fbpx
4b20e8e3ee2b7d63864291354c8e83ac large - Photographions-nous la réalité ? - Thomas Hammoudi - Réflexion

Photographions-nous la réalité ?

Introduction

La notion de réalité, dans les arts et particulièrement dans la photographie, a été l’occasion d’une production philosophique des plus conséquentes. Il serait totalement illusoire d’imaginer la résumer ou d’en conclure quelque chose sur le format d’un article, tant le champ est vaste et complexe. A titre d’exemple, voici quelques réflexions philosophiques qui soulignent bien l’ampleur de la tâche :

  • Comment pouvez-vous être certain que l’univers a existé avant vous, et continuera après vous ? Pouvez-vous le prouver ? C’est tout le principe du film Matrix et ce qui a construit une partie de son succès. Là, maintenant, vous n’avez aucune façon de savoir si le monde dans lequel vous êtes est « réel » ou fait partie d’une simulation informatique.
  • Au final, vous n’êtes certains que de l’existence de votre propre conscience mais comment pouvez-vous être certain de l’existence des autres ? Partagent-ils la même expérience de vie que nous ? Par exemple, ce que je vois et appelle « bleu », le voyez-vous pareil ? Si on prend un chat, il voit moins de rouge que nous, entend et sent beaucoup mieux, mais a beaucoup moins de goût. Ce que lui considère, entre deux siestes, comme la « réalité » est bien différent de ce que nous percevons.
Miha - T. Hammoudi
Ma chatte, pas du tout perturbée par toutes ces questions.

Bref, il s’agit d’un sujet dont l’intérêt intellectuel n’égale que l’ampleur. Du coup, afin de rester concret et efficace, tout en titillant la question de la réalité en photographie, on va faire l’inverse, et prendre le parti d’y réfléchir d’un point de vue scientifique. Sortez les blouses blanches, on y va.

Ce que capture l’appareil

Votre appareil ne capture qu’une frange de ce que l’on considère comme la réalité. Imaginons que vous êtes en train de photographier une scène, disons au hasard, une montagne.

Rax fjallaland 061 - Photographions-nous la réalité ? - Thomas Hammoudi - Réflexion
Photographie – R. Axelsson

Vous l’avez redouté, vous saviez que ça allait arriver, mais jamais vraiment quand. C’est enfin l’heure des mathématique ! Donc, imaginons que vous ayez un objectif 11mm, monté sur un capteur APS-C (vous êtes riche, mais pas trop). Avec cet objectif, vous avec un angle de 104° en largeur, et environ 70° en hauteur (le capteur du format étant 3:2, la hauteur est « moins large »). Du coup, dans un monde qui lui n’a pas de limite, vous capturez, horizontalement 29% de la scène, et 19% de la scène verticalement (si vous photographiez dans le sens paysage). Autant dire que c’est quand même pas beaucoup, sachant que là on a un grand angle… Avec un 70mm, les proportions deviennent ridicules.

Donc, vous découpez le monde à la hache avec votre appareil, mais c’est encore pire si l’on considère cela d’un point de vue temporel : on enregistre l’image en général entre 1/1000e de seconde et 30 secondes. Comparé à l’écoulement infini du temps, la notion de capture de la réalité tombe en chute libre. Même si c’est le propre de la photographie de choisir un instant dans le flux du temps, il faut garder à l’esprit que celui-ci est tellement infime qu’il peut difficilement représenter la « réalité ».

Le cas de l’ingénieur japonais

Int header - Photographions-nous la réalité ? - Thomas Hammoudi - Réflexion
Toute la joyeuse équipe réunie après la fabrication d’une pomme au goût saumon.

L’ingénieur japonais, c’est sans doute la personne que l’on oublie le plus dans tous les débats techniques, et pourtant, il a décidé de tout. On aurait pu prendre un Allemand, mais comme personne n’a les moyens de se payer un Leica, le Japon ça sera très bien.

