Introduction
Vous aussi on vous l’a déjà posée ? C’est sans doute, de toutes les questions que j’ai eues, de la plus farfelue à la plus attendue (« C’est quoi ton matériel ? »), celle qui est revenue le plus souvent. Et comme j’aime bien échanger avec les lecteurs du Blog (ce qui est un de ses moteurs) ou plus généralement avec l’internaute de passage qui s’intéresse à ce que je peux faire, j’y ai souvent répondu.
Bon, j’avoue que je regarde un peu le contexte et la personne en face avant de me lancer, internet étant une jungle (ou une fête foraine selon les endroits), certaines discussions sont inutilement chronophages, et l’on sait dès le début qu’elles n’aboutiront pas. Donc, à quoi bon se lancer ?
Bref, il arrive régulièrement que l’on redirige des personnes vers mes comptes sur les réseaux sociaux pour répondre à cette question, et je me suis dit qu’il serait intéressant de faire un billet qui bouclerait le sujet une fois pour toutes.
L’idée de base est donc de vous filer une cartouche à réutiliser au besoin la prochaine fois que ça vous tombera dessus, une sorte d’arme ultime à brandir pour éviter les discussions sans fin et potentiellement stériles. Il s’agira ici de traiter la réponse à cette question, de vous donner les éléments concrets pour traiter le sujet, particulièrement quand le sous-entendu derrière la question elle est négatif (la remarque suivante étant souvent « Non, vous n’avez pas le droit parce que X« ). Bien évidemment, certains développements ici présents seront parfaitement inutiles face à une personne ouverte d’esprit et à la discussion. Mais, une telle personne ne court pas les rues (sans mauvais jeu de mots).
Avant de commencer il faut que je précise deux éléments, premièrement, ce billet ne portera pas uniquement sur l’aspect légal de la chose, parce que ça a déjà été fait, et que ça serait extrêmement ennuyeux pour vous, comme pour moi. Deuxièmement, ce billet portera aussi sur l’aspect légal, malgré le fait qu’il ait déjà été traité partiellement dans un autre article du Blog. J’évite le plus possible de me répéter, ou de revenir sur des choses déjà expliquées, mais là je ne peux pas vraiment faire autrement, déjà parce que le paragraphe en question est dans le making-of d’un de mes projets, et que ce n’est pas forcément la première porte que l’on pense à aller ouvrir pour avoir une réponse sur le sujet, et deuxièmement parce que je veux que cet article soit exhaustif donc… pas le choix. Bref, démarrons.
Un art de la méconnaissance
Le premier élément qui me vient à l’esprit quand on aborde ce sujet, c’est que la plupart des gens, dans leur façon de l’aborder, se comportent comme avec la vaccination. A chaque fois qu’une loi, un décret ou qu’un médecin renforcent l’injonction de se vacciner, d’un coup et d’un seul, tous les internautes deviennent des médecins, prêts à déverser leur savoir partout. C’est un comportement qui pourrait être acceptable avec des sujets qui laisseraient plus de place à l’interprétation personnelle et qui ne sont pas basés sur des faits vérifiés scientifiquement depuis des décennies (le premier exemple qui me vient à l’esprit est la religion). Mais dans notre exemple, la vaccination, ça n’est pas le cas. Les faits sont là, que l’on soit d’accord avec, et ce ne sont pas 3 ou 4 exemples empiriques qui vont venir en casser les fondations. Eh bien, pour la photographie de rue, c’est pareil.
Les premiers avis / arguments auquel on fait face, sont soit de l’empirisme, soit de la pseudo connaissance intuitive. Donc c’est au mieux basé sur une expérience personnelle (« moi, j’ai vu ça« ), au pire basé sur des interprétations bancales de sujets non maîtrisés (« mais si la loi dit que« ), bref, ce n’est pas le mieux pour avancer.
