Le sujet de cet article (la façon d’analyser et de comprendre les photographies – l’art de voir) est venu lors d’une discussion à propos des Seascapes d’Hiroshi Sugimoto avec un lecteur du blog (le plus fidèle d’entre tous !). Il a déclaré : « Je ne comprends pas l’intérêt. Mais je t’assure que j’aimerais« et « C’est juste de l’eau. Moi aussi je peux le faire en 2 min ». Et ça m’a fait pas mal cogiter1, parce qu’il y a plein d’idées derrière ça. Du coup, on va essayer d’en faire un peu le tour, même si ça risque de partir dans tous les sens.
Comment juger l’art ?
Il s’agit encore d’un sujet sans fin2, que ces quelques mots lâchés sur le web n’ont pas la prétention de conclure. Cependant on peut distinguer 5 points essentiels à analyser avant de décider si une œuvre d’art (dans le cas présent une photographie) mérite la poubelle ou l’accrochage. Oui, ne faisons pas les choses à moitié. Pour s’en souvenir c’est facile : I.R.E.C.O., soit : intention, réalisation, expérimentation, cohérence, originalité.
Notez bien que chacun de ces critères est autant un outil d’analyse, qu’un moyen de construire sa production.
Intention
L’intention, c’est facile, c’est l’idée de départ et le mieux c’est quand même d’en avoir une (c’était le sujet de cet article). Quand vous analysez une photographie, vous sentez très vite si l’auteur avait un propos en tête ou non. C’est tout simplement son projet, son discours, que vous devez percevoir.
Gerhard Richter est un photographe allemand. Il a commencé son Atlas en 1961, un ensemble de photographies regroupées en tableaux. Celui-ci est le 327 consacré aux nuages qu’il considérait comme des peintures abstraites. Ces images, apparemment prises au hasard, ont été choisies pour leur aspect vaporeux. On y voit le passage du temps, que vous lisiez le tableau horizontalement ou verticalement, on passe de la tempête aux éclaircies (mais sans qu’une vraie chronologie se dégage). Malgré son apparente simplicité, ce tableau est construit, réfléchit et fait sens.
Réalisation
La réalisation, c’est la mise en image de l’idée de départ. Cela concerne tant la technique que la composition. Car, si c’est bien d’avoir l’idée du siècle, encore faut-il la rendre correctement : si c’est pour finir avec de la clarté négative et un vignettage blanc, où le sujet n’est pas visible sur l’image, on en conviendra c’est moyen. Sauf si parodier le mauvais goût est votre intention, là why not (cf. Martin Parr).
Quand on aborde la réalisation, difficile de passer à côté des photographes issus de l’Ecole de Düsseldorf fondée par Bernd et Hilla Becher (j’ai résisté fortement à l’idée de vous parler d’Andreas Gurksy pour la 14e fois). Candida Höfer est issue de cette école, elle s’intéresse à l’espace public (notamment les bâtiments dédiés à la culture et à l’éducation, comme les musées, les bibliothèques, ou les théâtres). La réalisation de ces images est d’une propreté époustouflante, on y sent une grande rigueur et maîtrise du sujet comme du médium photographique. Si son intention est de mettre en valeur ces lieux, c’est tout à fait réussi.
Expérimentation
L’expérimentation est un peu difficile à définir. C’est un concept différent de l’originalité, et à mon sens assez lié à la technique. Vulgairement on pourrait dire que c’est ce qui se passe quand vous vous dites « tiens, je vais faire ça comme ça, on verra ce que ça donne » (je caricature beaucoup). L’expérimentation c’est faire avancer la technique et les pratiques, avec des essais.
J’aurais pu vous parler des solarisations (le fait de ré-exposer les épreuves photographiques) de Man Ray, mais j’avais envie d’un exemple moins classique, on va donc s’intéresser à Ed Ruscha. En 1966, pour faire ces images Ed Ruscha a chargé un film 35 mm dans son Nikon F2 motorisé, a accroché le tout sur le plateau de son pick-up et a photographié ce boulevard de Los Angeles. On y voit le début de l’étalement urbain de la ville, ainsi que la culture de l’automobile typiquement américaine. Les raccords ne sont pas toujours exacts, ce qui donne à l’image (aux images?) un air de travail en cours de production que j’aime beaucoup. Ruscha déniait l’aspect artistique de ces images, qu’il vendait simplement pour 3$. Voilà, l’expérimentation, c’est ça.