L’ingénieur japonais, c’est celui qui a conçu les produits que vous utilisez pour faire de la photographie (de l’appareil à l’objectif, en passant par le logiciel de développement/retouche) et son travail n’est pas neutre, loin de là. Il prend plein de décisions, pour répondre à un cahier des charges industriel, et aussi à votre besoin (un peu). Il décide de plein de choses, trop pour les énumérer, mais dont voici un petit florilège :

  • Tout le fonctionnement de votre capteur : sa dynamique (où il peut aller du plus clair au plus sombre), ses couleurs, son nombre de pixels, le nombre de photosites qu’il contient et comment ils sont répartis. Cela a un impact de premier ordre, le capteur étant le premier élément qui permet de passer d’un monde analogique (la lumière est continue) à un monde numérique (la lumière est découpée en valeurs d’un signal numérique, discontinu par définition). Si vous changez ces paramètres, votre capteur capte le monde un peu différemment.
  • La conception de votre objectif : Son angle, les détails qu’il va pouvoir reproduire, le contraste, la quantité de lumière qu’il peut envoyer au capteur…
  • Le logiciel interne de votre boitier : Là c’est complètement la fête. Et ça commence même largement avant que la photo ne soit prise : C’est quoi une bonne exposition ? Il est où le sujet ? Je fais la mise au point sur quoi ? C’est net réglé comme ça ? Vraiment net ? ISO 800 et F2.8 c’est bien ? Ou je mets ISO 1600 et F4 ? (Bon allez, on fait ça…). Toute la partie automatisée du boîtier est conçu par l’ingénieur japonais, mais aussi le traitement des images (si vous shootez en JPEG, sinon c’est fait dans…).
  • Le logiciel de post-traitement Cela peut aussi être fait dans le boîtier, mais si vous le faites sur votre logiciel de retouche, le principe est le même. La première partie de ce traitement consiste à vous fournir une image JPEG de visualisation à partir du RAW, et chaque ingénieur a sa recette. On prend les données du fichier RAW et on les  interprète : tel pixel donne telle valeur… « Moi je dis bleu clair ! » / « Non c’est bleu vert ! ». J’exagère un peu, mais comparez le travail effectué par deux logiciels différents, vous pourrez le constater par vous-même. Ensuite, tous les algorithmes derrière les traitements fonctionnent sur le même principe : balance des blancs, contraste, exposition, correction des défauts de l’objectif. Tous visent une cible (jamais exactement définie de la même manière) avec une façon propre d’y arriver.

Et c’était pareil en argentique, pour le boîtier comme pour la pellicule. Elle ne pouvait capter que certaines couleurs, et chaque marque avait son rendu (pour notre plus grand bien). Ce qu’il faut retenir, c’est que vous dépendez, pour capturer vos images, de choix industriels antérieurs. Il y a rien de mal là dedans, il faut juste en avoir conscience : vous capturez un bout de la réalité, avec un produit sur lequel vous n’avez pas totalement la main.

La photographie comme art de l’exact

Vous me diriez « Tu nous enquiquines sacrebleu ! Il y a plein d’exemples où la photographie a servi de preuve du réel ! », vous auriez totalement raison, c’est indéniable. D’ailleurs, on va même se refaire un petit cours d’histoire, là, comme ça.

Photographie et biologie

Anna atkins algae cyanotype - Photographions-nous la réalité ? - Thomas Hammoudi - Réflexion
Cyanotype – A. Atkins

Au début des années 1840, la botaniste anglaise Anna Atkins, passionnée par la collecte et l’illustration de spécimens végétaux, est instruite des récentes inventions de Talbot et de Herschel (elle préférera le procédé de ce deuxième). Elle dispose les spécimens de plantes séchées et pressées sur le papier sensibilisé et expose l’ensemble directement à la lumière, sans l’intermédiaire d’un appareil de prise de vue. Oui oui, on peut faire de la photographie sans appareil. Selon le même principe que pour les dessins photogéniques de Talbot, l’empreinte de la plante apparaît en clair sur fond sombre, là où l’objet a fait écran à la sensibilisation des sels de fer. Atkins publiera en édition limitée les trois volumes de Photographs of British Algae : Cyanotype Impressions, un recueil de photographies d’algues marines, à la reproduction desquelles le bleu du cyanotype sied remarquablement. Il s’agit d’un des tous premiers ouvrages scientifiques utilisant la photographie pour documenter précisément la nature.