Dans le domaine de la logique, les façons de mal réfléchir ne manquent pas, et sont plus ou moins sournoises (je pense notamment au biais de confirmation, une tendance naturelle du cerveau à ne s’intéresser et à ne retenir que ce qui va dans son sens, ce qui explique pourquoi les gens de droite lisent Le Figaro et pourquoi les gens de gauche L’Humanité). Mais l’empirisme, c’est vraiment le degré 0 de la construction de la connaissance/réflexion, c’est la conséquence soit d’une faiblesse intellectuelle (« je ne me renseigne et ne me documente pas parce que je pense savoir que« ), soit d’un manque d’humilité et de recul sur ses propres connaissances (« je sais que je ne sais pas, mais je vais tenter de bricoler un truc rapidement avec ce que je crois savoir, parce que je veux réagir à ce sujet« ).
Donc, que vous soyez un lecteur fidèle du Blog, ou que l’on vous ait envoyé cet article en réponse parce que vous avez posé la fameuse question, vous lisez entre ces lignes, que pour vous apporter une réponse correcte et qu’elle vous soit utile, il va vous falloir deux choses :
- Oublier ce que vous pensez savoir, à moins d’être rôdé sur le sujet bien évidemment.
- Être ouvert d’esprit et prêt à apprendre plein de trucs. Vous verrez, c’est plus facile que ce que la télévision peut laisser penser.
Ceci étant posé, démarrons les hostilités.
Considérations sociales
La première des réflexions à avoir, pour comprendre l’importance et le rôle de la photographie de rue, en dehors de toutes considérations légales ou de son apport à l’histoire, est de réfléchir à son utilité sociale. Alors, je ne suis pas sociologue (si cette discipline vous intéresse, je vous conseille d’ailleurs l’excellent blog d’André Gunthert), mais vous allez voir, j’vais vous bricoler un petit truc de derrière les fagots.
La plupart des individus qui rejettent la photographie de rue (perçu, dans les diverses critiques que j’ai pu lire, comme une pratique de voleur, voyeur, fieffé filou, chenapan), n’arrivent pas à la détacher de leur moi, à avoir une vision plus large. Ils ont peur pour eux, craignent l’usage que l’on pourrait faire de ces images. Ce qui est outrageusement paradoxal dans une société où chacun est doté d’une propension sans équivalent dans l’histoire de l’humanité à disperser sa vie sur les réseaux sociaux, à filer des données personnelles à la pelle aux GAFAM et j’en passe.
Derrière cette attitude, il y a la peur de ce qui pourrait être fait de ces images, de l’image de soi qu’elles renvoient, qui pourrait être diffusé et de qui pourrait la voir. Il y a aussi, et surtout une incompréhension totale (ou une inculture pardonnable) de l’aspect artistique d’une telle pratique. Bref, rien qui ne puisse être réduit à néant avec un peu de pédagogie. S’ajoute à cela, et c’est sans doute le plus récent, une des conséquences de la culture procédurière américaine qui a dû s’installer peu à peu chez nous et qui n’était absolument pas présent aux débuts de la photographie de rue (selon des pontes comme Doisneau ou Henri Cartier-Bresson) : un rapport à l’argent. Est-ce que le photographe va vendre ces images ? Est-ce qu’il va gagner de l’argent avec une photo de ma tête ? Pourquoi je n’en aurais pas ? Sur ce point, je peux rassurer tout le monde une bonne fois pour toutes : il n’existe aucun photographe de rue milliardaire, l’écrasante majorité (dont je fais partie), n’en vit pas, n’en vivra pas (ou par des moyens détournés, comme la formation), et pratique cela pour la beauté du sport, pour le plaisir artistique. Donc bon, si le magot à partager dépasse le prix de 2 kebabs, c’est déjà une réussite.
Ça c’était pour la vision sociologique « micro » du problème, qui à mon avis explique les interrogations des personnes qui posent la fameuse question (oui, je vais l’appeler officiellement comme ça). Mais quel serait le rôle de la photographie de rue à une échelle plus grande ? En quoi est-ce qu’elle est utile à la société, saine, et surtout nécessaire ? Eh bien, les réponses à ce sujet ne manquent pas.
