Introduction
Le titre de cet article fait référence à un autre billet que j’avais écrit, Et si nous donnions à Louis Faurer la place qu’il mérite ?, dans lequel je présentais un photographe que j’avais découvert tardivement car il est absent de la plupart des histoires photographiques. Dans ce billet, on rejoue au même jeu, on ne prend pas les mêmes et on recommence.
Comme nous le verrons, Ernst Haas, malgré le caractère strictement novateur de sa photographie n’a pas vraiment été retenu par l’histoire. Son nom y est rarement mentionné (trop peu quand on considère son œuvre), et si je n’avais pas trouvé la couverture du Photo Poche qui lui est consacré intrigante, il serait resté longtemps sous mon radar. Mais je suis comme une bonne gastro : il n’y a personne qui m’échappe indéfiniment.
Début, démarrage & commencement
Ernst Haas est un photographe autrichien qui est né à Vienne le 2 mars 1921. Il a commencé son parcours par des études de médecine (ce qui est une autre façon de s’intéresser à la vie des autres d’une certaine façon), puis de peinture. C’est au début des années 1940 qu’il se met à la photographie, et, après la guerre, au photojournalisme.
En 1947 il acquiert un peu de notoriété, grâce à son reportage sur les prisonniers de guerre, dont est issue la photographie ci-dessus. Dans ce reportage, il photographie la ville en ruines au sortir de la guerre, ainsi que le retour des prisonniers et surtout les relations sociales qui en découlent. Cette photographie d’une femme, cherchant un proche, est iconique. Le contraste entre l’inquiétude, l’anxiété et l’attente qu’elle manifeste est fort par rapport au sourire du soldat heureux de rentrer chez lui. La guerre est là, encore, divisant, séparant, même si parfois on peut y trouver un peu de joie, celle de se retrouver.
Deux ans après, Robert Capa faux photographe américain mais véritable membre fondateur de l’Agence Magnum lui proposera de rejoindre l’agence, ce qu’Haas acceptera, dans une conversation que l’on imagine des plus riches en accents forts prononcés. Imaginez, un Austro-hongrois, tenant à se faire passer pour un Américain, discutant avec un Autrichien, cela devait valoir le détour.
Ainsi, Haas s’installe aux États-Unis et poursuit sa carrière de photojournaliste. Il couvrira des événements de l’actualité du pays, parfois mondaine ou le tournage du film The Misfits de John Huston que la légende décrit comme parfaitement chaotique. Il s’agit du dernier film des deux acteurs principaux (Clark Gable et Marilyn Monroe), et de nombreux photographes sont passés sur le tournage, comme par exemple Henri Cartier-Bresson.
L’appareil-photo ne fait pas de différence. Tous peuvent enregistrer ce que vous voyez. Mais, vous devez VOIR.
Ernst Haas
L’émergence de la photographie couleur
En réalité, il n’est pas possible d’apprécier pleinement et de comprendre la photographie de Haas sans la replacer dans le contexte du milieu artistique de l’époque. Comme toujours, chaque œuvre est le fruit de cette dernière, et la connaître nous permet de mieux apprécier ce qui a été produit.
Ainsi, si Haas est indéniablement un des précurseurs de la photographie couleur dans le monde de l’art, il n’en est pas l’inventeur. D’ailleurs, personne ne peut se targuer de cela, certains photographes ont posé des jalons (comme Eggleston, souvent cité comme pionnier et sur lequel on reviendra), mais il s’agit globalement d’un processus. La photographie couleur ne devient pas artistique à un moment précis, c’est plutôt un long procédé qui se met en place, et gagne du terrain petit à petit. C’est sur cela, l’émergence de la photographie couleur dans l’art, que je vais prendre le temps de revenir ici. Afin de pouvoir ensuite comprendre comment Haas s’y inscrit.
D’abord, la photographie couleur n’a pas attendu les années 50 pour émerger, l’un des premiers procédés à avoir été popularisé datant du début du siècle. Il s’agit des autochromes, dont le brevet est déposé en 1903 par les frères Lumière. C’est un procédé produisant des positifs couleurs sur une plaque de verre, et qui a une particularité : il s’agit d’une mélange de fécules de pomme de terre, rendus sensibles à différentes fréquences lumineuses (rouge, vert et bleu). Une fois que l’on observe l’image, on ne voit plus les grains mais bien une image en couleur (l’œil faisant tout seul la synthèse additive des différentes couleurs, un peu comme les publicités dans la rue qui utilisent un mélange autotypique à l’impression).
