Introduction
L’année dernière, j’avais écrit un billet intitulé 5 livres à lire cette année (2017) ; on m’a régulièrement demandé d’en écrire un autre, ou si j’avais prévu d’en faire un cette année. En fait, je ne pense pas, ou alors plus vers l’été en écrivant sur des choses plus courtes (comme 5 Photo Poche au top à emporter à la plage). Je préfère parler de moins de livres, mais y aller vraiment à fond, comme dans l’article Toute l’intransigeance du noir et blanc, en trois œuvres magistrales. Disons que les œuvres que je lis / analyse méritent au moins ça. En particulier celle qui nous intéresse aujourd’hui.
Il y a des paris que l’on sait d’avance que l’on va gagner, acheter Valparaíso en était un. Je ne sais pas pourquoi, je n’avais pas lu le livre, mais je savais que ça allait être un sacré morceau, sans doute à cause de sa réputation. Je ne l’ai lu que quelques mois après l’avoir acheté, je l’ai mis de côté, comme une bonne bouteille pour laquelle on attendrait le bon moment pour l’ouvrir. Et je n’ai pas été déçu, c’est sans aucun doute un des ouvrages qui me marquera longtemps et qui restera comme un des « piliers » de ma culture, une référence intouchable. Valparaíso a été un choc. La seule déception que j’ai, c’est celle de ce billet, je sais que quoi que je fasse, je n’arriverai jamais qu’à vous donner un petit aperçu de ce que peut être la poésie et la magnificence de ce livre.
Pour le comprendre, il est nécessaire d’en connaître la genèse et le parcours. On n’est pas dans un schéma classique du type : je travaille sur un projet photo > je l’édite > je fais un livre. Le processus a été un peu plus chaotique que ça, ce qui est en grande partie lié à la personnalité de Sergio Larrain. Né en 1931 à Santiago, il n’a pas vingt ans lorsqu’il quitte le Chili et part, en 1949, en Californie, pour y faire des études d’ingénieur forestier, études qu’il va vite quitter pour s’orienter vers la photographie. Il commence alors à photographier les rues à Santiago ou Valparaíso. Peu à peu, il devient photographe professionnel et s’installe à Paris en 1959 où Henri Cartier-Bresson le fait entrer à Magnum, agence pour laquelle il réalise pendant deux ans des reportages, notamment sur la guerre d’Algérie et la Mafia en Italie. Ce travail lui pèse, notamment l’aspect commercial de celui-ci : il considère qu’il y perd son âme. Il dira dans ses lettres qu’il se sent comme un peintre à qui on demanderait de faire des posters. Il n’apprécie pas non plus le fonctionnement du photojournalisme, prêt à tout pour photographier une histoire.
En 1961, il retourne au Chili, et en collaboration avec Pablo Neruda, il commence son travail, désormais mythique, sur Valparaíso. Ces photographies ne seront publiées que par le magazine Du Atlantis en 1966, puis tomberont dans l’oubli pendant plusieurs décennies. En effet, en 1968, il commence à se retirer du monde pour se consacrer à la méditation transcendantale, au yoga et au dessin. Cet intérêt pour la méditation, qu’il avait commencé à développer dès sa jeunesse, aura un impact assez fort sur sa philosophie, sa vision du monde, et son œuvre photographique, car on en retrouve des traces dans Valparaíso. Puis, et sans renier son travail de photographe, il demande, à la fin des années soixante-dix, que l’on arrête d’exploiter son œuvre car cela le détourne de la méditation à laquelle il veut se consacrer entièrement. Il décide de vivre retiré dans les montagnes chiliennes. Il photographie très peu et exclusivement des instants de vie, écrit des haïkus et des pamphlets écologistes.
Au début des années 1990, il se laisse convaincre de publier le résultat de son travail dans ce qui sera son livre le plus marquant, Valparaíso, avec une maquette signée Xavier Barral et sous la direction d’Agnès Sire. Une exposition est organisée à Arles et à Valence, mais le succès, qu’il considère comme vain, l’accable. Deux ans plus tard, et en réponse à ce livre, il élabore une maquette reprenant les séries prises entre 1952 et 1963, ainsi qu’entre 1978 et 1980, auxquelles il ajoute de nouvelles images prises en 1991 et 1992. Dans cet ouvrage intimiste, il ajoute aussi des notes manuscrites ou dactylographiées, correspondances et dessins qui nous font partager sa vision singulière du monde. Le résultat est un ouvrage hybride, entre livre d’artiste et journal intime, qui regroupe tout ce que Larrain aimait de cette ville, qu’il a arrêté de photographier après 1992. Il considère Valparaíso comme un monde perdu, le reflet d’une planète « immonde ». Il demande que plus rien ne soit publié de son vivant.
C’est cet ouvrage, deuxième version augmentée, exhaustive et définitive, absolument fidèle à la maquette de Sergio Larrain qui est l’objet de ce billet. Le livre reprend exactement la maquette que Larrain avait envoyée à Agnès Sire, et applique les instructions qui l’accompagnent (et qui sont reproduites à la fin de l’ouvrage). Il contient de images d’archives déposées chez Magnum ainsi que la nouvelle de Pablo Neruda. Le texte d’Agnès Sire, illustré de correspondances de Larrain avec elle et Cartier-Bresson, décrit la genèse de l’ouvrage et nous aide à mieux cerner la personnalité de l’auteur (ce qui était bien nécessaire !). Je note au passage que la réédition est sublime, les éditions Xavier Barral ne m’ont jamais déçu, leurs ouvrages méritent chaque euro que l’on y investit. Les photographies sont fidèlement reproduites, les papiers sont de qualité, c’est un bel objet qu’on lit (et relira souvent dans mon cas) avec plaisir.
Ps : Notez que la couleur des reproductions que j'ai pu trouver pour illustrer ce billet varie un peu, l'ouvrage est plus noir et blanc que sépia en vrai.
Ps² : Toutes les photographies illustrant cet article sont de Sergio Larrain ou de ses travaux
Pour l’amour du texte
Combien d’escaliers ? Combien de marches d’escalier ? Combien de pieds sur les marches ? Combien de siècles de pas, à monter et à descendre avec un livre, les tomates, le poisson, les bouteilles, le pain ? Combien de milliers d’heures ont raboté les marches jusqu’à les transformer en rigoles où la pluie circule, joue et pleure ?
Les escaliers de Valparaíso !
Aucune ville ne les a répandus, ne les a effeuillés dans son histoire et sur son visage, ne les a dispersés et réunis, comme Valparaíso. Si nous parcourons tous les escaliers de Valparaíso nous aurons fait le tour du monde.
Pablo Neruda
Dans l’ouvrage, le texte a une place essentielle. C’est assez rare pour être noté, il ne s’agit pas là d’illustrer les images, ou de les expliquer. D’ailleurs, elles ne sont même pas légendées, seules les dates sont listées à la fin de l’ouvrage, et il faut faire bien attention pour ne pas les manquer (elles sont notées en petit caractères au bas d’une page). Ici, le texte contrebalance les images, l’un agit sur l’autre et inversement. Qu’il s’agisse des notes manuscrites, du texte de Neruda, ou des notes tapées sur l’écologie, à chaque fois les réflexions qu’ils ouvrent nous font analyser les images différemment, et inversement. L’équilibre entre les deux étant proche de la perfection (oui, j’ai vraiment aimé ce livre !), l’exercice est parfaitement réussi. Je pense que si l’on enlevait l’un ou l’autre, pour revenir à une forme plus classique de livre photo, on y perdrait énormément.
Il y a trois sources de texte différentes dans le livre :
- La courte nouvelle de Pablo Neruda. Il y raconte l’histoire d’un vagabond se promenant dans la ville, au gré de ses rencontres. C’est extrêmement bien écrit, on sent presque la fraîcheur du vent marin nous accompagner durant la lecture.
- Les notes manuscrites qui ponctuent l’ouvrage. Elles consistent principalement en des réflexions sur la photographie, le temps, l’instant présent.
- Des textes sur l’écologie et la méditation (dans l’esprit de Larrain, les deux sont liées), il y a un texte au centre de l’ouvrage intitulé Reenchanting the planet sur le sujet. Larrain a des positions très tranchées sur le sujet (notamment sur la religion qu’il rejette totalement, car il considère que c’est un élément de séparation des hommes qui n’a pas de bases concrètes, et sur la natalité, où il suggère de limiter le droit d’avoir des enfants, à un enfant par femme, pour réduire la population mondiale et mieux gérer les ressources. Ce qui dans l’absolu, ne paraît pas débile, on le lui accordera). Il parle aussi beaucoup de yoga et du satori (un terme issu des bouddhismes chan, son et zen qui désigne l’éveil spirituel. La signification littérale du mot japonais est « compréhension ».)
La combinaison de ces trois sources de texte crée un livre intime, où l’on est au plus près de la pensée de l’auteur. En cela, il se rapproche de l’ouvrage Les Américains de Robert Frank, pionnier de la photographie stream of conciousness (« flux de conscience »), qui laisse une grande place, en le suivant, au fil de pensée de l’auteur. Bien que dans l’absolu je doute que l’un ait influencé l’autre, il s’agit plus de constater des ressemblances dans le processus, et différentes façons pour l’auteur d’intervenir dans son œuvre.
Une photographie inclassable
The act of poetry, (the act of photography)
Sergio Larrain
(*L'acte de poésie, l'acte de photographie)
Si l’on me demandait de ranger la photographie de Sergio Larrain dans un des grands genres photographiques, je serais bien embêté. Je ne sais pas s’il s’agit de photographie de rue, de documentaire, de fine art, ou même de naturalisme (la nature est assez présente dans ses images, nous allons le voir). Parmi les citations lapidaires qui ponctuent l’ouvrage, il y en a une qui nous éclaire sans doute sur les intentions de Larrain, il y dit :
In your hands, the magic box. You walk in peace ; aware in the garden of forms
Sergio Larrain
Soit : "Dans vos mains, une boite magique. Vous marchez en paix ; conscient dans le jardin des formes".
Là se cache sans doute l’intention de Larrain et ce qu’il fait avec sa photographie : il se promène dans cette ville, comme dans un jardin, et il y cueille les formes qui l’intéressent. Voyons ça.
Concernant sa photographie à proprement parler, son originalité se trouve beaucoup plus du côté de ses compositions et du choix de ses sujets que de sa technique. La seule caractéristique de sa technique dont j’ai constaté la récurrence est la petite profondeur de champ. C’est clairement une façon de mettre en exergue le sujet de ses compositions, de focaliser l’attention du spectateur sur un point, et d’une certaine manière d’isoler le sujet du reste de la ville et de son vacarme.
D’ailleurs, je profite de l’illustration de la première double-page ci-dessus, qui en présente un, pour mentionner qu’il y a énormément d’escaliers dans le livre. C’est un élément qui revient très souvent, mais je pense que c’est plus lié à la nature de la ville photographiée qu’à un message artistique particulier qu’aurait voulu faire passer Larrain. Leur présence est aussi évoquée dans le texte de Neruda, ils font partie de l’identité du lieu, mais je n’y vois pas de sens particulier (comme celle que l’on peut trouver à l’utilisation des cercles dans Minutes to Midnight de Trent Parke par exemple).
La nature revient aussi souvent, on retrouve des photographies de feuilles mortes, de plantes poussant sur les balcons ou au bord des trottoirs. J’y vois là une façon de souligner la place nécessaire de la nature en ville, leur présence est clairement liée au souci écologiste de Larrain.
Les animaux de compagnie (chiens et chats) sont aussi présents, presque autant que les humains (j’avoue cependant ne pas avoir compté !).
Plus que des éléments récurrents dans le choix des sujets ou dans la technique, c’est vraiment l’ambiance des images qui m’a séduit. En fait, en lisant le livre, on a toujours l’impression que les photographies sont à côté de la plaque. Il y un décalage avec la réalité. Ce décalage n’est pas là parce que les photographies sont « ratées », ni même ne nous met mal à l’aise comme ça peut être le cas dans certaines œuvres parfois. Il s’agit d’un décalage presque joyeux, naïf, candide. On se dirait presque « tiens, c’est marrant d’avoir fait ça comme ça, je n’en aurais jamais eu l’idée, mais ça marche.«
Sur la photographie ci-dessus, on croirait presque qu’il s’agit de la même fillette, représentée deux fois à cause d’un effet d’optique dont on saisit mal les tenants et aboutissants. La réalité est beaucoup plus cartésienne : elles sont deux. Mais cela suffit à créer ce sentiment d’étrangeté que je mentionnais.
C’est aussi visible sur l’image ci-dessus, bien que l’on réussisse à identifier le sujet (un homme descendant un autre escalier et se tenant à une rampe), la composition très graphique tend vers l’abstraction et nous éloigne de la réalité.
La présence humaine est assez rare dans le livre, et souvent indirecte. C’est d’autant plus vrai pour les images en pleine face avec regard caméra, pour lesquelles, de toute façon, on ne sait jamais qui sont les personnes sur les photographies (je rappelle qu’elles ne sont pas légendées).
Vous noterez aussi, en regardant la mise en page des images, que celles-ci sont découpées. Larrain était très proche de Cartier-Bresson sur certains points, mais à l’inverse du maître, il n’hésitait pas à recadrer ses images, c’était un de ses souhaits et il a été respecté par Agnès Sire lors de la réédition du livre (ou première édition de la deuxième version, c’est comme vous préférez).
Enfin, et c’est quelque-part parfaitement logique, la ville de Valparaíso fait aussi partie des sujets photographiés, de façon récurrente. Par contre, Larrain ne la photographie jamais directement et dans son ensemble : ici point de paysages ou de panoramiques académiques.
La ville est présente dans le fond de l’image, comme si, ironiquement, elle n’en était pas le sujet, et qu’elle avait besoin de la présence d’un autre sujet pour être sur l’image.
Au final, et après avoir retourné le livre dans tous les sens possibles et imaginables, je me demande si la clé de compréhension de la photographie de Sergio Larrain ne se trouve pas tout simplement dans les annotations manuscrites qu’il dissémine dans le livre. Même si certaines peuvent sembles absconses ou ésotériques de prime abord, d’autres semblent nous donner la voie vers ce qui structure sa façon de photographie : un amour et une glorification du temps présent (« The present is the goal. Not the way out, but the goal » : Le présent est le but. Pas une échappatoire, mais le but. « No hurry ! » : Ne vous pressez pas. « ¡ No Time ! The present » : Pas le temps, le présent). Larrain nous invite à être là, dans l’instant, conscient et présent (c’est aussi au cœur de la philosophie qu’il développe dans les textes du livre). Et c’est ce qu’il fait avec ses images, il est là, à chaque instant. Il ne fait pas que passer dans la ville, il n’est pas un simple vagabond qui erre, mais le témoin privilégié et conscient de chaque rue qu’il traverse, de chaque escalier qu’il monte, de chaque plante qu’il voit, etc. Et c’est cela que traduit sa photographie, la pleine conscience du temps présent, un art de voir tout, et d’en garder la poésie et la beauté, de ne pas se formaliser du passé ou s’inquiéter de l’avenir. Ceci étant dit, les légendes des images deviennent en effet futiles : il n’est pas pertinent de raconter ce qu’étaient les situations présentes sur les images, c’est plutôt à nous d’en apprécier la lecture, maintenant, au présent.
Conclusion
Au final, qu’il s’agisse de philosophie, de photographie, d’édition ou du rapport au temps (artistiquement ou humainement), il y a beaucoup à prendre de Sergio Larrain. Il fait partie des photographes qui gagneraient énormément à être plus connus (comme Louis Faurer dont j’avais déjà parlé ici : Et si nous donnions à Louis Faurer la place qu’il mérite ?) du grand public. Mais j’ai choisi de vous laisser avec cette citation, sans doute l’une des plus utiles à s’approprier :
J’essaie de ne travailler que sur ce qui importe pour moi. C’est pour moi la seule solution pour rester en vie photographiquement, et je prends le temps qu’il faudra pour le faire, le temps que je veux y consacrer et avec le rythme lent qui me convient.
Sergio Larrain
Et comme YouTube est une source de contenu merveilleuse, je vous laisse parcourir virtuellement le livre, ou la présentation que j’en ai fait :
Pendant l’écriture de ce billet, j’ai principalement cet album de Cats On Trees. Commencez par Keep on Dancing.
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