Mais avant, il faut avoir une idée précise de qui pratique la photographie de rue, car ça conditionne la suite. A votre avis, ça se passe comment la photographie de rue ? Vous pensez que des gens talentueux, sortis de grandes écoles ou de familles artistiques, de la trempe de Brassaï ou Doisneau, se baladent, et photographient, emplis de leur talent & légitimité, les gens dans la rue ? En fait, c’est tout le contraire. La plupart du temps, c’est des gens comme vous et moi (avant qu’ils ne soient découverts, gardons espoir), et souvent inconnus du grand public. L’exemple le plus probant en est Vivian Maier, une nounou de Chicago qui a photographié la rue, la vie, les gens, toute sa vie et a été découverte une fois sa mort passée (le hasard est une enflure). Notez au passage que si elle s’était fait secouer dans le métro par un malotru sûr de ses certitudes, on n’aurait sans doute pas ce témoignage unique de la vie dans les rues à cette époque (vous la voyez l’utilité sociale qui pointe le bout de son nez ?).
Parce que c’est là qu’est l’essentiel, ce ne sont pas les grands reporters qui iront photographier la vie quotidienne de monsieur et madame tout le monde, la vraie vie des gens, comment elle se passe, et pas l’image idéalisée que les films et la culture populaire en laisseront. Ce sont les photographes de rue qui feront ça, ce sont eux qui de décennie en décennie, laissent un témoignage de l’esprit de leur époque, nourrissent l’histoire. En les empêchant d’exercer leur art (qui rappelons-le, ne fait de mal à personne), c’est un pan d’histoire sociale que l’on tue dans l’œuf. Dans la grande photothèque de l’histoire, c’est laisser la plus grande place aux célèbres, aux puissants, aux connus, à ceux qui font l’histoire, et oublier tous les autres. Ceux qui vivent dans la société telle qu’elle est. C’est ça que vous voulez ? Vous en imaginez les conséquences sur un siècle ? Et de ça, découle un sentiment valorisant pour la personne photographiée, et qui n’est que trop peu souvent évoqué dans les échanges sur le sujet : la personne qui vous a photographié(e) vous a trouvé(e) digne d’intérêt, a voulu retenir votre image, et pourquoi pas (avec de la chance, du hasard et un brin de talent), glisser votre image dans la grande histoire de la photographie. Il y a aussi un aspect humain plus primaire : un autre humain a eu un geste positif envers vous, vous ne l’avez peut-être pas perçu comme cela sur le moment, mais c’est plutôt quelque-chose dont on devrait être content non ? Passé la surprise du début s’entend.
Notez que toutes ces considérations n’ont aucun lien avec la qualité de la production des photographes de rue. Être un bon, ou un mauvais photographe de rue ne change absolument rien à l’affaire, au rôle social et historique de la pratique. Et puis, si à chaque fête de la musique, on ne va pas frapper tous les guignols qui jouent du Nirvana, il n’y a pas de raison de le faire pour les photographes de rue qui seraient médiocres. D’ailleurs, même s’il est mauvais, manque de discrétion, s’explique mal sur sa pratique n’est pas clair sur son projet artistique, il a toute la légitimité de pratiquer. Et quand je dis toute, c’est absolument toute, donc ni plus ni moins qu’un Joël Meyerowitz ou qu’un Saul Leiter. Si vous débutez, gravez ça dans un coin de votre tête et ne l’enlevez jamais : vous êtes utile. Le témoignage que vous laisserez servira peut-être aux prochaines générations. Et, je ne dis pas ça pour taper sur les voisins pour faire valoir ma cause, mais rares sont les branches de la photographie à pouvoir se targuer de cette légitimité sociale et historique : on doute aisément de l’utilité de la photographie de couchers de soleil pour les générations à venir, même si l’exemple est exagéré, vous comprenez l’idée. D’autant plus qu’il s’agit de pratiques, répondant souvent aux canons du beau populaire, et qui sont tolérées, jamais contestées ou critiquées, parce que, Tata Josiane aime ce qu’elle comprend d’un seul regard.
