Devenir photographe, c’est avoir quelque chose à dire.
Jane Evelyn Atwood
Et comme je vais vous le montrer dans cet article, consacré à Jane Evelyn Atwood, elle en a eu des choses à dire, armée de son appareil. Jane Evelyn Atwood s’est intéressée toute sa carrière aux mondes clos, difficiles d’accès, fermés.
Je préfère donc vous prévenir tout de suite : vous allez voir des choses que vous ne voyez pas habituellement, des images difficiles, parfois crues. Je n’ai pas souhaité édulcorer cet article ni présenter une image tronquée de son travail, afin d’être plus accessible au grand public, donc âmes sensibles, s’abstenir. 😅
Introduction
Jane Evelyn Atwood est née en 1947 à New York et a eu une enfance qui semble plutôt difficile (son père était alcoolique et sa mère peu aimante). Elle a fait ses études dans le Tennessee, l’Illinois et le Massachusetts et a obtenu son diplôme du Bard College en 1970. Pour l’anecdote, c’est là qu’a aussi enseigné Stephen Shore. Elle s’intéresse à la photographie après avoir vu une exposition de Diane Arbus, comme elle le déclare elle-même :
Pourquoi la photographie et pas autre chose ? C’est à cause des photographies de Diane Arbus que j’ai vues aux Etats-Unis. Je suis allée à cette exposition avec ma sœur, pas pour ses photographies, mais parce qu’on savait que Diane Arbus s’était suicidée. On avait eu un suicide récemment dans la famille, ça nous obsédait (…).
Jane Evelyn Atwood
Les personnes photographiées par Diane Arbus ne m’ont jamais quittée.
L’année suivant l’obtention de son diplôme, elle s’installe à Paris, où elle est restée depuis. Elle devient jeune fille au pair, puis travaille aux PTT (Postes, Télégraphes et Téléphones), puis dit avoir fait une psychanalyse qui débloqua sa créativité. Quelques années plus tard, elle achète son premier appareil photographique, en 1975, un Leica sur les conseils de son ami et photographe Leonard Freed. Elle démarre alors son apprentissage.
Pour l’anecdote, c’est cette même année qu’elle photographie l’écrivain afro-américain James Baldwin.
Ce fut un hasard. Il venait pour un discours à l’université américaine de Paris (AUP). Un ami à moi étudiait aux Beaux-Arts, il l’a sollicité pour sculpter son visage et m’a invité à venir le photographier. C’était déjà une icône. Après sa mort, il est tombé dans l’oubli, jusqu’à sa renaissance via le documentaire “I’m Not Your Negro” (2017) du Haïtien Raoul Peck. Toutes mes photos ont été dès lors en demande.
Jane Evelyn Atwood
Ps : Sauf mention contraire, toutes les images de l'article sont de Jane Evelyn Atwood.
Les différentes séries de son parcours
Le parcours de Jane Evelyn Atwood est composé de plusieurs séries phares, et nous allons en faire le tour ici. Elle s’intéresse aux mondes fermés de la condition humaine où peu osent s’aventurer et que beaucoup préfèrent ignorer. Quand on lui demande comment elle choisit ses sujets, elle déclare :
Ce sont les sujets qui me choisissent. Quelque chose m’intrigue et je veux très vite les couvrir en faisant tout pour m’organiser.
Jane Evelyn Atwood
Les prostituées, rue des lombards
Au moment où j’ai réalisé mes premières photos de la rue des Lombards, je suivais des cours de développement et de tirage à l’American Center. Là, quand j’ai vu pour la première fois l’image apparaître dans le bain, je me suis sentie tout de suite accro.
Jane Evelyn Atwood
Quand Jane Evelyn Atwood apprend l’existence de ces prostituées, elle souhaite les connaître, tout simplement. Et la photographie est l’excuse parfaite pour pénétrer dans leur monde.
Je m’y suis rendu toutes les nuits pendant un an. Je quittais le boulot pour le bordel et je dormais l’après-midi. J’étais tellement contente d’être à l’intérieur de cet immeuble, c’était là où je voulais être. Blondine était une dominatrice qui pratiquait le masochisme sur des hommes, sans rapport sexuel. À travers elle, j’ai appris comment appréhender l’absence de lumière et comment utiliser celle disponible. Mais aussi sur les relations entre hommes et femmes, l’argent, son pouvoir et le fait d’en manquer.
Jane Evelyn Atwood
Elle les trouve belles, incroyables. La décrépitude du lieu ne l’arrête pas : l’odeur d’urine, la saleté, les traces de cigarettes écrasées sur les murs ne l’empêchent pas de s’intégrer à ce microcosme. Elle a un peu peur, elle est impressionnée, mais aussi terriblement excitée par ce projet : elle est là où elle veut être, au cœur des interdits. Elle dit avoir appris la photographie dans cet immeuble, appris à gérer le manque de lumière, à faire preuve de patience, et à écouter. Ce dernier point étant sans doute aussi important que le fait de regarder dans son travail, elle inclura régulièrement des comptes-rendus d’entretiens dans ses livres. Elle suit son instinct, sait s’arrêter. En travaillant avec respect, empathie et en refusant les images superficielles, elle réussit à s’intégrer, elle arrive même à photographier ce qui se passe dans les chambres. Elle livre finalement un corpus de photographies brut, rêche, direct et sans fioritures.
Elle gardera de ce projet une profonde amitié avec Blondine, qui lui est encore chère.
Ma relation avec Blondine c’était une vraie, authentique relation privilégiée, parce que moi j’étais une « cavette », c’est-à-dire une personne qui n’est pas du milieu de la prostitution, et elle, c’était une pute de bas niveau, une prostituée de la rue. On avait fondé une réelle amitié, basée sur le respect mutuel, c’était inattendu, et ça m’est arrivé une seule fois dans ma vie de photographe. Blondine m’a protégée d’elle-même, elle ne voulait pas venir chez moi mais je pouvais aller chez elle, dans son monde. Quand je suis devenue un peu connue, elle était très fière de moi, comme si j’étais l’enfant qu’elle n’avait pas pu avoir.
Jane Evelyn Atwood
Ha, et si vous pensez que c’est une époque révolue et qu’on ne peut plus faire ce genre d’images, Jane Evelyn Atwood a un message pour vous :
J’en ai marre d’entendre dire qu’on ne peut plus faire ceci ou cela. Ce sont des excuses pour finalement ne pas se confronter aux sujets compliqués. Beaucoup de photographes veulent obtenir des résultats trop vite. Ce n’est pas de leur faute, ils sont nés dans un monde où tout se passe “hier”. Avec le numérique, c’est immédiat.
Jane Evelyn Atwood
Les Transsexuels de Pigalle
C’est d’ailleurs une des prostituées, rencontrée dans la rue des Lombards, qui lui conseille de rencontrer Barbara, une transsexuelle de Pigalle. Elle commence à s’intéresser à ce sujet et à photographier cette communauté. Bien qu’elle soit profondément touchée par cette femme, son travail aux Lombards (qu’elle mène en parallèle) lui semble plus important, et les photographies que vous venez de voir passent quelques années dans des cartons.
Elles sont retrouvées quelques années après. Elle reprend contact avec Nouja, l’une des transsexuelles rencontrées à l’époque, et discute avec elle du quartier : il a changé, cette époque est révolue, et elle sent le besoin et l’utilité de publier ces images. Cela aboutit au livre Pigalle People, un voyage dans le passé de ce quartier sulfureux, où à l’époque tout le monde se mélangeait. C’est ce que signifie le titre : la diversité, les trans, mais pas seulement. Les images retranscrivent l’ambiance de ce monde brut, dur, dans lequel évoluaient, comme elles le pouvaient, ces femmes.
Jean-Louis
Dans les années 1980, une nouvelle maladie surgit et tue. L’histoire du SIDA est complexe, politique, sociale, médicale, et surtout, elle est difficile. Le SIDA tue d’abord dans l’indifférence, ce n’est d’abord qu’une maladie d’homosexuels à laquelle on ne prête que peu d’attention. D’ailleurs, au sujet de ces premières années, je vous conseille vivement le film 120 battements par minute, très fort et juste, et également Dallas Buyers Club.
PS² : Si vous voulez d'autres suggestions de films, orientés photo, à regarder, je vous ai fait une liste ici.
Le SIDA fait des ravages, et surtout, il n’a pas de visage. On est trois ans avant la photo de David Kirby, prise par Therese Frare et utilisée par Benetton ensuite1.
C’est dans ce contexte qu’Atwood intervient, elle rencontre Jean-Louis en 1987.
Avec Jean-Louis, on s’est entendu tout de suite. Mon idée, c’était de photographier sa vie quotidienne, il était malade depuis trois ans et c’était miraculeux qu’il soit encore en vie.
Jane Evelyn Atwood
Elle a voulu photographier ses derniers mois, montrer aux gens qu’on meurt du SIDA mais qu’on ne l’attrape pas « comme ça ».
C’était mon premier sujet militant. Ici, j’ai voulu changer les préjugés. On parlait de l’épidémie mais personne n’avait vu de contaminés. Ils étaient comme des fantômes et je voulais montrer que c’étaient des êtres humains. À la différence du COVID, où l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a mis deux semaines à réagir, il s’est passé plus de trois ans avant qu’ils ne fassent attention malgré l’hécatombe.
Jane Evelyn Atwood
Elle partage donc les quatre derniers mois de sa vie. Des images bouleversantes, montrant les ravages de la maladie sur un corps qui se décharne petit à petit, mais qui lutte jusqu’au bout pour profiter encore un peu de ses proches qui l’entourent. Pour la photographe, le choix de la couleur ne fut d’ailleurs pas anodin, il visait à largement diffuser les images :
Je voulais que ce soit publié partout. Paris Match a été le premier. Le plus drôle, c’est que le magazine l’a diffusé en noir et blanc.
Jane Evelyn Atwood
Paris Match publiera donc les photographies en noir et blanc, suivi par Stern, Corriere della Sera et d’autres, montrant ce premier visage du SIDA. Un travail d’utilité publique : dans une exposition ultérieure, Jane Evelyn Atwood partagera la lettre d’une lycéenne de 17 ans qui, à l’époque, a découvert la maladie grâce à ce reportage et pu informer son lycée. Les services publics étant à l’époque très silencieux sur le sujet. Et Jean-Louis a été heureux et fier de ce reportage, quand il l’a découvert.
Les malvoyants
En 1980, elle remporte le prestigieux prix W. Eugene Smith pour sa série sur les aveugles. Le projet aboutira aussi à un livre, Extérieur nuit, en 1988, résumant près de 15 ans de travail sur le sujet. Elle a parfois passé près de 10 ans à suivre certaines des personnes photographiées.
L’idée du projet lui vient en croisant des jeunes gens non-voyants qui prenaient le bus pour se rendre dans une école. Un jour, le bus est là mais… n’a plus de place. Elle se demande alors comment font ces gens pour vivre sans voir. Et la meilleure façon qu’elle a trouvée d’obtenir la réponse est, encore une fois, de se plonger pleinement dans le sujet. Ainsi, elle a produit des images dans différents instituts pour mal-voyants, en France, au Japon, en Australie, aux États-Unis, en Israël…
De ce projet, une image reste iconique : celle des jumelles. D’ailleurs, elles ne sont même pas jumelles. Il s’agit en réalité de triplées. Placées dans une couveuse, le trop plein d’oxygène les a rendues aveugles, mais leur frère a continué à voir. Toujours soudées, habillées pareil, elles sont restées très intégrées à leur famille et se rendaient ponctuellement dans l’institution où Atwood photographiait. C’est, selon elle, sa photographie préférée. Elle est restée proche de la famille et a d’ailleurs rencontré leur frère lors d’une exposition, où un tirage d’1m80 sur 90cm de ses sœurs trônait.
SLes femmes en prisons
Pour le Bicentenaire de la Révolution, en 1989, l’État passe commande de photographies, en laissant carte blanche à des photographes de renom. Atwood est sélectionnée et choisit la prison.
Comme il n’était pas question que j’aille photographier des hommes, on m’a proposé d’aller voir des quartiers de femmes, dans une petite maison d’arrêt. Quand j’ai découvert les conditions de vie déplorables, j’étais catastrophée… Des histoires à peine croyables. Là, je deviens vraiment militante. Quand je sortais, je me disais : il faut parler de ça… On n’avait pas non plus de visages de femmes en prison.
Jane Evelyn Atwood
Ils font tout pour vous garder dehors si vous êtes journaliste. Quand ils vous répondent, il faut être opérationnel. J’ai compris le fonctionnement des prisons après en avoir fait deux ou trois, car le système reste le même. J’avais trois boîtiers, mes cahiers, mes stylos, mes feutres et mes autorisations de droit à l’image. Je n’ai jamais forcé quelqu’un à signer. Certaines femmes que j’ai photographiées sont sorties et il est fondamental de leur expliquer l’importance des images. Je ne veux pas être un frein à leur nouvelle vie.
Jane Evelyn Atwood
Elle plonge alors dans un monde hors normes, composé à 90 % de femmes emprisonnées pour des délits non violents : chèques sans provision, vol de chéquiers, fausses cartes de crédit, usage ou revente de stupéfiants… Encore une fois, elle s’y investit pleinement.
En 10 ans, elle ira dans près de 40 prisons, des États-Unis à la Russie, et ira même jusqu’à rencontrer des condamnées à mort. Là, il faut s’arrêter deux minutes pour prendre conscience de l’ampleur de la tâche. Vous, derrière l’écran, je ne sais pas quel âge vous avez, j’ai 35 ans. 10 ans, c’est un tiers de ma vie. C’est énorme. Une décennie à aller de prison en prison, écouter, collecter des histoires, photographier sans relâche la vie dans ces lieux atypiques2. Tous ces textes seront mis en scène dans une pièce de théâtre en 2019 : Too Much Time (Women in Prison), et dans un livre éponyme.
J’ai été médiateur culturel pour un muséum d’histoire naturelle à la fin de mes études, et j’ai eu l’occasion de faire une intervention en prison. L’ambiance y est lourde, toutes les classes sociales sont écrasées sur le même plan, et on se retrouve face à la fin de la société, là où arrivent ceux qui n’y ont plus leur place. Passer 10 ans à faire cela demande un investissement personnel et une résistance que peu de gens peuvent vraiment comprendre.
De ce projet, j’ai envie de vous parler de deux images en particulier. Tout d’abord celle-ci :
Atwood dit n’avoir gardé que cette image des 85 qu’elle a prises dans cette prison. Il s’agit d’un couple qui peut se rencontrer au parloir prévu à cet effet. C’était en effet permis pour les couples emprisonnés en même temps, pour le même crime. J’aime comment la photographie fonctionne par ricochet. Vous ne voyez pas l’homme, juste le haut de sa tête. Par contre, rien qu’en voyant les mains, on sait que le baiser est intense, fougueux, presque décalé par rapport à cet univers si sobre et austère.
La deuxième image dont je voulais vous parler est celle-ci. On y voit une femme subir des examens avant son accouchement.
Aujourd’hui, c’est interdit dans trente-six États d’Amérique ainsi qu’en Angleterre depuis 1997. À l’époque, Amnesty International avait lancé une campagne contre le fait d’entraver les membres des femmes enceintes. J’ai été la seule à révéler ce contexte et l’ONG a eu trois ans pour stopper cette pratique. C’est toujours l’éternel problème : ce monde applique le règlement des hommes sur des femmes, mais nous sommes différents.
Jane Evelyn Atwood
Roland Barthes, dans son livre La Chambre claire, parle du punctum, c’est l’élément d’une photographie qui pique notre attention, qui nous arrête, et que l’on ne peut expliquer3. Et il est bien sûr éminemment personnel. Eh bien, pour moi, les menottes de cette image en sont un. Tout est assez classique : qui est surpris de voir une femme enceinte, à l’hôpital, tirer la grimace ? En la voyant, on se doute bien que le moment risque d’être douloureux, et là, arrivent les menottes. C’est un détail, central dans l’image, dans l’ombre, peu mis en avant et prenant peu de place. Mais il est lourd de sens : un enfant va naître en prison. Il va venir au monde dans un lieu qui est le dernier pour beaucoup, sans doute dans les pires conditions pour démarrer sa vie. L’image devient d’un coup beaucoup moins légère.
Qu’en retenir pour votre pratique ?
De tous ces travaux, et de tout le travail préparatoire nécessaire à cet article, je retiens trois conseils que vous pouvez appliquer à votre pratique :
- S’investir sur la durée. On l’a vu, Jane Evelyn Atwood n’enchaîne pas les reportages pour faire la une de la semaine. Son travail se compte en années, si ce n’est en décennies. Je pense que pour certains sujets, c’est nécessaire. Pour aller au fond des choses, s’approprier la matière, et savoir de quoi on parle. Forcément, si vous êtes un photographe qui s’intéresse à l’abstrait, ce n’est pas forcément le conseil le plus pertinent, mais si un sujet vous tient à cœur (l’évolution d’un quartier, de l’endroit où vous avez grandi…), le temps que vous allez investir dedans paiera.
- Le deuxième conseil, c’est d’émouvoir les personnes. Émouvoir les gens n’est, encore une fois, pas valable pour tous les sujets. Mais si vous voulez faire passer un message, défendre une cause ou enclencher un changement, cela vous sera utile pour donner de la force à votre propos. Et comme le dit Atwood, cela passe avant la valeur purement technique d’une image.
Il faut que la photo émeuve les personnes. Si une photo te laisse indifférent, c’est une photo ratée. Une photo peut être totalement sauvage, pas parfaitement prise, mais s’il y a une force dans cette photo, une claque, si ça t’émeut d’une manière ou d’une autre, c’est une bonne photo généralement.
Jane Evelyn Atwood
- Et enfin : avoir quelque chose à dire, comme elle le disait dès la citation d’introduction de cet article. Qu’on s’entende bien ici : avoir quelque chose à dire, ce n’est pas forcément raconter l’histoire du monde, ou se lancer dans des sujets aussi difficiles qu’elle. Parler de vous, de ce qui vous plaît, c’est aussi dire quelque chose. Mais prenez le temps de réfléchir à vos images pour définir ce que vous voulez dire avec.
Conclusion
Jane Evelyn Atwood a eu une carrière dense et engagée, largement reconnue et récompensée par le monde de la photographie. Elle a obtenu la bourse de la Fondation W. Eugene Smith, le Grand Prix Paris Match du Photojournalisme et le Prix Oskar Barnack de Leica Camera. Aussi, la Maison Européenne de la Photographie lui a consacré une première rétrospective en 2011, ainsi que le Botanique en Belgique en 2013.
Dans cet article, nous avons fait un tour de sa carrière, de ses projets les plus importants, mais cet épisode n’est pas exhaustif (il commencerait à devenir vraiment long !). Sachez qu’elle a aussi travaillé en couleur, par exemple, notamment sur Haïti (dont nous avions déjà parlé dans l’épisode de La Photographie Aujourd’hui avec Corentin Fohlen):
Ou encore lors de son projet sur la Légion étrangère de 1983 en suivant des soldats à Beyrouth.
Cela m’a intrigué car je pensais qu’elle n’existait plus. Ils avaient toujours mauvaise presse, et comme on les connaissait peu, cela nourrissait toutes sortes de fantasmes et de jugements. À cette époque, la légion se rendait dans deux endroits : le Tchad, qui explosait, et Beyrouth, beaucoup plus calme. J’ai suivi ce groupe qui appartenait aux troupes de l’ONU pour la paix. Mais en arrivant, la ville a été bombardée. Je suis restée bloquée avec eux pendant six semaines. Et j’ai eu mon premier scoop. Paris Match l’a acheté pour une somme suffisamment conséquente pour que je couvre le sujet en couleur durant dix-huit mois. J’en ai sorti un livre, Légionnaires, conçu comme un album de famille.
Jane Evelyn Atwood
Du coup, je vous invite à continuer l’aventure et à vous plonger aussi dans son travail. Vous trouverez de nombreux liens en description, vers des interviews, podcasts, ou encore la liste de ses livres. Il y a encore beaucoup à apprendre de son œuvre, et je pense que ça vaudra le temps que vous allez y passer.
Ah, et deux petits éléments pour finir :
- Il ne faut pas la considérer comme une « femme photographe », elle n’aime pas être appelée comme ça. Elle trouve le terme sexiste et réducteur. C’est une photographe connue, il se trouve que c’est une femme. Elle n’est pas contre la discrimination positive de temps en temps mais… pour un temps seulement. C’est donc avant tout et surtout une photographe, comme nous tous ici.
- Et sur une note plus légère : je confonds tout le temps Mary Ellen Mark et Jane Evelyn Atwood. Deux femmes photographiant en noir et blanc, s’étant intéressées à des mondes clos (comme le cirque pour Mary Ellen Mark) et ayant deux prénoms, dont le deuxième commence par la même lettre. J’espère donc que l’écriture de cet article m’aidera enfin à faire la différence !
Évidemment, à l’occasion de la reformation du groupe, je me suis replongé dans la production d’Oasis.
Chronologie de la vie de Jane Evelyn Atwood
Voici une chronologie de la vie de Jane Evelyn Atwood, avec des événements significatifs de sa carrière :
- 1947 : Jane Evelyn Atwood naît le 15 décembre à New York, aux États-Unis.
- 1971 : Elle quitte New York pour s’installer à Paris, où elle commence à travailler au ministère des PTT et donne des leçons d’anglais pour subvenir à ses besoins. C’est également à cette époque qu’elle s’essaie brièvement au théâtre.
- 1975 : Jane Evelyn Atwood se lie d’amitié avec Roselyne (surnommée Blondine), une prostituée parisienne, ce qui lui permet de commencer à documenter le milieu de la prostitution à Paris, notamment dans la rue des Lombards et dans les bars de Pigalle.
- 1976 : Elle achète son premier appareil photo, un Nikkormat, et commence à prendre des photos des prostituées de la rue des Lombards. Elle apprend les techniques de développement et de tirage à l’American Center à Paris.
- 1980 : Elle publie son premier livre Nächtlicher Alltag en Allemagne, qui documente la vie nocturne des prostituées parisiennes. La même année, elle reçoit la première bourse W. Eugene Smith pour un projet sur les enfants aveugles, ce qui marque une reconnaissance importante de son travail.
- 1983 : Jane Evelyn Atwood réalise un reportage de dix-huit mois sur la Légion étrangère, suivant les soldats au Liban et au Tchad. Ce travail est publié en 1986 dans le livre Légionnaires.
- 1987 : Jane Evelyn Atwood photographie Jean-Louis, la première personne en Europe atteinte du Sida à accepter d’être photographiée pour une publication. Elle documente les quatre derniers mois de la vie de Jean-Louis, offrant ainsi un visage humain à une maladie encore largement stigmatisée à l’époque.
- 1989 : Elle commence un projet ambitieux sur les femmes incarcérées, qui durera dix ans. Elle parvient à accéder à plus de quarante prisons dans neuf pays, y compris à des établissements pénitentiaires particulièrement durs en Europe de l’Est et aux États-Unis, ainsi qu’au couloir de la mort.
- 1994 : Jane Evelyn Atwood reçoit le prix Ernst Haas, récompensant l’excellence de son travail photographique.
- 1997 : Elle est lauréate du prestigieux prix Oskar Barnack décerné par Leica Camera pour son travail sur les femmes en prison.
- 1998 : Publication de Extérieur Nuit, un livre sur les enfants aveugles, qui fait partie de la collection Photo Poche Société chez Actes Sud.
- 2000 : Trop de Peines, Femmes en Prison est publié en France par les éditions Albin Michel, et Too Much Time, Women in Prison est publié par Phaidon Press à Londres. Ces ouvrages sont le fruit de son projet de dix ans sur les femmes incarcérées, et ils constituent une référence définitive sur le sujet.
- 2004 : Elle publie Sentinelles de l’ombre, un livre documentant les victimes des mines antipersonnel dans des pays tels que le Cambodge, l’Angola, le Kosovo, le Mozambique, et l’Afghanistan, en collaboration avec Handicap International.
- 2008 : Jane Evelyn Atwood publie Haïti, un livre qui offre un regard coloré sur la vie quotidienne en Haïti, une rupture avec son approche habituelle en noir et blanc.
- 2010 : Elle rejoint la collection prestigieuse Photo Poche avec une monographie (#125) publiée par Actes Sud, qui est rééditée en 2012 et en 2019.
- 2011 : La Maison Européenne de la Photographie (MEP) à Paris organise une rétrospective de son travail intitulée Photographies 1976-2010. Cette exposition couvre trente-cinq ans de sa carrière à travers six séries majeures, dont celle sur les prostituées, les aveugles, les femmes en prison, et les victimes des mines antipersonnel.
- 2018 : Jane Evelyn Atwood reçoit le Grand Prix Photo Albert Kahn à Paris et un Lucie Award pour la photographie documentaire à Carnegie Hall, New York. Elle publie également Pigalle People, un livre qui présente des photos en noir et blanc réalisées entre 1978 et 1979, documentant la vie des transgenres dans le quartier de Pigalle à Paris.
- 2023 : Elle est nommée Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres par le Ministère de la Culture en France, en reconnaissance de sa contribution exceptionnelle à la photographie.
Sources
Interviews
- Atwood, J. E. (2011, juillet 20). Vue sur les exclus du monde. Blog de Clément Sénéchal. Consulter l’article
- Atwood, J. E. (2019, juin 29). Je suis fascinée depuis le début par les mondes clos. France Inter – Regardez Voir. Consulter l’article
- Atwood, J. E. (2020, juin 4). J’ai tout appris au 19 rue des Lombards : la patience, l’écoute, l’instinct et ça peut te sauver la vie. France Culture – Les Masterclasses. Consulter l’article
- Atwood, J. E. (2019, février 14). La photographie, c’est un langage d’images. France Culture – Par les temps qui courent. Consulter l’article
- Atwood, J. E. (n.d.). Devenir photographe, c’est avoir quelque chose à dire. Polka Magazine. Consulter l’article
Liens
- Gasquez, A. (2016, avril 6). Missfits #4 : Jane Evelyn Atwood, conteuse d’images. Deuxième Page. Consulter l’article
- Chérel, I. (2020, novembre 9). Dans le Pigalle des années 1970. Fisheye Magazine. Consulter l’article
- Dassa, N. (2022, septembre 12). Jane Evelyn Atwood, l’humanité des invisibles. Blind Magazine. Consulter l’article
Livres
- Atwood, Jane Evelyn, et Vladimir Volkoff. Légionnaires. Éditions Hologramme, 1986.
- Atwood, Jane Evelyn. Trop de peines : femmes en prison. Albin Michel, 2000.
- Atwood, Jane Evelyn. Extérieur Nuit. Texte de Eduardo Manet, Éditions Actes Sud, coll. « Photo Poche Société », 1998.
- Atwood, Jane Evelyn. Haïti. Préface de Lyonel Trouillot, Actes Sud, 2008.
- Atwood, Jane Evelyn. Jane Evelyn Atwood. Éditions Actes Sud, coll. « Photo Poche », no 125, 2010.
- Atwood, Jane Evelyn. Rue des Lombards. Éditions Xavier Barral, 2011.
- Atwood, Jane Evelyn. Pigalle People 1978–1979. Marseille, Éditions le Bec en l’air, 2018.
Notes:
- En 1990, alors que le SIDA était encore entouré de nombreux tabous et d’une grande méconnaissance, une photographie marquante prise par la jeune photographe Therese Frare a contribué à changer le regard du monde sur cette maladie. L’image en question capturait les derniers instants de David Kirby, un militant LGBT, mourant du SIDA, entouré de sa famille dans un moment d’intense émotion. Publiée dans le magazine LIFE, cette photo a rapidement acquis une renommée mondiale, devenant un symbole de la lutte contre la stigmatisation des personnes atteintes du SIDA.
La photographie a ensuite été utilisée par la marque Benetton dans une campagne publicitaire controversée. Colorisée et présentée dans le cadre d’une publicité, l’image a suscité des réactions vives, notamment de la part du clergé catholique, qui y voyait une référence blasphématoire à l’iconographie chrétienne, et de certains militants LGBT, qui dénonçaient l’exploitation commerciale de la souffrance humaine. Malgré les critiques, la famille de David Kirby a soutenu l’utilisation de la photo, voyant en elle un moyen puissant de sensibilisation. Comme l’a exprimé son père Bill Kirby : « Benetton ne nous a pas utilisé, ou exploité. C’est nous qui l’avons utilisé. Grâce à eux, ta photo a été vue dans le monde entier, et c’est exactement ce que David voulait. »
Cette controverse a cependant éclipsé d’autres aspects du travail de Therese Frare, qui avait documenté la vie d’autres patients atteints du SIDA à l’hospice Pater Noster. Néanmoins, la photographie de David Kirby reste l’une des images les plus emblématiques de la crise du SIDA, ayant, selon un ancien volontaire de l’hospice, « fait plus pour attendrir le cœur des gens sur le SIDA que tout ce que j’ai pu voir ». Consulter le lien.) ↩︎ - Après, évidemment, je me doute qu’elle n’était pas à 100% sur le projet durant la période. Mais son implication reste impressionnante. ↩︎
- C’est à découvrir ici : Quand Roland Barthes met les choses au clair ↩︎
Laisser un commentaire