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Leçon de photographie par Stephen Shore (épisode 2)

Introduction

Il y a 6 ans, j’avais écrit un article sur le livre de Stephen Shore, Leçons de photographie. Il synthétisait le cours qu’il donnait au Bard College, et c’était du béton armé. À l’époque, je me suis un peu dit : « Il a tout donné, là, c’était le grand récap de sa carrière. » C’est par ici :

Mauvaise analyse. Il revient coller des tartines dans le deuxième épisode. 74 ans, probablement toutes ses dents et surtout, plein de choses à dire.

PS : Je n'ai pu m'empêcher de sursauter en écrivant "il y a 6 ans", après avoir vérifié la date de parution. 2016, j'ai l'impression que c'était il y a 1 000 ans. En revanche, tout ce que j'ai mis en ligne, c'était, pour moi, il y a 20 minutes. 
Un paradoxe dont je peine à me remettre.

C’est de son nouveau livre dont on va parler aujourd’hui, Modern Instances.

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Shore, S. (2022). Modern instances: The craft of photography. Mack.

Je vous avoue que quand je l’ai vu, je me suis un peu inquiété : un gros pavé, illustré de quasiment tout sauf de la photographie, j’ai eu un peu peur de m’ennuyer.

Et vous vous doutez bien, en lisant ces lignes, que si je vous en parle, c’est que ces inquiétudes n’étaient pas fondées. Le livre parle en effet de tout, de peinture, de cinéma, de drogue, de musique, de base-ball, mais surtout très bien de photographie. Oui, il y a certains concepts que je n’ai jamais aussi bien perçus qu’en les illustrant avec la carrière d’un joueur de base-ball. Un coup de maître.

On va donc ici faire le tour des idées qui m’ont le plus marqué, ce qui ne dispense pas, bien évidemment, de la lecture du livre. Il n’est disponible actuellement qu’en anglais, mais Stephen Shore (qui répond quand on lui pose gentiment des questions sur Instagram) m’a dit que des traductions étaient en cours. Étant donné que je doute que l’éditeur s’amuse à le traduire uniquement en latin, si vous souhaitez le lire en français, attendre un peu me semble être un pari raisonnable.

PS² : Je vais illustrer cet article non pas d'images issues du livre, mais de celles qui me semblent appropriées (et que j'aime bien). Oui, je fais comme si j'étais chez mamie. 

L’incomplétude de la photographie

Au début du livre, Shore évoque une idée que j’aime bien : la photographie est incomplète. Il dit ça en la comparant au cinéma : le cinéma est plus complet, on a une narration (un film se déroule dans le temps), des dialogues, du son, des voix off, bref, tout ce qu’il faut pour que vous compreniez l’histoire.

En comparaison, une photographie est incomplète. Mais ce n’est pas un défaut, c’est une fonctionnalité, un de ses aspects caractéristiques concernant le sens des images est bien là, dans son incomplétude. Shore fait le parallèle avec le théâtre et Shakespeare (qui dans un texte, invite le spectateur à compléter un peu ce qu’il manque avec son imagination). C’est d’ailleurs un des contrats de base du théâtre : vous complétez ce qu’il manque. Si des acteurs jouent une scène « à la campagne », mais qu’ils sont dans un théâtre, bah, vous les imaginez à la campagne.

Pour la photographie, c’est pareil. Il y a une place pour l’imagination, plus ou moins grande (c’est à vous de gérer), mais elle fait partie du processus créatif.

Par exemple, si je prends cette image de Louis Stettner :

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Photographie – L. Stettner

Vous avez le contenu : deux hommes à chapeau, dans une grande ville, en train de regarder une scène. L’un fume un cigare.

Et ce que vous pouvez imaginer, ce que l’image ne dit pas : ce qu’ils regardent, ce qu’ils font là, leur rôle dans l’action, et ainsi de suite.

Donc oui, dans une image vous ne pouvez pas tout dire ni tout raconter. Mais c’est normal, c’est une fonctionnalité, pas un défaut.