Enfin, si votre soif pour le paradoxe n’a pas été satisfaite aujourd’hui, nous allons finir sur un autre pour conclure cette partie. N’est-il pas paradoxal, dans une société croyant à l’idéal de la méritocratie (par le travail et l’école républicaine), que les photographes qui travaillent le plus, soient ceux dont on ait l’image la plus biaisée ? Encore une fois, il ne s’agit pas de brûler l’église du voisin pour vous inviter à venir prier dans la mienne, mais objectivement, on reconnaîtra que la photographie de rue, pratiquée à un certain niveau, nécessite des aptitudes difficiles à acquérir, et cumule les contraintes. Il faut agir vite et bien (comme dans la photographie animalière) car l’occasion ne se présentera qu’une fois. Il faut disposer de compétences sociales (comme les photographes de portrait), pour expliquer, désamorcer les situations potentiellement tendues, mais aussi être discret quand le besoin se fait sentir. Alors certes, la récompense est belle (les photographes de rue dans l’assemblée le confirmeront : quoi de mieux qu’une image réussit après une éreintante sortie ?), mais le parcours est plein d’embuches, et il faut avoir un goût avéré pour l’échec. Bref, autant de difficultés qu’il devrait être valorisant d’avoir franchies, et contre lesquelles on devrait encourager les gens qui se lancent.
S’ouvrir l’esprit et y déverser de la culture
Si la partie précédente a mis des bâtons dans les roues dans le train de la méconnaissance et du rejet, celle-ci sera probablement celle qui le fera dérailler. Je l’ai dit, j’ai voulu traiter la partie sur l’aspect sociologique et le rôle historique de la photographie de rue avant l’aspect culturel, tant le coup de massue est fort, sans appel, et n’aurait pas laissé la place à d’autres arguments.
J’évoquais il y a quelques lignes les biais de réflexion dont il faut se méfier. Celui que je vais employer ici en est un, mais qui est utile dans une certaine limite. Il s’agit de ce que l’on appelle « L’argument d’autorité », soit, pour donner un exemple, les arguments du type « X a dit qu’il fallait faire Y. Et comme X est célèbre et reconnu, il faut donc que vous fassiez Y« . Généralement, il faut prendre ces arguments avec prudence, parce qu’on ne sait pas toujours qui est X et quel est le crédit réel que l’on peut lui apporter. Le plus bel exemple étant le pléthore de formateur en tous genre sur les internets, se gargarisant de leur audience pour employer de l’argument d’autorité à tout va par la suite.
En revanche, et cela va être le cas ici, quand tous les pontes d’un domaine sont d’accord sur un sujet, l’argument d’autorité est un bon indicateur. Il ne laisse la place à aucun débat, et à d’ailleurs le mérite d’accélérer ceux-ci. Pour prendre un exemple1 : La terre est ronde, parce que la NASA, le CNRS, et tous les scientifiques dignes de ce nom depuis Erastosthène l’ont démontré. Cela rend futile toutes les démonstrations plus poussées à Jack O’Kallaghan du Minnesota qui va prétendre le contraire sur son blog. Tout simplement parce qu’autant de références aussi sérieuses ne peuvent pas se tromper.
Dans le cas de la photographie de rue, tous les établissements faisant autorité dans la photographie lui ont laissé sa place et reconnu sa valeur artistique. Et ça ne date pas de ce matin hein. Par exemple, Cartier-Bresson a été exposé à (liste non exhaustive) :
- aux Rencontres d’Arles (en 1979 comme invité d’honneur) avec projection de son œuvre au théâtre Antique.
- En état de voyage: Henri Cartier-Bresson, Robert Frank, William Klein, Max Pam, Bernard Plossu, 1982, les Rencontres d’Arles.
- Paris à vue d’œil, 1984, Musée Carnavalet.
- Des Européens, 1997, Maison européenne de la photographie.
- Henri Cartier-Bresson – The Modern Century, New York (2010), Chicago (2010), San Francisco (2010-2011), Atlanta (2011)
- The Man, the Image & the World, 8 mars – 26 mai 2013, Fotografiska, Stockholm.
