une surface d’eau, reflétant le ciel nuageux dans un contraste saisissant, mêlant textures douces et géométrie rigide, évoquant une sérénité presque cosmique. Ou encore, une croix d’église, déposée sur un établi pour être réparée, projette son ombre nette sur le sol, mêlant la simplicité du bois brut et la symbolique de l’objet sacré. Des images sobres, mais qui trouvent toujours leur juste équilibre.

D’une certaine manière, son travail dans ce livre ressemble à une improvisation musicale. Chaque photo est une note jouée au bon moment, sans fioritures inutiles. C’est minimaliste, mais ça frappe juste. Et si le minimalisme, comme les liens entre photographie et musique vous intéresse, je vous mets un peu de rab’ à lire :

Mettre la photographie en musique

Un éloge de la simplicité

D’ailleurs, tant qu’on parle de son style, ce qui est fascinant avec From Uncertain to Blue, c’est qu’on sent déjà les bases de ce qui deviendra la signature artistique de Keith Carter. Ses expérimentations avec la lumière, ses portraits pleins d’humanité, et ce petit flou volontaire qui donne à ses images un côté onirique.

Par exemple, dans une des photos ci-dessus, on voit un personnage sombre, réduit à une silhouette presque fantomatique, grimper des escaliers. Il se dresse sur une structure aux angles géométriques et aux surfaces lumineuses. L’image joue sur le contraste entre l’échelle humaine et l’abstraction des formes, créant une scène à la fois énigmatique et introspective. C’est le genre d’image qui vous fait douter : est-ce une mise en scène ou juste la vie telle qu’elle est ? Ce mélange entre réalité et imagination, c’est quelque chose qu’il continuera d’explorer tout au long de sa carrière.

Des portraits qui racontent des histoires

Ce livre regroupe des portraits qui racontent des histoires uniques. Chaque image dépasse le simple cadre du portrait pour révéler des fragments de vie authentiques. On y découvre :

• Une commerçante au regard fier, posant dans sa boutique remplie d’objets soigneusement alignés. Sa posture témoigne d’une vie consacrée au travail, marquée par la patience et l’attention portée aux détails.
• Une femme de dos, vêtue d’une robe rayée, levant deux tiges fleuries vers le ciel. Ce geste, spontané et expressif, évoque une connexion intime avec la nature ou une célébration mystérieuse.
• Un homme en pleine réunion, les yeux fermés et le visage habité par une profonde émotion. Chantant ou priant, il dégage une intensité qui reflète l’importance spirituelle de l’instant.
• Un jeune garçon perdu dans ses pensées, une plume glissée dans la poche arrière de son jean. Ce détail, à la fois poétique et simple, invite à imaginer le monde rêvé de l’enfance.

Chaque photographie raconte une histoire forte, donnant à l’ensemble du livre une dimension profondément humaine et vivante.

Pourquoi j’ai sélectionné ce livre ?

Il est temps de parler de l’éléphant dans la pièce : pourquoi ai-je choisi ce livre ?

Eh bien, le titre, non ? Le titre est sublime !

Ne me dites pas que vous êtes passés à côté de ça. De l’incertitude au bleu, je trouve ça magnifique. Tant dans son sens premier (aller d’une ville appelée A à une ville appelée B) que dans la combinaison des deux, qui laisse beaucoup de place pour imaginer plein de choses. J’ai aimé ce livre le jour où j’ai entendu le titre, dans une vidéo de Ted de la chaîne The Art of Photography. C’était en 2016, je crois. Je l’ai mis dans ma wishlist ensuite, sans trop avoir creusé ce que c’était. J’ai fini par l’acheter. Et en plus d’un titre incroyable, le travail dedans est fantastique. Que demander de plus ?

Aussi, comme je l’ai déjà évoqué, ce projet séduit avant tout par sa spontanéité. Carter n’avait pas de plan rigide pour ce livre : il s’est laissé guider par sa curiosité et par ces noms de villes intrigants. Cette approche instinctive donne un ouvrage qui respire la liberté et l’imprévu.

From Uncertain to Blue n’est pas seulement un livre de photos, c’est une invitation à ralentir, à observer autrement, à découvrir la beauté dans l’ordinaire.

Et la leçon à retenir est simple : peu importe où l’on se trouve, il y a toujours quelque chose à photographier. Même dans une petite ville perdue comme Uncertain. Surtout là, d’ailleurs.

Conclusion

Dans cet article, les lecteurs réguliers du Blog pourront noter une forme de progrès : cette fois, je n’ai pas commencé par dire « je vais essayer de faire court », pour finir par envoyer un long pavé sur les livres photos. Je savais dès le départ où j’allais 😂. Sûrement une forme d’auto-acceptation de milieu de la trentaine 🤷🏻‍♂️.

Plus sérieusement, j’ai pas mal passé de temps sur la forme de l’article. Je voulais lui donner, un peu, l’apparence d’un joli magazine, avec une mise en forme plus travaillée et une large place laissée aux belles images. Cela vous a plu ? Ça ne change rien ? N’hésitez pas à me donner votre avis en commentaire, ça m’aiderait à savoir dans quelle direction aller pour le prochain.

La sélection de cette année a été compliquée à faire (je ne reviendrai pas là-dessus), et surtout très américaine. C’est d’autant plus paradoxal que je suis le premier à râler qu’on voit trop d’images de photographes issus de ce pays ou sur ce pays, mais… les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés, tout ça. Ce sont des livres que j’ai aimés, profondément, que j’ai lus il y a quelques mois/années maintenant, et je trouvais ça dommage de ne pas vous en parler 😊.

Quoi qu’il en soit, rassurez-vous : je suis allé en Belgique à une petite foire du livre photo il y a quelques semaines, et j’ai fait de petites acquisitions de livres d’éditeurs ou de photographes belges⁶, qui devraient intégrer la programmation des mois à venir. La variété arrive !

Pour finir, n’hésitez pas à me partager vos coups de cœur de cette année, les livres que vous aimeriez conseiller aux autres lecteurs du Blog qui passeraient par là. On en discute en commentaires ✌🏻

---

Cette année 2024 a été tellement incroyable au niveau des sorties dans le metalcore que j’ai déjà démarré la playlist de 2025 parce que je ne m’en sortais plus. C’est par ici :

---

Notes :

1. Le graphique commence en 2021, parce que c’est l’année où j’ai rentré toute ma bibliothèque sur Notion, à partir de l’application que j’utilise pour les cataloguer (j’en parle ici). Dans Notion, je ne renseigne pas la date d’achat directement (c’est l’enfer), mais je me base sur la date de création de l’item dans la base de données. Donc je sors 2021 des stats, sinon on a l’impression que j’ai acheté 400 livres d’un coup cette année-là. ↩︎
2. La source : Tate. (2017, September 9). Tate acquires outstanding collection of photobooks from Martin Parr. Tate. (Consulter le lien) ↩︎
3. La source des citations : Libération. (2019, 4 novembre). Joel Sternfeld : « En tant qu’artiste, votre job est de tuer le père ». Libération.(Consulter le lien) ↩︎
4. L’étude scientifique du comportement animal. ↩︎
5. De manière générale, l’éco-anxiété est l’expression de fortes émotions face à la dégradation de l’état de la planète, de la pollution, la dégradation des sols, l’effondrement de la biodiversité, la gestion de l’eau, ou encore le réchauffement climatique (Wikipédia). ↩︎
6. Et comme d’habitude, ils sont à retrouver dans la bibliographie. ↩︎