Introduction
Que ça soit pour ma culture personnelle ou pour étoffer les articles du blog, j’ai lu une ribambelle d’histoires de la photographie (cf. la bibliographie). C’est aussi un mal nécessaire pour se faire une idée générale des courants qui ont marqué la photographie, mais ça n’est pas directement le sujet : tout ça pour vous dire que, dans tout ce fatras encyclopédique d’ouvrages, rares sont ceux mentionnant Louis Faurer. Par exemple, il n’y a aucune mention de son nom dans Tout sur la photo des éditions Flammarion ! Seule exception : Photographes A-Z de Taschen qui lui consacre une fiche (je vous conseille d’ailleurs de l’avoir dans un coin, il est très riche, et c’est assez pratique de l’avoir sous le coude).
Vous me direz, ce n’est pas bien grave, parce qu’on en a plein des exemples comme ça, et que d’ailleurs tonton Gégé qui fait un peu de photo (mais chez Nikon parce que c’est mieux), lui non plus il n’est pas dans les bouquins, et le monde ne s’est pas arrêté de tourner pour autant. Et vous n’aurez pas vraiment tort, mais comme on va le voir, Louis Faurer a produit un travail essentiel, et que l’histoire a oublié (ce qui est peut-être aussi le cas de tonton Gégé, la vie est dure). En effet, il a été reconnu très tardivement, ce qui est vraiment regrettable au regard du travail photographique qu’il a produit. Et sa situation est très différente de celle de Vivian Maier, autre photographe longtemps méconnue (puisque découverte post-mortem), car elle n’avait jamais vraiment cherché à se faire connaître, à part une vaine tentative d’éditer des cartes postales. Louis Faurer, et cela malgré la reconnaissance du petit milieu de la photographie, a tout simplement été ignoré par l’histoire.
Je vous avais déjà parlé du Punctum (ici et là), cet espèce de choc photographique indescriptible (dans le sens primaire : que l’on ne peut décrire) que l’on peut ressentir face à certaines images. Eh bien, Faurer m’en a collé une tripotée, après avoir lu celui ci-dessus je me suis vraiment dit :
Diantre ! Mais comment ai-je fait pour vivre si longtemps sans connaître cet artiste ?
Thomas Hammoudi (qui avait envie de s’auto-citer)
Du constat précédent découle le suivant : il y a assez peu de sources permettant de retracer sa vie, ses influences ou son parcours/oeuvre photographique. La source que j’ai utilisée pour cet article (et ce uniquement pour la partie consacrée à la biographie) vient de l’ouvrage ci-dessus, édité à l’occasion d’une exposition dédiée à l’artiste à la Fondation Henri Cartier-Bresson1, en septembre 2016. Cette même source est employée dans cet article de Télérama, une présentation de l’artiste à l’occasion de l’exposition.
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Mini biographie
La belle galère qu’a été l’enfance de Louis Faurer commence à Philadelphie, où il naît en 1916 dans une famille originaire d’Europe de l’Est. Il grandit dans la pauvreté : son père enseignant la musique et ayant du mal à joindre les deux bouts, le fils se retrouve ainsi à porter des vêtements de fille, ce qui lui vaudra d’être surnommé « Mary » par les gamins du quartier. Donc oui, les gamins sont des cons, et on a vu mieux comme démarrage dans la vie. N’empêche que Louis est un garçon très doué pour le dessin, il a envoyé quelques esquisses aux studios Disney, alors âgé de 13 ans (Louis, pas les studios, suivez !) il se voit proposer un rendez-vous à Los Angeles pour un éventuel emploi. Mais il est trop jeune, et l’histoire en restera là.
De 6 ans plus vieux, il a gagné le concours de la « photo de la semaine » du quotidien Phidadelphia Evening Public Ledger. Ce concours lui permet d’empocher la somme titanesque de 3 dollars et le conforte dans sa vocation naissante ; il déclare à ce propos : « J’ai su alors que je pourrais devenir photographe ». Bon, là, on se dit quand même que c’est mieux que le jeune homme ne se soit pas inscrit à un concours de saut à la perche, la victoire a l’air de lui monter vite à la tête, mais passons.