- Rétrospective au Centre Pompidou, du 12 février au 9 juin 2014
- Henri Cartier-Bresson – Photographe, 24 avril – 24 août 2015, au Musée juif de Belgique,
Le centre Pompidou, la Maison Européenne de la photographie, ou les rencontres d’Arles, ce ne sont pas les photo-clubs d’un village de Corrèze. Quand on est adoubé par leur sceau (si tant est que Cartier-Bresson en ait un jour eu besoin, tant son aura chez les photographes aurait suffi à le faire passer à la postérité) on est tranquille pour un moment. Honnêtement, je pourrais vous sortir assez de listes de ce genre pour vous occuper jusqu’à la prochaine décennie, mais ça serait aussi fastidieux pour vous que pour moi, donc on va considérer que c’est suffisant ainsi.
Plus que la reconnaissance du milieu des institutions culturelles internationales, la photographie de rue a aussi été primée (enfin les photographes la pratiquant), par de prestigieux prix. Je pense notamment au prix de la fondation Hasselblad, l’un des plus célèbres. Encore une fois, ça n’est pas une kermesse le prix Hasselblad, le gagnant repart avec une somme avoisinant les 35 000€ pour réaliser un projet, et est accompagné pour produire une exposition, un livre, et bénéficie d’une visibilité internationale. Voici une liste, encore non exhaustive, des photographes de rue qui l’ont remporté :
1982 : Henri Cartier-Bresson
1984: Manuel Álvarez Bravo
1986: Ernst Haas
1988 : Édouard Boubat
1990 : William Klein
1996 : Robert Frank
1997 : Christer Strömholm
1998 : William Eggleston
2000 : Boris Mikhaïlov
2005 : Lee Friedlander
2006 : David Goldblatt
2012 : Paul Graham
Comme précédemment, on pourrait multiplier les exemples, mais on n’y gagnerait pas grand-chose. Dites-vous que n’importe quel prix photographique non spécialisé (il est évident que pour un prix dédié à la photographie animalière, ce que je vais dire est faux), vous retrouverez des photographes de rue.
Ainsi, la photographie de rue est une pratique reconnue par les institutions culturelles (par le biais d’exposition ou simplement par la place qu’elle a dans les institutions via les acquisitions d’œuvres et leur conservation), et régulièrement récompensée par des prix. Je ne parle même pas des dizaines de festivals, de taille variable, qui lui sont consacrés. Donc si on prend du recul, dire que la photographie de rue « ça n’est pas de l’art« , ou « c’est du vol pas de la vraie photographie« , c’est se hisser tout en haut de son inculture pour faire face à l’expertise de tout un milieu artistique établit. Je ne donne pas cher de la peau de tels arguments dans tout débat sérieux.
On retrouve un peu la même incohérence que précédemment, bien que totalement installée dans le paysage culturel, la photographie de rue souffre sans doute de méconnaissance de la part du grand public, ce qui aboutit parfois aux raisonnements empiriques déjà cités.
Le droit chemin
A ce stade, vous ne devriez plus avoir de doute tant sur l’utilité de la photographie de rue que sa place dans l’art. Mais il reste toujours le fameux argument du « Mais vous n’avez pas le droit de faire ça ! C’est illégal je vais prévenir l’armée !« . Bon, on me l’a rarement sorti formulé ainsi, mais il y a toujours ce petit discours juridique avec une menace glissée entre les lignes, comme la redevance télévisuelle sur la feuille de la taxe d’habitation. Il est donc temps de parler de droit, parce que oui (spoiler) vous avez parfaitement le droit de prendre des photographies dans l’espace public et de les exploiter à des fins artistiques (et uniquement artistique, l’aspect commercial ou informatif/journalistique ne sera pas abordé ici, retenez juste que sur ces plans là vous n’êtes pas libre).
Comme je le disais dans l’introduction, il va y avoir un poil de répétition, parce que j’ai déjà abordé le sujet dans le making-of du projet Intercité. Si ce sujet est clair pour vous, vous pouvez sauter jusqu’à la conclusion. Sinon, vous pouvez continuer, cela sera une séance de révision. Pour commencer, soyons très clairs, je ne suis pas du tout un spécialiste du droit, d’autres font ça beaucoup mieux que moi sur internet. Ainsi, afin de partir sur des bases saines (et parce que l’on est toujours mieux informé en croisant différentes sources), je vous invite à lire ces deux billets :
- Cet article de Focus-Numérique qui l’explique très bien (en deux parties) : Droit à l’image et photo de rue.