La forme et la pression

Bon, là, ça va être un peu plus touffu. Mettez vos ceintures et prenez un Tic-tac.

En 1975, dans le cadre d’un travail de commande sur le paysage américain contemporain (pour les architectes Robert Venturi et Denise Scott Brown), Stephen Shore réalise cette image, entre le boulevard Beverly et l’avenue La Brea à Los Angeles :

Stephen shore beverly boulevard la brea avenue los angeles june 21 1975. courtesy of stephen shore and sprüth magers berlinlondon custom - Leçon de photographie par Stephen Shore (épisode 2) - Thomas Hammoudi - Fiches de lecture
Photographie – S. Shore

Pour la réaliser, il utilise une chambre grand format, qu’il emploie pour ses photos depuis 2 ans maintenant. Elle lui permet de voir comment ce qu’il veut photographier se transforme en image. Dans le cas présent, il dit qu’elle se transforme en « questions sur la structure ».

Au moment où il prend cette image, il perçoit cela comme l’aboutissement de son processus de mise en ordre du monde par l’image, avec des photographies toujours plus complexes visuellement. À la scène qu’il voit, il impose de l’ordre. Pour lui, c’est inévitable, les photographes doivent imposer de l’ordre et de la structure à ce qu’ils voient, sans cela les images ne sont que des phrases sans grammaire : incompréhensibles.

Afin de structurer cette image, il a pris une série de décisions : où se placer, quand déclencher, etc. Ces décisions déterminent donc le contenu de l’image et sa structure.

PS3 : Attention, "imposer de l'ordre" ça ne veut pas dire "appliquer bêtement une règle de composition que vous auriez vue sur internet". Cela veut surtout dire que vous devez utiliser votre cerveau et penser les éléments de votre image, leur donner un sens, une hiérarchie, les organiser. 
D'ailleurs, rien n'empêche d'y mettre un peu de chaos, tant que c'est pensé par vous. Projetez la structure que vous avez dans la tête sur le monde si vous voulez.

Utilisez votre cerveau, toujours.

Au sujet de la composition, d’ailleurs, il dit :

Je pense à la « structure » plutôt qu’à la « composition » parce que la « composition » fait référence à un processus synthétique, comme la peinture.

Un peintre commence avec une toile vierge. Chaque marque qu’il fait ajoute de la complexité.

Un photographe, par contre, commence avec le monde entier. Chaque décision qu’il prend apporte de l’ordre.

Le terme « composition » vient d’une racine latine, componere, « mettre ensemble ». « Synthèse » vient d’une racine grecque, syntithenai, qui signifie également « mettre ensemble ». Un photographe ne « monte » pas une image, il la sélectionne. Ce que fait un photographe n’est pas synthétique, c’est analytique.

Stephen Shore

Et… c’est là que ça coince.

Dans le livre, Shore explique s’être rendu compte qu’il utilisait une solution du XVIIe siècle, à un problème du XXe siècle. C’était une solution élégante dans sa forme, mais elle ne correspondait pas à « la forme et la pression » de l’époque. Il s’est rendu compte qu’il imposait une organisation dans l’image qui venait de lui et de ce qu’il avait appris. Mais que c’était peut-être un peu hors sujet.

Pour nous faire comprendre ça, il présente les deux peintures ci-dessous :

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Promenade sur la falaise, Pourville. – Claude Monet
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Route de Gennevilliers – Paul Signac

Il s’agit de deux œuvres réalisées par des artistes ayant fait fi des conventions artistiques de leurs prédécesseurs. Un but, qui est finalement toujours un horizon qui s’éloigne plus on s’approche de lui. Plus le temps passe, plus les choses qui étaient novatrices deviennent conventionnelles (comme les photographies de néo-hippies en teal & orange de nos jours) et plus il faut avancer pour les dépasser. Ces deux impressionnistes, Monet et Signac, se sont affranchis de l’héritage historique, classique et religieux de la peinture académique. Ils ont trouvé une technique qui prenait en compte la façon d’appliquer la peinture sur la toile et ont développé leur propre langage, leur propre convention.