Après un passage dans l’armée comme technicien durant la Seconde Guerre mondiale, puis avoir occupé un poste de tireur en laboratoire, il part pour New York, où il devient définitivement photographe. Il gagne sa vie avec des clichés pour la presse sur la mode, un genre où il excelle, tout en développant un travail plus personnel à Times Square. Il s’y rend en fin d’après-midi dans la lumière du couchant, ou à la nuit tombée et photographie alors les badauds dans l’éclairage des néons publicitaires, des façades de cinéma ou des théâtres. Il choisit ses modèles en fonction de leur singularité.
Il pouvait observer les gens pendant des heures et une fois rentré, me raconter des histoires à propos d’eux.
Robert Frank
Il développe lui-même ses négatifs, et c’est un excellent tireur, son expérience en tant que technicien de laboratoire aidant certainement. Comme on va le voir, en long, en large et en travers, ses images jouent sur les flous, sous expositions, les double-expositions, les forts contrastes (empruntés à l’ambiance des films noirs de l’époque), avec un grain très visible, caractéristique de ses images nocturnes.
Les choses se gâtent au début des années 70. Des ennuis avec le fisc et un divorce se passant plutôt mal le poussent à partir pour l’Europe, d’abord à Londres, puis à Paris. Il continuera d’y travailler pour le milieu de la mode (notamment pour Elle et Vogue) avant de tenter un retour aux Etats-Unis en 1974. Entre temps, il aura été complètement oublié, et ne survivra que grâce aux aides sociales.
Le paradoxe est que Faurer ne manquait pas de soutiens dans le milieu de la photographie, comme celui de Edward Steichen, le directeur de la photographie du musée d’art moderne de New York (MOMA), qui vante le « lyrisme » de ses images et l’expose d’abord en 1948, puis en 1955 aux côtés de quatre-vingt autres artistes dans l’une des plus grosses expositions de tous les temps, « Family of man« . Dans les années 1970, William Eggleston s’est lui aussi battu pour qu’enfin il soit admis à la place qu’il mérite dans l’Histoire de l’Art, sans succès.
L’amitié avec Robert Frank
Louis était très intelligent, très en colère, et animé d’une énorme passion pour les gens.
Robert Frank
Un autre élément qui caractérise l’histoire de Louis Faurer est son amitié le liant à Robert Frank, tant ils se sont influencés et tant leurs destinées se sont opposées : la célébrité et la reconnaissance pour Frank, et l’histoire que l’on connaît pour Faurer. Les deux hommes se sont rencontrés par hasard dans les locaux du magazine Harper’s Bazaar en 1947, et ont immédiatement accroché. Frank propose à Faurer de le loger chez lui, et met à sa disposition sa chambre noire. A cette époque New York est ce qu’était le Paris d’avant-guerre : le centre de la création artistique, la grande capitale de l’Art, et les deux photographes veulent en être. La presse, en plein essor, leur tend les bras, et ils feront tout pour répondre à cet appel, ne craignant qu’une chose : devenir des « Sammy »; perdre leur âme comme le personnage du roman de Budd Schulberg, Qu’est ce qui fait courir Sammy (1938), prêt à tout pour décrocher la gloire et l’argent.
Bon, maintenant, entrons dans le vif du sujet : ses photographies.
Une photographie entre deux instants
La première chose qui m’a frappé dans les photographies de Faurer, c’est leur gestion du temps. Alors oui, la photographie est la discipline du 1/100e de seconde figée sur le papier, mais cet instant n’est pas sélectionné – dans le flux temporel de la réalité – par tous les photographes de la même façon. Grossièrement, deux écoles existent et s’opposent parfois : l’instant décisif de Cartier-Bresson2, moment unique résumant à lui seul l’essence et le sens d’une situation, et le temps faible de Raymond Depardon, instant interchangeable parmi une multitude. Ci-dessous deux exemples caractéristiques des deux approches.
Les photographies de Faurer se situent dans un charmant entre-deux, un instant qui sans être décisif s’inscrit dans le temps de l’événement, en ce qu’il laisse très clairement deviner ce qui le précède et ce qui va le suivre. La scène photographiée ne se suffit pas à elle-même pour raconter quelque chose (cela s’oppose à l’instant décisif) mais pour autant elle n’est pas un moment interchangeable dans le temps (il y a un avant et un après elle, en opposition au temps faible, ou à quelques heures près tout se vaut).