Me dire que l’une des premières formes de photographie couleur a été produite grâce à des pommes de terre m’amuse énormément. Bref. Ces autochromes nous ont permis d’avoir de nombreuses images de la première guerre mondiale, comme ci-dessous.
Mais comme le développement était relativement casse pieds, on est passé à autre chose à la fin des années 40, grâce à des pellicules comme la légendaire Kodachrome. C’est d’ailleurs à cette époque que Robert Capa commence à photographier en couleur. Tous les photographes n’ont pas embrassé ce changement, Cartier-Bresson ne le trouvait pas encore abouti, et Ansel Adams, même s’il pensait la même chose, a quand même fait des essais car il considérait que la couleur était l’avenir de la photographie (voir Adams, A., . Ansel Adams in color. présent dans la bibliographie). Ainsi, entre réticences et expérimentations, la photographie couleur gagne du terrain.
C’est en 1950 qu’une percée va être effectuée, grâce à la première exposition dédiée à la photographie couleur au MoMA : All color photography (vous pouvez la revoir ici d’ailleurs). Soit 26 ans avant la première exposition solo de William Eggleston dans le même lieu (il a tout tout de suite l’air moins précurseur d’un coup). L’exposition présente 85 photographes différents, dont des pointures comme (et c’est le moment de dérouler la liste) : Ansel Adams, Richard Avedon, Erwin Blumenfield, Robert Capa, Harry Callahan, Walker Evans, Elliott Erwitt, Philippe Halsman, H. P. Horst, Paul Outerbridge, Irving Penn, Paul Strand, Ralph Steiner, et Edward Weston.
Il s’agit de la première d’une série d’expositions de photographies en couleurs planifiée par Edward Steichen, directeur du département de la photographie du Musée. L’exposition présente un contenu varié autour de la photographie couleur, on y retrouve des autochromes ou encore les premiers exemples du processus de couleur directe réalisé en 1907-1908. Tous types de sujets y sont présentés, depuis des travaux de photographie documentaire jusqu’aux vues en couleur de la Terre prises depuis une fusée Navy Aerobee (exposées pour la première fois dans une exposition publique, après avoir été classées dans des dossiers confidentiels par le gouvernement des États-Unis). L’exposition présente un florilège des techniques de son temps, elle comprend des exemples de Eastman Kodachrome, Ektachrome, Aero Kodacolor et Ansco Color ; et divers procédés d’impression : Kodachrome, transfert de colorant, Carbro et Pavelle-Printon en bandes continues.
Ainsi l’exposition porte bien son nom, elle s’intéresse à tous les aspects de la photographie couleur de son temps (exception faite de la publicité, il ne faut pas déconner). Elle explore et évalue le statut de la photographie couleur en tant que moyen de création. Avec une seule question en tête : s’agit-il d’un nouveau support pour l’artiste ou d’un moyen de compléter ou d’élargir les acquis reconnus de la photographie en noir et blanc ? De cette exposition, son auteur dira :
Pour les millions d’amateurs qui glissent des pellicules couleur dans leurs appareils plutôt que du noir et blanc, la mise en couleur éclatante de leurs instantanés est un gage d’intérêt et de plaisir.
Pour les professionnels, avec leurs compétences techniques presque incroyables, la couleur a ouvert de nouvelles portes et de nouveaux canaux pour la présentation et la vente de toutes sortes de marchandises.
Pour les artistes créatifs, amateurs ou professionnels, la mise en avant et l’élaboration de valeurs précédemment explorées en noir et blanc dans la photographie documentaire naturaliste est clairement démontrée. (…)
Dans toute tentative d’évaluer le statut actuel de la photographie couleur, il faut reconnaître que la couleur a été introduite dans les films ainsi que dans les images fixes après leur établissement et leur acceptation intégrale en noir et blanc (….). La couleur fait partie intégrante de tous les autres arts visuels depuis le début. La question se pose, si Daguerre avait inventé la photographie couleur moderne en 1838, la photographie ne présenterait-elle pas aujourd’hui un tableau complètement différent?
Cette exposition pose plus de questions qu’elle n’y répond car, malgré de belles réalisations individuelles et de riches promesses, la photographie couleur en tant que support pour l’artiste est toujours une énigme.
Edward Steichen
Il n’y a que vous et votre appareil photo. Les limites de votre photographie sont en vous-même, car ce que nous voyons est ce que nous sommes.
Ernst Haas
C’est dans ce contexte que Haas se mettra à photographier en couleur. La technique existe déjà, elle est employée dans toutes les branches de la photographie, mais pas encore clairement reconnue. L’accueil est plutôt timide.