La peinture de Signac ne contient presque rien. On y voit un terrain vide, une usine au loin, on devine un village, les arbres sont décharnés. Elle a un petit côté photographique, dans la façon dont le cadre coupe l’arbre à droite. Mais le plus impressionnant (pour Shore, mais je partage son avis largement) c’est que cette image ressemble à la vraie vie. Elle ne tente pas d’être belle. En ça, Signac dépasse même les conventions des impressionnistes.

Avec ça en tête, Shore retourne le lendemain à la même intersection et prend cette image :

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Photographie – S. Shore

Cette fois, il se demande comment inclure l’information qu’il souhaite dans son image, sans se reposer sur une structure qui écrase le contenu, comme le jour précédent. Il souhaite structurer l’image dans une façon qui communique l’expérience de se tenir là, en ayant la scène devant les yeux. À ce moment-là, il pense que la structure doit devenir invisible, transparente, pour pouvoir mieux communiquer la compréhension de l’artiste de l’expérience qu’il vit.

PS4 : J'avais prévenu que ça allait être touffu, hein 😅.

Pour le dire autrement : si la structure marque trop l'image, si elle est trop visible (comme sur la première image, avec des lignes bien droites et parallèles, une organisation éclatante), elle "mange" un peu l'expérience que le photographe essaie de transmettre. Shore essaie de faire autrement pour éviter ça.

Selon Shore, l’une des plus belles descriptions du lien entre forme et contenu est la suivante :

Le grain de poussière qui brille dans un rayon de lumière n’est rien par lui-même, mais par une cause extérieure, il obtient une existence et une forme apparente : mais comme sans la poussière aucune forme n’apparaît, de même sans la forme la poussière n’existe pas non plus.

MahMud Shabistari (poète perse)

On ne peut pas voir la poussière sans la lumière, tout comme vous ne pouvez pas voir la lumière sans la poussière. De la même façon, on ne peut pas voir le contenu sans la forme, ni la forme sans le contenu.

Donc pour résumer cette partie, retenez :

  • Que l’on ne dit pas composition, mais plutôt « structure ». Car le photographe organise le monde, il n’ajoute rien (comme le fait le peintre),
  • Que le contenu et la structure (la forme qu’on lui donne) sont liés, sont interdépendants. Ils sont aussi importants l’un que l’autre.
  • La structure, la façon dont on organise le contenu (dans notre cas d’une image, mais ça marche aussi en peinture) évolue dans le temps, selon les époques. Et donc, vous aussi, vous n’êtes pas obligés de faire des images comme on les faisait avant, c’est même plus marrant d’essayer de deviner comment on les fera après 😀.
PS5 : En revoyant l'image, une anecdote m'est revenue. Dans ma première vidéo sur YouTube, j'avais expliqué qu'il ne fallait pas trop écouter les ayatollahs des règles dans les groupes Facebook, parce que les artistes reconnus les ignorent complètement. J'avais pris cette image pour illustrer ce propos (comme on vient de le voir, Shore parle de "structure" comme d'un concept générique et glissant, il ne liste pas les règles à la Prévert).

Bien évidemment, la team "je connais les règles pour expliquer la vie aux débutants en photo sur FB" était venue m'expliquer que si, elle respectait parfaitement les règles (lesquelles ? on ne sait jamais !). 

J'avais rétorqué que, étonnement, dans son livre Leçon de photographie, Stephen Shore ne parle absolument jamais d'aucune règle en photographie. Il me semblait donc que, si tant est qu'elles existent, elles ne devraient pas être bien importantes. En effet, il a réussi une brillante carrière (tant de photographe que d'enseignant) sans prendre la peine de les mentionner à aucun moment.

Vous n'imaginez pas ma joie en voyant que là aussi, en traitant de cette image en long, en large, et en travers dans le livre, il fait de nouveau l'impasse sur ces prétendues "règles", réduisant une fois de plus à néant, 6 ans après, tous les pseudo-discours sur le sujet. Stephen, t'es un king.