- La jurisprudence du cas de François-Marie Banier contre Isabelle Chastenet de Puységur, vous la trouverez ici et expliquée par Joëlle Verbrugge, bloggeuse/juriste spécialisée sur la question du droit à l’image, ici : La Jurisprudence ne perd pas la tête.
Mais, ayant lu tout ça pour vous, je peux vous lister 3 éléments qu’il est capital de retenir à ce sujet :
- Faites appel à votre bon sens. Il ne faut pas que vos images causent un tort factuel et démontrable (l’exemple le plus parlant est celui d’une photographie d’un couple illégitime dont l’image provoque un divorce, ou d’une personne dans une situation dégradante etc.).
- Si vous photographiez l’espace public, le juge considère que le droit à la créativité artistique est supérieur au respect de la vie privée (vu que vous êtes dans un espace… public). « le droit à l’image doit céder devant la liberté d’expression chaque fois que l’exercice du premier aurait pour effet de faire arbitrairement obstacle à la liberté de recevoir ou de communiquer des idées qui s’expriment spécialement dans le travail d’un artiste, sauf dans le cas d’une publication contraire à la dignité de la personne ou revêtant pour elle des conséquences d’une particulière gravité » (CA Paris, 5/11/2008, I. de C. c/ Gallimard). Ce jugement a fait jurisprudence, cela veut dire que, parce que le droit est le même pour tous (les citoyens naissent libre et égaux en droit), vous pourrez vous appuyer là-dessus (et gagner) si l’on vous fait un procès dans des conditions similaire. Cela veut aussi dire (implicitement) que l’autorisation d’être photographié dans l’espace public est tacite, parce que (et on ne le dira jamais assez) cette espace, la rue, est public. Donc pour le dire plus prosaïquement, si vous ne voulez pas être vu, et photographié, et bah restez chez vous. Enfin, le juge défend la création artistique, et son importance dans la société. Ce n’est pas mon cousin zadiste qui dit ça, mais un juge. La justice considère que l’expression artistique est importante et prime sur votre droit à l’image quand aucun tord ne vous est causé. Magnifique, on en conviendra.
- Prenez des photographies et réfléchissez après (sauf si le type a un flingue, là, ne faites pas les malins, la photographie vaut rarement le coup de risquer sa vie). C’est la diffusion qui peut être sujet à débat parfois, mais jamais la prise de vue dans l’espace public. Donc dans le doute, déclenchez. Personne n’a le droit de vous demander d’effacer les images prises dans un espace public. Si jamais un jour cela vous arrive, proposez à la personne d’aller régler cela au commissariat (souvent elles font demi-tour avant). Les policiers sauront que vous êtes dans votre droit, donc vous ne risquez rien.
Ainsi, en considérant le cadre légal et l’état de la jurisprudence, vous comprenez que tous les conseils du type « il faut demander l’autorisation et faire signer un papier aux gens dans la rue » sont parfaitement infondés, et totalement inutiles. Pire, ils entretiennent l’idée que le photographe n’est pas dans son droit dans l’esprit commun, et contribuent à diffuser de mauvaises pratiques.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas interagir avec les gens, mais c’est à vous de placer le curseur en fonction de la dose de spontanéité que vous souhaitez dans vos images. Certains photographes aiment bien les portraits de rue posés (je pense notamment à Eric Kim qui défend beaucoup cette pratique dans ses écrits) et d’autres (dont je fait partie pour le projet Intercité) ne jurent que par la spontanéité. Ce n’est pas pour autant que l’on ne peut pas aller discuter après la prise de vue, expliquer quand on est face à un regard surpris ou amusé, mais c’est à vous de décider. Cela peut surprendre, mais légions sont les photographes de rue timides et souhaitant juste pratiquer leur passion tranquillement. Si c’est votre cas, il ne sert à rien d’aller contre votre nature, et aucun élément ne vous y oblige. D’ailleurs, un petit tuyau que je vous donne, vous pouvez simplement dire « Je suis photographe, j’adore la photographie de rue comme celle de Doisneau ou Cartier-Bresson » et partir. La plupart des gens ne vous poursuivront pas, et l’argument d’autorité suffira à avoir la paix. Et puis, il ne faut pas dramatiser, les interactions sont le plus souvent positives, j’ai déjà été repéré après coup (une fois les photographies en ligne), la personne était amusée. Je lui ai offert un tirage, et tout le monde était content.