Cohérence
A l’inverse du point précédent, la cohérence est très simple à expliquer. Il s’agit d’analyser la place d’une image dans la production globale. Par exemple, j’ai de très bonnes images que je ne publierai jamais, parce qu’elles ne trouveraient pas leur place dans le corpus et donneraient un aspect fouillis à l’ensemble. Mon sujet de prédilection reste le milieu urbain, j’essaie de m’y tenir. Sinon, on passe du coq à l’âne comme dans une partie fine à la ferme et on ne comprend plus rien.
Cindy Sherman est un pilier de la photographie contemporaine. Son œuvre a été l’objet de nombreux ouvrages, expositions et études. Ce qui l’amuse d’ailleurs beaucoup, de nombreuses analyses décrivant le contenu de ses images mentionnent des choses auxquelles elle-même n’avait pas pensé (selon elle). Elle est principalement connue pour sa série sur le cinéma (Sans titre, Image de film), qu’elle a travaillée de 1977 à 1980. Elle y incarne des personnages typiques de films. La variété des rôles jouées par Sherman dans cette série suggère que la féminité est une construction culturelle fondée sur la représentation. Elle a par la suite continué à travailler sur d’autres thèmes, toujours en se mettant en scène. Chaque image de son travail s’intègre parfaitement au tout grâce à cet élément commun. Pour l’anecdote, c’est aussi une des photographes les plus chères de l’histoire (Sans titre #96 a été vendu 3.89 millions de dollars en 2011). Comme quoi, la cohérence dans le travail, ça paie.
PS : la cohérence peut se construire autour d'un projet, d'un style, ou de n'importe quel aspect de la photographie qui vous correspond.
Originalité
L’originalité va faire une grande partie de l’intérêt de votre travail, la copie n’en ayant que peu. On pourrait imaginer qu’il est difficile d’être original après plusieurs siècles de peinture et 150 ans de photographie, mais il n’en est rien. L’originalité vous l’avez déjà, personne n’a eu le même vécu, n’a commencé la photographie pour les mêmes raisons, ni n’a le même style ou sujet de prédilection. Il suffit juste de se poser un peu, d’analyser son travail passé et ses envies, et hop hop hop, on trouve sa voie. Donc, logiquement, les couchés de soleil à la mer, au trépied et à f/16, perdent tout leur intérêt quand on s’intéresse à ce critère.
Et pour parler d’originalité, rien de mieux qu’un photographe ayant lancé une polémique sur la sienne. Richard Prince, un photographe américain, est connu pour ses réappropriations. Sa série Cow-boys, commencée à 1980 consiste à photographier des publicités Marlboro/Philippe Morris avec un cadrage qui en enlève le contexte. Ainsi, ces images accèdent au statut d’œuvre d’art, et deviennent des représentations de la masculinité et de la liberté (avec un petit clin d’œil à Reagan, président états-unien de l’époque qui portait des Stetson en public). En agissant ainsi Prince nie l’importance de la paternité d’une œuvre.
Alors Prince, original ou non ?
Du thème à la vision
En combinant tous ces éléments, vous créez une vision qui vous est propre, à partir d’un thème. J’avais lu une citation qui résume bien ce concept :
« On peut me voler mon thème, mais pas ma vision ».3
« Moi aussi je peux le faire »
Ainsi, dire « moi aussi je peux le faire » c’est s’imaginer pouvoir s’approprier tous les éléments du processus de création de l’auteur, son vécu, son cheminement, son projet, sa vision, ce qui est fondamentalement impossible. Vous pouvez toujours réaliser la même image qu’un autre photographe, techniquement peu de choses sont irréalisables, mais cela ne sera pas original, l’intention n’aura rien de très intéressant, et il est difficile de bâtir une production cohérente sur la simple copie/imitation. Même William Eggleston a abandonné, lui qui souhaitait créer de « parfaits faux Cartier-Bresson » à ses débuts, c’est dire…
Plus largement, il n’est pas pertinent de juger une production par rapport à vos propres projets et capacités. C’est la démarche de l’auteur et son propos qui doivent être analysés. Sinon, un excellent photographe trouverait vite tout ennuyeux, ce qui est assez dommage.
Conclusion
L’art de voir, c’est la capacité à analyser et comprendre le travail des autres. Mais ces usages peuvent très bien s’appliquer à notre propre pratique. Là se situe toute la difficulté à progresser et à avoir une production intéressante en photographie : sans cesse apprendre à voir.
Ps : cet article existe aussi en vidéo
- Je ne lui jette pas la pierre du tout pour cette remarque, au contraire, j’adore qu’on me fasse cogiter. ