Le noir et blanc représente plus qu’un bouton sur un boitier, qu’un filtre Instagram, plus qu’une mode. Maintenant que la photographie couleur est possible sur tous les appareils, et sans surcoût, il s’agit d’un véritable choix. Il se justifie par des raisons artistiques et de composition, et n’est pas forcément un rejet de la modernité. Si l’on utilise l’argentique, c’est aussi l’une des façons les plus directes de photographier. Il n’y a pas d’interprétation des couleurs, le monde est transformé en nuances de gris.
Nota bene : Ce que nous appelons vulgairement « noir et blanc » est en réalité du niveaux de gris. Par définition, le noir et blanc ne contient que deux valeurs de couleur possible (le noir et le blanc), par opposition au niveaux de gris qui contient l’infinité des nuances entre les deux. Ceci étant précisé, allons-y.
Retirer la distraction des couleurs
En retirant la couleur d’une image, vous en changez la lecture. En effet, l’œil humain est naturellement attiré par les couleurs saturés.
C’est très parlant dans l’image ci-dessous. Il s’agit d’un puis de pétrole en feu, vers lequel un homme se dirige. Quelque-chose est projeté sur cet homme (du sable ? de la neige carbonique ? de l’eau ?). La composition aurait été beaucoup moins forte en couleur : là où il y a un équilibre en noir et blanc, entre l’homme et la projection, face à la montée des flammes, la couleur (jaune/orange/rouge) aurait donné beaucoup plus d’ampleur aux flammes qui auraient éclipsé le reste du contenu de l’image.
Homogénéiser une série
Quand on travaille une série, il est courant que le travail s’étale sur une longue période, et dans des conditions d’éclairages assez diverses. Dans ce cas, le noir et blanc permet de supprimer ces variations et de donner à la série une unité qu’il aurait été plus difficile d’atteindre en couleurs. Prenons l’exemple, des plus classiques soit, de Bernd et Hilla Becher. Ils ont photographié le patrimoine industriel allemand, puis rassemblé ces images en série. Dans ces images, le noir et blanc souligne et renforce l’impression d’unité déjà créé par la composition. En couleur, ces installations auraient pu être peintes de différentes façon, et l’unité de cette série aurait, en grande partie, disparue.
Ajouter du « Drama »
Le Drama est un concept purement anglo-saxon qu’il est impossible de traduire en français. Ils l’utilisent à tour de bras (« It’s draMAtic ! » – il faut accentuer le « ma ») pour désigner un certain type d’images. Il s’agit de photographies intenses, sérieuses (dans le sens où cela ne se marrie pas avec l’humour), et ayant une certaine noblesse/portée (je n’ai jamais entendu le concept utilisé pour des chatons). Le noir et blanc permet d’apporter ce Drama qu’il est plus difficile d’obtenir en couleur.
Cela est particulièrement visible sur la photographie suivante, prise par Marc Riboud, qui montre les protestations face à la guerre du Vietnam. Cette image est extrêmement forte en noir et blanc, par l’opposition entre le foncé des soldats et la clarté de la femme et le message universel, de paix, qu’elle représente.
Mais marche beaucoup moins bien en couleur (l’image a été prise quelques instants après).
Se détacher de la réalité
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais nous voyons en couleur, certes, moins bien que la crevette-mante, mais quand même. D’après la psychologie de la perception, les photographies en noir et blanc évoquent des actions passées et lointaines, alors que les photographies en couleur créent l’illusion du présent et sont particulièrement accessibles. Ainsi, en supprimant la couleur de vos images, vous créez une distance plus grande, via la représentation que vous en faites, entre le sujet photographié et sa perception par le spectateur. Distance qui peut donner un côté irréel aux images, qu’il est parfois intéressant d’introduire.
Ce détachement est particulièrement visible dans cette photographie de Josef Koudelka. Le chien prend un aspect monstrueux, énorme, menaçant. Cette impression est certes augmentée par le fort contraste et le manque de détail sur le chien, mais la couleur des arbres et du ciel aurait quand même minimisé cette impression.
Plonger dans l’intemporel
Le noir et blanc existant depuis les débuts de la photographie (1), photographier sous cette forme retire naturellement une partie du sentiment de temporalité aux images, là où la couleur rapproche inconsciemment ce que nous voyons de notre époque dans notre lecture des images. De plus,les pellicules argentiques couleur avaient un rendu colorimétrique assez typé (la légendaire Kodachrome en tête), là où le digital offre un rendu beaucoup plus neutre. C’est beaucoup moins vrai pour le noir et blanc, qui trahit ainsi moins facilement sont époque.
Tout cela est particulièrement vrai pour les photographies d’architecture ou de paysage, moins pour des images où des personnes sont présentes (les vêtements trahissent facilement l’époque).
Par exemple, cette très célèbre image d’Ansel Adams aurait pu être prise il y a 6 mois, un an, ou 10 ans.
Idem pour cette image de Gabriele Balisico, quand a-t-elle été prise, il y a 10 ans ? 20 ans ? 50 ans ?
Choisir le noir et blanc, c’est pour un court instant, s’offrir le luxe de maîtriser le temps.
Notes :
- Cet article fait partie d’une série sur la photographie en noir et blanc. Retrouvez les autres articles ici : Comment voir en noir et blanc ? [N&B 2/4] ; Composer une image en noir et blanc [N&B 3/4] ; Le noir et blanc dans la photographie contemporaine [N&B 4/4].
- Ces articles se basent en partie sur la conférence d’Eileen Rafferty pour B&H : Seeing in Black and White with Eileen Rafferty ainsi que sur le livre de Mante, H. & Gilbert, V. (2012). Composition et couleur en photographie. Paris: Eyrolles. (cf. la bibliographie).
- (1) Il s’agit plus précisément de monochromes dans d’autres tonalités que de noir et blanc selon différentes méthodes (comme le calotype, le cyanotype, etc.). Je vulgarise un peu. Ces différents procédés sont décris dans cet article sur l’histoire de la photographie.
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