Le monde est un PMU
Orelsan, San.
Où n’importe qui donne son mauvais point d’vue.
J’ai toujours cru que le fait que la photographie soit populaire est une bonne chose, mais je me demande si, comme titrait Bourdieu, ça n’est pas devenu un art moyen. Ni trop bien, ni trop mal, car même quand on a rien à dire y’a quand même un chemin. Je repense à la musique : vous avez déjà vu un musicien ne pas connaître Chopin ? Un violoncelliste ne pas bosser des heures, pour sortir quelques notes, heureux du résultat du labeur ? Jamais. Si c’était possible, on trouverait des instruments à la FNAC, pour satisfaire les soifs de créativité. Mais il n’y en a pas, et y’a comme un couac, un caillou dans la machine, une bulle d’air dans la poitrine. La photographie aurait peut être dû rester difficile, comme en 1850, quand pour chaque image tu devais te coller trente opérations fatigantes. Ça aurait peut-être obligé à les gens à creuser, réfléchir, à mériter chaque photographie terminée, à se poser de vraies questions, avant de foncer jusqu’à la dernière étape sans réflexion. La facilité c’est le cadeau des idiots : vos travaux finissent juste plus vite dans le caniveau.
J’ai l’impression qu’on est dans le creux de la vague, celle-ci est passée. Les ventes de reflex commencent à baisser : un smartphone à utiliser c’est quand même bien moins compliqué. On verra ce que l’avenir nous réserve, mais a priori, tant qu’il y aura de l’argent à se faire, on aura des pseudo-pédagogues pour s’agiter sur les réseaux, et des guignols pour débattre de toutes les futilités possibles.
La vraie question là dedans, c’est celle de la légitimité. Si ce texte était une musique, ça serait le thème principal. Un peu comme quand Vader passe en revue l’armée impériale. La légitimité ne vient pas du nombre d’abonnés, de vues ou de followers, tout ça compte pour du beurre. Des millions de personnes peuvent se tromper, la politique américaine est là pour nous le rappeler. La légitimité vient seulement de la profondeur de ce qui vous est présenté : d’où sort ce contenu ? Est-ce qu’il fonctionne ? Quel résultat il apporte à qui ? Si vous sentez que ce qu’on vous présente n’a pour but que de rassurer celui qui le fait, passez votre chemin, vous n’y perdrez rien. Y’a pas de vérité ultime, et je ne prétends pas en avoir une, et même si elle existait, avant de la trouver, j’aurai sûrement fini dans une urne. J’ai toujours essayé d’être transparent, je ne vous cache rien, tout ce que je dis ça vient des bouquins. C’est ma légitimité de papier, des milliers de pages lues, décortiquées, analysées, que je synthétise dans des billets pour continuer à avancer. Les textes sont argumentés, mais très souvent il y a de la place pour défendre le point de vue opposé, faut juste s’y mettre et tenter.
Quand on essaie de parler de culture, les gens ont tout de suite la feuille dure. Comme si ça faisait peur, que c’était inaccessible, trop riche, trop difficile. Alors que la bibliothèque du coin contient tout ce dont on a besoin. Il suffit juste de se poser, de prendre le temps de gravir la première marche. Personne ne va vous foutre des coups de cravache. Des fois je me dis que les gens ont peur de réfléchir ; être intello, c’est devenu un truc péjoratif, chiant, emmerdant, bref, rien ne t’incite à y consacrer du temps. C’est sans doute une conséquence de la forme que prend notre société, où l’on cultive la vacuité, si vous n’en êtes pas convaincu : allumez ta télé, tout sauf Arte. Comme si analyser, creuser, chercher à comprendre c’était se prendre la tête, et que celle-ci serait mieux défoncée à faire la fête. Mais il y a quand même des gens qui tentent le coup, parfois c’est très bien, parfois ça ne rime à rien. Ça peut même être carrément comique, comme quand le mec de Fotoloco nous explique, qu’il a trouvé une source d’inspiration inédite : la publicité. Ce n’est pas comme si cette année on avait eu Irving Penn au Grand Palais, qu’on était le pays de Jean-Loup Sieff, Guy Bourdin ou Patrick Demarchelier. Y’a quelques lignes, on parlait légitimité.
Et ça parle et ça piaille dans tous les sens. Si internet c’était de la paille, la connerie ça serait l’essence, mais on peut allumer le feu sans la moindre étincelle d’intelligence. Un billet débile sur le matériel suffit, plus c’est simple mieux c’est, ça sera plus facile à partager. Sur internet y’a quelques archétypes que l’on retrouve tout le temps, qui donnent à la photographie populaire un air de bar, où ceux qui gueulent le plus fort s’agitent au comptoir.
On va commencer par les gourous 2.0 : chacun veut sa communauté et diffuser ses idées. Vous me direz, si elles sont intéressantes, ça peut toujours aider, mais on ne va pas reparler de légitimité. La plupart des chaînes YouTube en français sont chiantes à crever, on y échange les mêmes conseils éculés, tout juste bons à être répétés par le prochain gourou auto-proclamé. J’ai déjà vu des vidéos de plus d’une demi-heure sur comment choisir tel ou tel objectif. Trop d’information tue l’information, à ce tarif, j’aurais arrêté de faire de la photo avant de faire le tour de la question. Et aussi, personne de censé n’en a rien à carrer. Sans déconner, le prochain qui parle matériel, il mériterait juste que sa cervelle soit arrosée d’eau de javel.
Vous allez aussi croiser les « Papy-Bokehs », eux, c’est mes préférées. Dès qu’ils s’approchent d’un clavier, ils vont vous abreuver de conseils qui ne marcheront pas pour vous. Un peu comme quand un aveugle vous explique que vous avez mauvais goût. L’idée, c’est qu’en vieillissant t’as plus de temps, d’argent… mais tout le monde n’en fait pas quelque-chose d’intelligent. Au fond, ils ne cherchent que de la validation extérieure : »si tout le monde fait comme moi, au bout d’un moment c’est que j’ai raison ». Y’a déjà des nations qui sont tombées avec un biais de réflexion aussi con. Oui, c’est un point Godwin, sur ce coup-là j’ai manqué de discipline.
Ensuite c’est concours de vent, critique du vide. Le but c’est presque d’être stupide et de produire un truc insipide, tellement mort, putride. Le dernier concours que j’ai vu, le thème c’était « la photographie », comme si au lieu de réfléchir le mec s’était dit « on va faire simple, efficace, sinon pour tout le monde ça sera l’impasse ». Et je n’ai même pas envie de parler de la critique, c’est tellement n’importe quoi que ça va me rendre épileptique ou tachycardique. Bref, j’fais des bonds et j’hallucine ou j’repars et j’déprime.
Et tout ça baigne dans un étang de bons sentiments. Comme si inviter à progresser c’était agresser. Comme s’il n’y avait pas de distance entre les personnes et leurs travaux, leurs photos c’est leurs égos. Il y a la peur de se mettre en danger, mais si on reste dans sa zone de confort, impossible d’avancer. Cette attitude, c’est comme mettre des œillères pour éteindre un incendie, se boucher les oreilles pour étouffer les cris.
Et on retrouve ça à tous les niveaux, même chez les artistes. Ils préfèrent payer pour se faire éditer. Plutôt que d’avoir une carrière et de bosser. Comme si ils étaient pressées, qu’il y avait une urgence à percer, à être dans la lumière pour exister. Si la qualité suivait, on en serait satisfait. Mais éditeur et conservateurs sont des métiers, qu’on ne peut pas remplacer. Il y a quelques lignes, on parlait de légitimité.
Plus rien ne tourne rond quand le discours devient plus intéressant que la production. Désormais, faute d’oser s’octroyer le titre d’artistes les photographes sont devenu des story tellers. Vu ce qu’on peut voir ça devrait s’appeler des sorry tellers. Une photographie putassière pour charger les égos, si on garde ce tempo dans 10 ans « ta mère la pute ! » ça ne sera plus une insulte.
L’important c’est d’avoir du recul, vous êtes votre pire ennemi. C’est une inclinaison naturelle du cerveau, il nous voit toujours plus beau. Je suis le premier à dire que je fais de la merde. J’aime ce que je fais juste le temps qu’il faut pour le partager, et encore je le fais 6 mois après l’avoir créé. Mais après avoir ouvert un livre d’Eggleston, Cartier-Bresson ou Saul Leiter, comment pourrait-il en être autrement ? De tout ça, on en reparlera dans 40 ans, faut l’temps.
J’avais envie d’essayer le pamphlet, donc dans ce billet, je manipule les mots comme un céramiste les émaux : à chaud. Si tu ne te sens pas concerné, c’est sans doute que tu l’es, moi l’premier. J’ai tendance à ne parler qu’aux gens qui ont déjà envie de m’écouter. Un peu de pédagogie et d’empathie ne me feraient sûrement pas de mal, histoire de faire bouger les choses plutôt que de fanfaronner avec de la prose.
Alors qu’est-ce qu’on fait ? On s’y met. On démarre fort, parce qu’il n’y aura personne pour nous pousser, pour remplir les batteries quand elles seront vidées. On sort la chambre noire, on remplit des cartes mémoires. On claque des obturateurs, crame des capteurs, bosse du soir au matin, quand la lumière revient, quand elle t’invite à recommencer ce qu’on ne devrait jamais arrêter. Photographier.
Notes & sources :
- La photographie de couverture c’est Kiki dans un bar, Montparnasse 1931 – Brassaï
- Pierre Bourdieu, sociologue.
- Pierre Bourdieu. Un art moyen, Essai sur les usages sociaux de la photographie [compte-rendu]
- Le Blog Photo, L’industrie des appareils photo : un déclin moins drastique que prévu depuis le début de 2017.
- Le Blog Photo, L’industrie des appareils photo numériques s’effondre celle des smartphones explose.
- Phototrend, Phototrend en 2018 : bilan de l’année passée et projets à venir
- YouTube, Alexandre Astier donne son avis sur la téléréalité.
- Ma légitimé de papier, la bibliographie.
- Concours photo, Photosynthèse.
- Brice de Fotoloco vous parle culture : Le LIVE du Salon – Les tendances de la culture photo.
- Irving Penn au Grand Palais
- Guy Bourdin, photographe.
- Jeanloup Sieff, photographe.
- Patrick Demarchelier, photographe.
- Les papy-Bokehs.
- 35 minutes de vidéo sur comment choisir un objectif, un régal. 10 critères pour choisir un objectif dédié au paysage.
- Les vraies bonnes chaînes YouTube à suivre : Youtube : Le must-watch de la photographie
- L’article sur les réseaux sociaux : Et j’ai quitté internet.
- Time, Photobooks: Why This Is Not the Golden Age for Photobooks.
- William Eggleston, photographe.
- Henri Cartier-Bresson, photographe.
- Saul Leiter, photographe.
- Si vous voulez un deuxième tour de manège, l’excellence d’Aurélien vous attend ici : Être ou ne pas être artiste : entre marketing et égomanie
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