Comme nous l’avons vu, après s’être installé aux États-Unis Haas commence à travailler pour des grands magazines comme Vogue et surtout Life. C’est là que le tournant arrive, the decisive moment on pourrait presque dire. En 1953, Life lui commande un reportage sur New-York, qu’il réalise en couleur. Pour l’époque, c’est une très grosse nouveauté, c’est le plus gros reportage couleur jamais publié par Life (24 pages sur 2 numéros), il se nommera Images of a magic city, et sera présenté en couverture comme « Des photos en couleur transforment la grande cité en un monde nouveau et magique ».
Dans ses images, Haas accentue les premiers plans, déforme les perceptives, et produit une vision fragmentée, nerveuse, mouvante et aux reflets multiples de la ville. Il exacerbe les lignes, surfaces et matières dessinées par la couleur dans la ville. Lors de la conception du reportage, le photographe écrit à son ami, Robert Capa :
Je me suis attelé à une expérience sur la couleur à New-York (…). L’histoire est difficile à raconter. Souvent, il ne s’agit que de couleurs étalées, des détails, des murs, des abstractions, des compositions à partir de choses insignifiantes. Tu seras très étonné.
Ernst Haas à Robert Capa.
Haas continue ensuite à photographier pour le magazine, dont il est le photographe vedette. Il poursuit son travail en Afrique du Sud, à Venise ou encore à Paris (voir ci-dessus). Il développe aussi un effet de flou qui le rend célèbre et est très repris par la suite. L’instant décisif (ou prétendu comme tel) est étalé, le temps de l’image est plus long. C’est un procédé que la rédaction de Life apprécie aussi, et qu’elle présente dans d’autres portfolios.
La première exposition individuelle d’Ernst Haas au MoMA aura lieu du 21 aout au 21 octobre 1962. Y sont présentées 80 images en couleur, produites grâce au procédé du Dye Transfer (un procédé complexe et coûteux, mais très qualitatif, c’est celui qui est utilisé par Eggleston). John Szarkowski, le successeur de Steichen écrit au sujet de l’exposition :
La couleur dans la photographie en couleurs est souvent apparue comme un écran décoratif hors de propos entre le spectateur et le sujet de l’image. Ernst Haas a résolu ce conflit en faisant de la sensation de la couleur elle-même le sujet de son œuvre. Aucun photographe n’avait travaillé avec autant de succès à exprimer la joie pure, physique, de voir.
John Szarkowski
L’exposition est un succès et elle est plébiscitée par la presse, notamment par le New-York Times :
Il se pourrait bien que l’exposition soit la première à indiquer pleinement l’énorme potentiel du médium couleur lorsqu’il est utilisé avec imagination et habileté, et que le photographe et le tireur forment une équipe de haut niveau, comme c’est le cas ici.
Jacob Deschin pour le New-York Times.
Par la suite, Haas continue les expositions et s’installe petit à petit comme un des maîtres de la photographie couleur, du mouvement, et des grands paysages. Il est très actif afin de financer des projets personnels, et dirige même l’Agence Magnum en 1960 (qu’il quitte un an plus tard, ça n’a pas dû bien se passer…).
Une difficile postérité
Le meilleur objectif grand-angulaire ? Deux pas en arrière. Rechercher le « oh-ha ».
Ernst Haas
Et c’est là que l’on sent toute l’injustice de l’histoire. Elle a retenu William Eggleston comme grand pionnier de la photographie couleur, alors que son exposition solo au MoMA a eu lieu 14 ans après celle d’Ernst Haas (qui n’est même pas cité comme une de ses influences) et qu’elle a reçu des critiques très négatives. Le New-York Times l’a surnommé « l’exposition la plus détestée de l’année » et Hilton Kramer, un critique en a dit qu’elle était « parfaitement mauvaise, peut-être … parfaitement ennuyeuse, certainement ». Les critiques à un instant donné ne définissent pas la postérité d’un artiste, par définition ce qui est novateur peut choquer, déranger, car on n’y a jamais été confronté. Ernst Haas avait toutes les cartes en main pour passer pleinement à la postérité : un statut de précurseur, la reconnaissance critique, celle de ses pairs et des cercles d’amateurs, mais ça ne sera pas suffisant.
En réalité, même s’il est admiré par bon nombre de connaisseurs, il est au final très peu reconnu dans le monde de la photographie d’art (qui aux États-Unis se compose principalement des musées, galeries et des collections universitaires), et cela malgré sa consécration par le MoMA. Le symbolisme et le lyrisme de ses images sont critiqués ou perçus comme kitsch et décalés par rapport à l’avant-garde (qui à l’époque était principalement centrée sur l’art conceptuel). Aussi, sa vision des États-Unis n’est pas vraiment en raccord avec celle des grands noms de la photographie qui émergent à l’époque, Robert Frank et William Klein. Il a peu d’affinités avec eux, qui ont une vision assez critique du pays. Ernst Haas a connu la guerre et les nazis, il aime profondément les États-Unis qui lui ont permis de réaliser sa carrière, et cela se ressent dans ses images.
Ainsi, si quelques-unes de ses images restent iconiques, l’essentiel de son travail est relativement peu vu et montré, que ça soit dans les livres d’histoire de la photographie, les expositions rétrospectives et compagnie. Je peux en témoigner, j’en ai lu et vu un sacré paquet, pourtant j’ai mis du temps avant de me rendre compte du rôle essentiel qu’il avait joué.
Ernst Haas fait partie de la première génération de photographes à avoir photographié en couleur. Après lui, la couleur se banalise, et les débats sans fin autour d’elle n’ont plus lieu d’être (« Couleur VS Noir et Blanc », c’était un peu le « Hybride VS Reflex » de l’époque, beaucoup d’onanisme pour peu d’impact concret). Cette première génération de photographes à avoir utilisé la couleur (dont Saul Leiter fait aussi partie) l’a utilisée pour elle-même, de façon personnelle et expressive. Il s’agissait de se rapprocher de la peinture, de se dégager de la réalité, la couleur étant le sujet. Dans ce sens, je trouve une certaine proximité avec le travail, beaucoup plus récent, d’Harry Gruyaert, qui est très inspiré par la peinture flamande.
Dans un second temps, la « new color generation » (la nouvelle génération de la couleur) débarque, et l’usage n’est plus le même. La couleur devient un moyen de montrer la réalité contemporaine, d’y coller au plus près, même si celle-ci n’est pas intéressante. Outre Eggleston, c’est l’usage qu’en ont eu des photographes comme Stephen Shore, ou encore Joël Meyerowitz à ses débuts.
Au final, c’est assez amusant pour moi de découvrir Haas maintenant, c’est une sorte « d’influence inconnue ». Car même si je tire mon goût pour le banal d’Eggleston (on va l’appeler juste « Bill » dans les prochains articles), dans l’usage actuel que j’ai de la couleur, je me sens un peu plus proche d’Haas. Notamment pour le projet InColors où elle était le sujet principal. Influencer mêmes les photographes qui ne nous connaissent pas, ce n’est pas ça, mériter une belle place dans l’histoire de la photographie ?
Finissons sur cette citation, que nous devrions tous garder dans un coin de notre tête :
Cela ne m’intéresse pas de photographier de nouvelles choses – c’est en voir de nouvelles qui m’intéresse.
Ersnt Haas
Conclusion
Je parle assez peu du processus d’écriture derrière le Blog (à part ici : La règle du Game). Vous vous en doutez sans doute, ce que vous lisez en quelques dizaines de minutes me prend souvent plusieurs heures de travail en amont, rien qu’en lecture et en préparation du plan. Mais pour cet article, je trouvais ça intéressant de revenir un peu dessus.
J’ai entamé le brouillon de cet article en janvier 2018 pour enfin le publier en décembre de la même année. Je l’ai commencé, réécrit, abandonné, réécrit, jusqu’à trouver une dynamique claire qui me plaise et mérite d’être lue par mes petits lecteurs chéris. C’est clairement un record dans l’histoire du Blog. En fait, j’ai très longtemps été embêté par le fait qu’il est compliqué (comme je l’avais fait pour l’article sur Louis Faurer de se concentrer uniquement sur la photographie de Haas, car sans l’éclairage extérieur amené par le contexte, on ne peut pas vraiment en saisir tout le sens. C’est peut-être ça qui a pêché dans son passage à la postérité : une œuvre trop regardée pour elle-même et pas assez considérée comme une pièce, unique mais essentielle du puzzle, de l’histoire de la photographie.
Prenez soin de vous, et prenez des photos.
Pour aller plus loin :
- Vous pouvez retrouver toutes ces expositions au MoMA ici, c’est rare d’avoir ce genre de sources, profitons-en.
- La vidéo (en anglais) ci-dessous est très intéressante. A regarder, ainsi que celle que j’ai produite sur le sujet ou celle de Jonathan Bertin.
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