Le cas de Bertillon

Bertillon - Photographions-nous la réalité ? - Thomas Hammoudi - Réflexion
Photographie judiciaire, méthode Bertillon

L’anthropométrie signalétique de Bertillon est un bon exemple de situation où la photographie a été utilisée comme témoin de la réalité. Elle servait à répondre au besoin d’identification de la population. Depuis 1832 il est interdit de marquer les détenus au fer rouge (la fin de la déconnade quoi). Il faut alors inventer un système qui permette d’identifier les récidivistes. Alphonse Bertillon, avec d’autres, construit à partir des photographies de détenus, prises de face et de profil, une méthode efficace de reconnaissance. Avec quatre-vingt-dix mille clichés, Bertillon dispose en 1890, au moment où paraît son livre La Photographie judiciaire, d’une véritable bibliothèque de têtes. L’ouvrage sert de base pour rédiger des fiches de description des coupables/bandits/condamnés. Cette pratique cessera avec l’apparition des techniques de reconnaissances des empreintes digitales, beaucoup plus efficaces. Et aussi beaucoup mois fatigantes à rédiger.

Bertillon1 petit - Photographions-nous la réalité ? - Thomas Hammoudi - Réflexion
Tableau issu de la documentation Bertillon

Crime et gangster

La photographie est aussi utilisée plus largement par la justice1, pour témoigner des crimes et délits, elle est alors considérée comme une preuve tangible, objet presque accusateur. Et s’il y a bien un photographe qui a œuvré à cela, c’est Weegee, un photographe américain célèbre pour ses photographies de scènes de crimes new-yorkaises. Il était en permanence scotché à sa radio (que la police lui avait gracieusement fournie) et était le premier arrivé sur les lieux. Adepte du flash, il produisait des images crues mettant le spectateur face à face avec la réalité des événements.

01 weegee 2 - Photographions-nous la réalité ? - Thomas Hammoudi - Réflexion
Photographie – Weegee
3 weegee anthony20esposito - Photographions-nous la réalité ? - Thomas Hammoudi - Réflexion
Photographie – Weegee

Conclusion

J’aurais pu continuer avec d’autres exemples, notamment de photojournalisme (Capa et Cartier-Bresson auraient fait de très bons exemples), mais les exemples sont assez parlants. Alors, d’un côté je vous explique que l’on ne peut rien capturer de la réalité, si tant est qu’elle existe, et de l’autre que l’appareil photographique est utilisé comme outil, quasiment scientifique. Paradoxal non ?

En fait, pas tant que ça, la photographie est utilisé comme un « art de l’exact » parce que nous y croyons. Il y a un consensus, nous sommes d’accord pour dire, que si elles sont prises dans certaines conditions, nous pouvons faire confiance à ce que nous présentent les images. C’est pour cela notamment que les règles des concours de photo-journalismes sont très strictes2, sinon, le rapport de confiance avec l’image est cassé, et tout le monde est très triste. Mais ce n’est qu’une relation que nous créons avec ces images. Nous avons envie de croire ce que l’on nous montre, et de limiter la part d’incertitude liée à une éventuelle manipulation. Cette croyance ne permettra jamais de dire que  » nous photographions la réalité « .

Cela est d’autant plus paradoxal, qu’il est aussi difficile de faire de l’abstrait avec la photographie, comme on pourrait le faire en peinture. Le médium garde toujours un pied dans la réalité.