Conclusion
J’insiste sur le fait que, si le ton de ce billet peut-être parfois grinçant, il ne fait que traduire un agacement face à la récurrence de la fameuse question (😀) posée par des personnes qui n’y connaissent pas grand-chose, mais viennent quand même vous expliquer que vous avez tort et n’êtes pas dans vos droits. On ne le dira jamais assez mais, si la personne en face de vous est sympa, simplement curieuse et ouverte d’esprit : prenez le temps de lui expliquer ce que vous faites, en réutilisant les éléments ci-dessus. C’est la meilleure façon de changer la vision de la photographie de rue dans l’imaginaire collectif, ça ne se fera pas du jour au lendemain, mais on avancera quand même.
Plus généralement, je souhaitais que ce billet s’adresse à tous, et ne convainc pas uniquement les convaincus. Avoir développé une audience avec le temps, c’est clairement une chance (on va être honnête), mais il y a un revers à la médaille : à s’entourer de gens uniquement d’accord avec soi, on fini dans un microcosme et le discours se biaise petit à petit. J’essaie d’y faire attention, le niveau moyen des lecteurs est assez élevé, vu que les sujets abordés sont pointus et loin des carcans du type : « test du matériel X » ou « Les 10 astuces pour réussir un portrait« , ce n’était pas le cas au début du Blog où je criais un peu seul dans le désert. Si c’est la première fois que vous atterrissez ici, parce que vous avez posé la fameuse question, j’espère que ce billet vous aura été utile, n’hésitez pas à partager votre ressenti dans les commentaires.
Enfin, pour l’indécrottable casse-pied qui pensait avoir raison et qui n’aurait pas changé d’avis : arrêtez de parler aux gens de ce sujet. Si ce billet ne vous a pas convaincu du poids, de l’utilité et de l’importance de la photographie de rue, c’est que probablement personne ne pourra rien pour vous. Je suis assez honnête sur la qualité de mon travail, et sait reconnaître quand il en manque des pans (ce qui est souvent l’occasion d’écrire un nouveau billet), et honnêtement, là, je ne vois pas quelle pierre je pourrais ajouter pour que l’édifice à la gloire de la photographie de rue soit complet.
A plus dans l’bus !
Ps : j'ai aussi traité ce sujet en vidéo :
Notes :
- L’exemple est un peu bancal, la science n’admettant pas définition pas d’autorité (un scientifique trouve quelque-chose, les autres testent et cherchent les failles. Si l’on échoue suffisamment de fois à prouver que c’est faux/érroné, alors on commence à accorder du crédit à une thèse). Pour l’exemple que je cite, la bonne approche serait de dire : On voit un homme à 1km. Le mont Everest fait la taille de 3 000 hommes, pourquoi est-ce qu’on ne le voit pas depuis Paris ? Parce que la Terre est ronde. Mais on est dans le domaine de la connaissance factuelle est démontrable, ce qui n’est pas le cas de l’Art. Domaine dans lequel, je maintiens que l’autorité fonctionne dans une certaine mesure (si elle est ouverte, et à l’écoute, comme ce fut le cas pour la photographie qu’elle a laissé entrer sous son giron). On m’a fait la remarque suite à la parution de l’article, mais par honnêteté (et parce que ça n’est pas le sujet direct), je l’ai laissé.
Si le sujet vous intéresse, je vous invite à regarder cette excellente vidéo d’Hygiène mentale. ↩︎
J’ai écouté cet album en boucle pendant l’écriture. Et franchement, je ne sais pas si c’est moi qui l’ai retourné ou l’inverse.
Laisser un commentaire