Dans la photographie ci-dessous, l’enfant est trempé, vraisemblablement par la pluie qu’on devine, et une action est à venir : son regard sort du cadre vers quelque chose qui a attiré son attention. Il en va de même pour les mariés qui vont bouger sous peu. On se situe bien pile entre deux instants. Idem pour la photographie ci-dessous : l’homme s’est habillé pour un rendez-vous, il vient de marcher entre les voitures et son regard, mélancolique, est attiré vers autre chose.
Et c’est un concept que j’apprécie beaucoup, n’ayant jamais été pleinement satisfait des deux autres. Je trouve que l’instant décisif ne va bien qu’à Cartier-Bresson, qui en a malgré lui fait sa marque de fabrique, si bien que je ne vois pas l’intérêt de poursuivre dans cette voie (si tant est elle qu’elle existe). De même, j’aime bien le temps faible de Depardon, mais il ne se prête clairement pas à tous les sujets.
J’apprécie donc cette approche entre deux instants à la Faurer. C’est ce qui m’avait plu dans cette photographie du projet Intercité, c’est même typiquement le genre de chose que j’ai découvert a posteriori. On y voit un couple, main dans la main, visiblement amoureux et en balade, se diriger vers un restaurant (on ne le voit pas distinctement sur la photographie, donc je vous le dis). Il y a un avant, un après, sans que cela ne diminue l’intérêt de la scène.
Voir les gens
Un autre aspect de Faurer que j’apprécie, c’est sa capacité à voir les gens, le regard humaniste qu’il porte sur son prochain. Loin du style baroque et grandiose de Salgado, de la brutalité des portraits de Gilden, et sans verser dans la proximité sentimentale de ceux de Nan Goldin, Faurer arrive à photographier son prochain sans superflu ni jugement.
On le sent dans les portraits ci-dessous. Que ça soit celui d’Eddie, une figure de son quartier, le regard dans le vide, des maigres fleurs dans la main, qui pose sans poser, est là sans y être, ou celui des jumelles, interloquées par ce photographe qui se met sur leur route, ou encore celui de cette femme, dont le regard laisse songeur sur ses sentiments pour l’homme qu’elle regarde, Louis Faurer photographie avec délicatesse, et ça se voit.
Miroir, mon beau miroir
Plus qu’un habile maître de la temporalité doté d’un véritable regard sur ses contemporains, Louis Faurer dispose aussi d’un sens aiguisé de la composition. C’est particulièrement frappant dans les photographies où il utilise les reflets, les multi-expositions, afin de créer un jeu subtile de profondeurs dans l’image.
En cela, on pourrait le rapprocher de Saul Leiter, bien qu’à ma connaissance Faurer n’ait jamais utilisé la couleur dans sa photographie personnelle. L’article que vous lisez s’appelant « Et si nous donnions à Louis Faurer la place qu’il mérite ? », je me permets cette petite digression afin de placer son oeuvre, justement, parmi ses contemporains.
Dans la photographie ci-dessous, Faurer utilise la photographie d’un masque pour créer un visage fantasmagorique qu’il accole à celui de George Burrows. La photographie ayant été prise dans l’appartement de son ami Robert Frank, je pense qu’il s’agit plus de la superposition de deux négatifs que d’un jeu avec un reflet.
Ce qui n’est pas le cas de cette image. Je vous avoue que la composition m’a bluffé, et qu’elle m’a convaincu à elle seule de consacrer un article à Faurer. Elle a été prise dans le métro, un homme monte des escaliers et l’on voit son reflet dans une sorte de miniature située en bas de l’image. Cependant, et c’est là tout son paradoxe, elle est à la fois totalement lisible, et parfaitement absconse. Pourquoi l’homme, qui semble être plus loin que son reflet, est-il plus grand ? Et s’il est plus grand, et donc logiquement plus proche, comment se fait-il que son reflet soit au premier plan ?
J’avoue ne pas avoir réussi à la détricoter, ce qui me va parfaitement entre nous soit dit.
On retrouve aussi une sorte de jeu entre proximité et distance, via l’utilisation des reflets, dans les deux images ci-dessous. Dans la première, Faurer, la ville et l’homme assis sont à la fois très proches (à en juger par l’épaule de l’homme, Faurer ne devait pas en être bien loin) mais éloignés dans le cadre, chacun à un bord quasiment. Quant à New-York, elle est quasiment juxtaposée à Faurer, mais distante de plusieurs kilomètres dans la réalité.