Mondrian - Photographions-nous la réalité ? - Thomas Hammoudi - Réflexion
Il serait très compliqué d’atteindre le niveau d’abstraction de cette œuvre de Mondrian en photographie.

A nous donc, en tant que photographes, de trouver notre place dans ces eaux troubles, pour nous exprimer et construire nos images. La seule réalité, au final, n’est-elle pas celle issue de nous que nous mettons dans nos photographies ?

Ps : j'ai aussi parlé de ce sujet dans cette vidéo

  1. Je vous conseil cet article de rue89 à ce sujet : L’image comme preuve : des crimes de la Belle Epoque aux drones, rue89 (en ligne – consulté le 26/08/2016). ↩︎
  2. Voir : La retouche et le photojournalisme imaginaire (en ligne – consulté le 26/08/2016). ↩︎

Publié le :

Dernière modification :

Étiquettes :

Vous en voulez encore ?

Bouton magique 🧙🏻‍♂️

Vous ne savez pas ce que vous cherchez ?

C’est pas grave, ça arrive même aux meilleurs. Cliquez ici et laissez la magie opérer :

On discute de l’article ? 😀

Commentaires

3 réponses

  1. Avatar de Francine
    Francine

    On pourrait tout de même parler d’une infime portion de réalité telle que nous pensons qu’elle existe.

    Et le Mondrian, là, si c’est pas une démonstration de la règle des tiers. Aléatoires, les tiers, mais tiers quand même. Et la grille est fournie avec! 😉

    Merci pour ce billet qui a, lui, le mérite d’exister vraiment!…ou pas

  2. Avatar de Frédéric
    Frédéric

    Bonjour,
    premier commentaire pour moi, je vous lis (avec grand intérêt) depuis peu. Je glisse ici un « merci » pour vos billets.

    Première chose, je suis d’accord avec votre phrase « la photographie est utilisé comme un « art de l’exact » parce que nous y croyons » et je la mettrais en résonance avec une citation de P. K. Dick que j’aime bien : « La réalité c’est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire ».

    Second point, en marge d’être un (mauvais) photographe amateur, je travaille en imagerie numérique, cherchant en particulier à pondre des moyens objectifs de déterminer si une image est « authentique » ou « falsifiée ». Au début, une image « falsifiée » était plutôt définie comme une image ne reflétant pas la réalité. Autant vous dire que notre communauté s’est rapidement rendu compte que cette définition n’est pas viable. On s’oriente maintenant vers une définition du type : une image authentique est une image dont les modifications apportées n’ont pas été faites avec des d’intentions malveillantes. Ce qui laisse encore pas mal d’interprétations, que l’on règle selon le contexte d’utilisation. Mais au moins la relation au « réel » est abandonnée.

    1. Avatar de Thomas Hammoudi

      Hello Frédéric,

      Alors bienvenu, et n’hésitez pas à en poster d’autres.
      Enfin ! Je connaissais la citation, sans savoir qui en était l’auteur 🙂
      Si vous voulez continuer sur ce sujet, je vous conseille la lecture de ce livre :

      Béchet. & Kasprzak, P. (2014). Petite philosophie pratique de la prise de vue photographique. Grâne: Créaphis.

      C’est une bonne base 🙂

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Envie de progresser ?

Abonnez-vous à la newsletter pour recevoir le livre "10 outils indispensables pour votre projet photographique", ainsi que plein de contenus sur la photographie.
S'ABONNER
Et c'est sans spam, promis. Moi aussi je déteste ça.
Mockup
close-link
Envie d'avancer ? Recevez le livre "10 outils indispensables pour votre projet photographique"
S'abonner
close-image

Envie d'avancer ?

Abonnez-vous à la newsletter pour recevoir le livre "10 outils indispensables pour votre projet photographique", ainsi que plein de contenus sur la photographie.
S'abonner
close-link