Je laisse les défenseurs de la règle des tiers s'étouffer avec. 

Associations d’idées et communications

Bon, cette fois, on va laisser Shore s’exprimer sur le sujet :

J’ai découvert que tout changement perceptif, ou toute pensée produisant un changement perceptif, pouvait être communiqué dans l’image.

Laissez-moi être clair. Si je devais photographier un homme qui porte le même style de gilet que mon oncle colérique qui me rabaissait lors des réunions de famille quand j’étais enfant, je ne pourrais PAS le communiquer par l’image. Ce n’est pas ce que je veux dire par « changement perceptuel ». C’est une pensée associative.

Si je suivais cette chaîne d’associations, si je m’éloignais du contact avec le moment présent, ma perception devenait moins vive et l’espace s’aplatissait.

D’un autre côté, les subtilités de la perception vécues en étant dans le moment présent peuvent informer une image.

Stephen Shore

Là, il y a 2 idées intéressantes qui sont mélangées :

  1. Selon Shore, vous pouvez mettre tout changement de perception dans votre image. Autrement dit, si la façon dont vous percevez une scène évolue pour une raison quelconque, cela peut se voir dans l’image finale.
  2. En revanche, les liens que vous faites entre votre histoire et le contenu de l’image n’appartiennent qu’à vous. Personne ne peut les deviner en les voyant.

Je m’étais pas mal amusé en travaillant sur ça dans le cadre du projet Noctabilia. Les images retranscrivent ma perception des scènes sur le moment, mais les associations que je fais entre le contenu et l’histoire que je veux raconter sont globalement cachées (et c’est très bien comme ça).

PS6 : la production du zine est d'ailleurs toujours d'actualité, je dois juste avancer sur le sujet.

Donc pour votre pratique, vous pouvez retenir que si votre perception d’une scène se retrouve dans l’image, les associations que vous faites… non. Si elles sont importantes, il faudra sans doute veiller à les expliquer séparément. Aussi, Shore dit qu’il évite de penser à ces associations lorsqu’il photographie, parce que cela altère sa perception de la scène (qui sera dans l’image !), donc on reste bien concentré.

Coupe ta mèche

Alors non, il ne s’agit pas d’une citation de ma mère à l’époque où je me laissais pousser les cheveux. Dans son livre, Shore parle à plusieurs reprises de l’expérience et de son impact sur la pratique.

D’ailleurs, un des concepts que j’ai préféré est « rencontrer l’univers à mi-chemin ». Il explique qu’un photographe se prépare, a son matériel, apprend à s’en servir, a son expérience pour lui, etc., mais qu’à la fin il doit « rencontrer l’univers à mi-chemin ». C’est une façon de dire que, même avec la meilleure volonté du monde, vous ne pouvez jamais être à 100 % aux manettes de ce qui va finir dans vos photographies (à moins de faire de la nature morte en studio, disons). D’une certaine façon, vous allez devoir composer avec ce qui va vous tomber dessus, ce que vous aurez à disposition. Bref, l’univers doit faire un bout de la route aussi. C’est assez zen, je trouve, comme remarque. Vous n’avez pas le contrôle de tout, parfois vous allez tomber sur des scènes terribles, qui collent à vos projets et vos envies, et parfois sur des choses sans grand intérêt pour votre photographie. Et tant pis, il faut apprendre à composer avec. Tout ne dépend pas de vous, une réalité que les photographes de rue connaissent sans doute un peu mieux que les autres.

Il aborde le sujet de nouveau plus loin dans le livre, dans un long échange épistolaire avec un ami, qui y est retranscrit. Il dit :

La semaine dernière, j’ai regardé un lanceur des New York Yankees, Corey Kluber, qui a lui aussi lancé un match sans coup sûr (…) grâce à son expérience.

Kluber a commencé à lancer dans les ligues majeures il y a huit ans. C’était un jeune prodige. Lors de sa deuxième saison, il a remporté le prix du meilleur lanceur de la ligue.

Maintenant, il a trente-cinq ans, ce qui est plutôt âgé pour un joueur de baseball. Il n’a peut-être pas la puissance qu’il avait lors de sa deuxième saison, mais il a maintenant de l’expérience et de la maturité.

C’était fascinant de le voir maintenir sa concentration physique, mentale et émotionnelle pendant deux heures et demie. Une fois, il a fait marcher un batteur (quatre lancers hors de la zone des prises), mais plutôt que de perdre son sang-froid, il a maintenu sa concentration. Aux deux tiers de la partie, il savait qu’il était en mesure d’exécuter un coup sûr. Ses coéquipiers le savaient aussi. Personne ne lui a parlé dans l’abri entre les manches. En fin de manche, il devait empêcher ses émotions de le submerger.

Je me souviens d’une phrase que j’ai entendue il y a longtemps, « Tailler sa mèche ». Pour que la flamme d’une lampe à huile brûle sans fumer, il faut que la mèche soit bien taillée. Kluber a gardé sa mèche bien taillée.

Stephen Shore

Bon, déjà, je vous avais bien dit qu’il parlait de tout pour parler de photographie, là, c’était base-ball. J’aime bien cette histoire. Je trouve qu’elle résume bien 2 choses :

  1. La façon dont on internalise l’expérience. Au bout d’un moment, il y a tout un tas de détails auxquels on ne réfléchit plus et encore mieux, on ne sait pas que l’on n’y réfléchit plus. C’est tout à fait normal, avec la pratique, ce qui demandait un effort conscient devient acquis et naturel.
    J’en ai eu un exemple aujourd’hui : un ami à moi m’a dit s’être remis à la photo et être un peu stressé à l’idée de photographier en public. Je lui ai dit que non (et qu’il pouvait se lâcher, personne n’allait le juger pour ça). Mais surtout, cela m’a permis de me rendre compte que j’avais totalement oublié qu’à mes débuts, j’étais un peu mal à l’aise d’avoir un appareil dans les mains et d’être vu comme « le photographe » de l’endroit où j’étais. Maintenant, je m’en contrefous. Je n’y pense même plus.
    L’expérience c’est cette sorte de glissement progressif où les détails deviennent de moins en moins des frictions et où l’on peut se concentrer pleinement sur l’essentiel.
  2. L’importance d’être « dans la zone » (le fameux « flow » dont parle Tim Urban dans cet article légendaire). La « zone », c’est un état de concentration où vous êtes à 100 % dans ce que vous faites. Vous travaillez sans interruption, vous êtes concentré, les idées viennent vite, c’est totalement l’état dans lequel j’écris mes articles. Pour y arriver, il faut évidemment se mettre au boulot, mais surtout éviter les distractions et avoir un intérêt pour ce que l’on fait. C’est totalement le cas du joueur de base-ball décrit, il est à 100 % concentré sur le match en cours. Il est sans doute moins vigoureux à 35 ans qu’à 20, mais il utilise toute son expérience pour jouer le meilleur match possible. Être dans la zone, c’est un peu le rêve, parce qu’on est efficace. Mais évidemment, on ne peut pas y aller sur commande (ça serait une sorte de cheat-code absolu de la vie 😅). Mais éviter les distractions aide beaucoup, je trouve. C’est pour ça que les autres joueurs ne lui parlent pas et le laissent se concentrer. À ma petite échelle, j’évite d’utiliser mon smartphone quand je pars faire des photos, pour me plonger pleinement dans le moment. Des écouteurs (pour s’isoler du bruit environnant) m’aident bien aussi.

Bref, coupez votre mèche.

L’acte de pointer

Dans le livre, Shore cite un texte de John Szarkowski, un des directeurs du département photo du MoMA. Dedans, il décrit de façon assez juste la photographie comme un art de pointer. Je vous laisse le découvrir :

Pour commencer, on pourrait comparer l’art de la photographie à l’acte de montrer du doigt.

Il nous arrive à tous, même aux mieux élevés d’entre nous, de pointer du doigt, et il doit être vrai que certains d’entre nous indiquent des faits, des événements, des circonstances et des configurations plus intéressants que d’autres.

Il n’est pas difficile d’imaginer une personne (…) qui pourrait élever l’acte de montrer du doigt à un niveau créatif, une personne qui nous conduirait à travers les champs et les rues et nous indiquerait une séquence de phénomènes et d’aspects qui seraient beaux, humoristiques, moralement instructifs, intelligemment ordonnés, mystérieux ou étonnants, une fois portés à notre attention, mais qui n’avaient pas été vus auparavant, ou vus stupidement, sans compréhension.

Ce talentueux praticien de la nouvelle discipline (une discipline à mi-chemin entre le théâtre et la critique) s’exécuterait avec une grâce particulière, un sens de l’à-propos, un sens de la narration et de l’esprit, conférant ainsi à l’acte non seulement de l’intelligence, mais aussi cette qualité de rigueur formelle qui identifie une œuvre d’art, de sorte que nous ne serions pas certains, lorsque nous nous souviendrions de l’aventure de la visite, de la part de notre plaisir et de notre sentiment d’élargissement qui provenait des choses pointées du doigt et de la part du modèle créé par le pointeur.

John Szarkowski

Boum.

Je n’ai pas grand-chose à rajouter. J’aime bien cette définition et comment elle résume le travail des photographes à partir du réel, un art de pointer.

Corrélatif objectif

Cette histoire de pointage revient un peu plus loin dans le livre. Shore parle d’un livre de 1964, The History of Photography, écrit par Beaumont Newhall. Ce dernier a inclus un chapitre intitulé « Tendances récentes » à la fin de l’ouvrage. Il y décrit quatre tendances :

  1. Le document – une photographie qui pointe vers quelque chose dans le monde et nous demande d’y prêter attention ;
  2. La photographie directe (que l’on retrouve sous le nom de straight photography en anglais) – l’œuvre d’art consciente d’elle-même qui nous demande de prêter attention à la photo elle-même ;
  3. La photographie formaliste – une photo qui explore les qualités structurelles d’une image ou la nature formelle du support. Autrement, elle travaille sur l’objet et la matière.
  4. L’équivalent – une photographie qui incarne ou engendre un état d’esprit ou un état émotionnel (ce que le poète T. S. Eliot aurait pu appeler une photo qui fonctionne comme un « corrélatif objectif »).

Alors, attention, il ne s’agit pas nécessairement de catégories esthétiques distinctes. Une photographie peut être une œuvre d’art consciente d’elle-même qui naît d’une perception du monde (elle pointe sur lui), le tout dans une forme très travaillée. Ce n’est pas non plus une classification des « types » d’images, mais plutôt de 4 propriétés de celles-ci pouvant s’entremêler. C’est un découpage que j’aime bien, qui permet de lire un peu différemment les œuvres qui me plaisent en comprenant, justement, sur lesquels de ces aspects elles insistent. Personnellement, je trouve que les propriétés 2 et 4 sont mes préférées, je vous laisse me dire ce qu’il en est pour vous dans les commentaires.

Le terme « corrélatif objectif », titre de cette partie, a été utilisé par T. S. Eliot dans son essai sur Hamlet. Il a écrit :

La seule façon d’exprimer une émotion sous forme d’art est de trouver un « corrélatif objectif » ; en d’autres termes, un ensemble d’objets, une situation, une chaîne d’événements qui sera la formule de cette émotion particulière ; de telle sorte que lorsque les faits extérieurs, qui doivent se terminer par une expérience sensorielle, sont donnés, l’émotion est immédiatement évoquée.

T. S. Eliot

Je n’ai jamais été très partisan du terme « émotion » en photographie. J’ai l’impression qu’on le tartine un peu à toutes les sauces pour masquer un certain vide créatif. Le fameux « je photographie ceci parce que cela m’a donné une émotion », émotion que l’on ne voit jamais vraiment dans l’image. C’est un peu gnangnan, mièvre et ça donne une petite touche artistique-sensible à moindres frais. D’une certaine façon, il s’agit de faire passer la catégorie 1 (je pointe un truc) pour la 4, et c’est un peu grossier.

En revanche, je trouve que la définition de T. S. Eliot est beaucoup plus remarquable. On cherche un corrélatif objectif, une façon de reproduire cette émotion. C’est une démarche consciente, travaillée, intellectuelle. Pas une simple tentative de faire un copié-collé de la réalité avec un appareil en priant pour que l’émotion soit embarquée dans l’opération.

En photographie, on a par exemple un travail qui a été réalisé sur ce sujet. Il s’agit d’Alfred Stieglitz qui créait des « équivalents ». C’est une série de photos qu’il a prises de nuages. Il considérait ces images comme des équivalents d’états psychologiques ou émotionnels.

Arton272 - Leçon de photographie par Stephen Shore (épisode 2) - Thomas Hammoudi - Fiches de lecture
Équivalents – A. Stieglitz
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Équivalents – A. Stieglitz

Le zen dans la photo

La poétesse Jane Hirshfield a écrit :

Le zen se résume à trois choses : tout change, tout est lié, il faut faire attention.

Jane Hirshfield

Ce n’est pas la première fois que je vois des notions de zen s’immiscer dans la photographie et à chaque fois, je trouve ça assez juste. J’en avais d’ailleurs parlé dans cet article, en m’intéressant au livre Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc (qui était l’un des favoris de Cartier-Bresson).

De même, quand j’avais eu l’occasion de rencontrer Joel Meyerowitz à Paris Photo (en 2018 je crois), je lui avais demandé un seul conseil, pour un jeune photographe. Il m’avait dit :

Always try and stay awake.

(Essayez toujours, et restez éveillé.) 

JoEl Meyerowitz

On retrouve un peu de l’esprit de la citation sur le zen : être attentif à ce qui nous entoure. Il m’avait dit ça parce qu’il trouvait que parfois, en faisant des photos, on fonçait sans trop regarder ce qu’il se passait autour de nous. Et qu’il fallait lutter contre ça.

Pour résumer, mettez du zen dans votre pratique.

Une image ne résout pas des problèmes

Dans l’ouvrage, Shore s’intéresse aussi beaucoup à la façon de se renouveler en tant qu’artiste. Il parle notamment de la fois où Ansel Adams lui a raconté qu’il faisait toujours les mêmes images depuis les années quarante, pour payer ses factures et parce que c’était ce que les gens attendaient de lui. Shore veut à tout prix fuir ça et se pose pas mal de questions quand, dans les années soixante-dix, il constate qu’il se retrouve à faire « du Stephen Shore ».

Le déclic vient de cette citation :

Une illustration est une image dont tous les problèmes ont été résolus avant que l’image ait été faite.

John Szarkowski

Il s’avoue faire des illustrations depuis quelque temps, des images sans enjeux, dont les questions ont été résolues avant la prise de vue. C’est sans doute, à l’inverse, ce qui rend certaines images si intéressantes. On bloque dessus, parce qu’on se perd dedans, dans toutes les possibilités qu’elles offrent.

J’aime beaucoup le travail de Gillian Wearing pour ça.

Maureen paley gillian wearing artwork self portrait at 17 years old 2003 - Leçon de photographie par Stephen Shore (épisode 2) - Thomas Hammoudi - Fiches de lecture
Autoportrait à 17 ans – G. Wearing
(malgré le titre, Wearing a 40 ans quand elle prend cette image)

Je vous laisse vous creuser les méninges pour trouver comment laisser des interrogations dans vos images.

Conclusion

J’espère que cet article vous aura donné envie de lire le livre de Shore. Je pense que j’ai dû oublier pas mal d’éléments importants : il est assez dense et mériterait sans doute une relecture. À défaut, si cet article vous a permis de vous creuser les méninges et de vous interroger sur votre propre pratique, c’est banco.

N’oubliez pas de surveiller les parutions (j’en parlerai sans doute sur les réseaux sociaux), pour ne pas manquer la version traduite quand elle arrivera.


J’ai commencé à rédiger cet article pendant un séjour dans les Pouilles (en Italie). D’habitude, je partage une playlist de musique, mais cette fois, j’ai plutôt écouté un podcast. Vulgaire, c’est hyper bien et c’est par ici :

Si vous ne savez pas lequel écouter, celui sur Rosa Bonheur est terrible.

Et pour ceux qui veulent vraiment de la musique, Damso, c’est toujours un bon choix.


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Commentaires

14 réponses

  1. Avatar de Arnaud Snomsed
    Arnaud Snomsed

    Cet article est fantastique vraiment. Comme à chaque fois ça met des mots clairs et précis sur ce que je soupçonnais et ça me fait une référence écrite que je garde précieusement pour y revenir plusieurs fois. Même si ça vient de Shore tu sais le synthétiser avec ton expérience personnelle et ça le rend rapide à comprendre ou à comparer avec notre propre pratique. Bravo

  2. Avatar de Philippe Charlier
    Philippe Charlier

    Bonjour Thomas,
    bravo pour cette introduction à ce livre dont je vais attendre la traduction, ce sera plus simple… Pour le corrélatif c’est le 2 qui me parle le plus et je trouve que le conseil que tu as reçu de Joel Meyerowitz y fait bien écho.
    Merci pour cet article;

  3. Avatar de JIM
    JIM

    Merci Thomas de cet article hyper intéressant ! Un bon moyen de me replonger et de me questionner sur ma pratique photo à l’occasion de la rentrée.

  4. Avatar de chiarappa
    chiarappa

    Salut Thomas,

    D’abord merci pour cet article et pour reprendre les mots de J. Szarkowski je le trouve « humoristique, instructif, intelligemment ordonné » je l’ai lu ce matin après le petit déjeuner en buvant un café et bam, ça m’a vite remis en selle. Les citations, les images, un bon condensé serré, un précis précieux parce que références obligent. Bref je lirai la traduction mais en attendant, continue d’envoyer du lourd ça parle à mes méninges.
    Bonne soirée et bonne semaine
    martine

    1. Avatar de Thomas Hammoudi

      Ha top si ça t’a motivé !

  5. Avatar de Léger

    Bonjour,
    en effet c’est du lourd! Le premier livre est un chef d’oeuvre qu’il faut relire régulièrement. Celui-contre indication semble le compléter. Merci de nous le faire découvrir.

  6. Avatar de Bernard Millot

    Magnifique article.
    Merci Thomas ! et merci Stephen Shore bien sûr.

  7. Avatar de Vincent

    Salut, le livre a l’air super intéressant, du coup, j’ai juste survolé l’article. Lequel des 2 livres de Shore conseilles-tu ? Leçons de photographie ou Modern Instances ?
    Merci ! J’attends ta réponse avant de commander, pour utiliser un de tes liens.

    1. Avatar de Thomas Hammoudi

      Hello,

      Les deux sont différents, j’ai fait un article sur chaque si ça peut t’aider.
      Je n’ai pas vraiment de préférence. Le premier est plus « photo », le 2e plus orienté « inspi ».

  8. Avatar de Muriel Sornay
    Muriel Sornay

    Bonjour Thomas,
    Merci pour cet article ! Moi aussi je vais attendre la version française de ce livre – mais je vais en attendant acheter les Leçons de photographie , qui est dans la liste des bouquins photo que je souhaite avoir!
    Pour moi, je garderais bien le 3 et 4( mais difficile d’abandonner le 2! )
    A bientôt

  9. Avatar de Rémy Poncelet

    Salut Thomas,
    Super intéressant ton article. J’attends avec impatience la traduction car je ne maîtrise pas suffisamment bien l’anglais pour le lire en VO. Pour les corrélatifs objectifs j’ajouterai le 1 aux 2 et 4 pour moi, le « document » garde à mes yeux une possibilité voire une certaine importance.
    Un grand merci pour ce partage et faut se remettre au boulot pour le Zine .

    1. Avatar de Thomas Hammoudi

      Ca avance. La maquette est faite et le premier exemplaire de test commandé !

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