Cette dernière image est sans doute la plus facile à photographier : Faurer se tient près de la fenêtre et photographie son reflet dans celle-ci, ainsi que son ombre dans la fenêtre du bâtiment face au sien. Cela crée une « silhouette dans la silhouette » assez subtile.
Je vous le dis, maîtriser le jeu des reflets, c’est faire des miracles.
Le don de l’utilisation
Louis (j’ai écrit son nom une bonne cinquantaine de fois jusque-là, donc pour la fin, on va se permettre cette petite proximité) sait aussi jouer de l’environnement dont il dispose. L’apparition d’éléments tirés d’affiches de cinéma est assez récurrente dans son oeuvre. Personnages supplémentaires, texte, étrange contraste entre homme et bête, il sait faire feu de tout bois.
L’esthétique des rois
S’il y a une citation que j’aime beaucoup, concernant de façon générale la perfection, mais s’appliquant parfaitement à l’Art comme je l’apprécie, c’est celle-ci :
La perfection est atteinte, non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer.
Antoine de Saint-Exupéry
Ainsi, si la perfection est atteinte quand il n’y a plus rien à retirer, je vous laisserai ces images analyser, sans mot à ce paragraphe rajouter.
Conclusion
Louis a terminé sa vie dans la pauvreté, qu’aurait-elle été si son travail avait été reconnu à sa juste valeur dès ses jeunes années ? Une simple anecdote me reste en tête : il avait stocké de nombreux négatifs chez un ami, négatifs qui ont été jetés parce qu’il n’est jamais venu les récupérer. Un pan d’histoire de la photographie, perdu, comme ça, pouf.
A travers cet article, j’ai souhaité replacer dans les différents courants photographiques qu’il a traversés, ce que je considère être comme un immense artiste.
Vous savez, Louis Faurer a officié principalement dans une sorte de période de creux de la photographie. On se situe après l’envolée de Walker Evans (fin des années 30) et avant le succès qu’atteindra Frank dans les années 50 (il commence Les Américains, en 1955). Pendant ces 15 années, de nombreux photographes ont officié, mais ont été reconnus très tardivement (je pense notamment à Lisette Model, Siskind et Weegee). Mais au final, si cette longue décennie avait dû appartenir à quelqu’un, c’est bien à Louis Faurer.
Ps : j'ai écrit cet article en écoutant cet album, et promis, ce n'est pas du metalcore cette fois. Laissez-le tourner, c'est magique. Ps² : j'en ai aussi parlé en vidéo, sur ma chaîne YouTube.
Notes :
- Je vous conseille d’ailleurs d’aller y faire un tour si vous en avez l’occasion. Le lieu est très sympathique, et les expositions d’une grande qualité. ↩︎
- Même si c’est au final une étiquette qu’on lui a collée à la peau, résultant de la traduction en anglais du titre de son ouvrage phare : Images à la sauvette devenu outre Atlantique The decisive moment . Je vous conseille à ce sujet mes articles sur lui. ↩︎
Sources :
- Louis Faurer, Par lui-même, site de l’Oeil de la photographie, loeildelaphotographie.com (consulté en avril 2017)
- Louis Faurer, Rétrospective à la Fondation Henri Cartier-Bresson, site de l’Oeil de la photographie, loeildelaphotographie.com (consulté en avril 2017)
Louis Faurer à la Fondation Cartier-Bresson : le livre, site de l’Oeil de la photographie, loeildelaphotographie.com (consulté en avril 2017)
A la Fondation Cartier-Bresson : Louis Faurer, génie visionnaire et oublié de la photo, site de Télérama, Telerama.fr (consulté en avril 2017)
- Louis Faurer, la rue à rudes épreuves, Clémentine Mercier, site de Libération, next.liberation.fr (consulté en avril 2017).
- Koetzle, M. & Fruhtrunk, W. (2015). Photographes A-Z. Köln: Taschen.
- Sire, A., Faurer, A., Hopps, W., Kismaric, S., (2016). Louis Faurer. Göttingen (Allemagne) Paris: Steidl diffusion Patrick Remy studio.
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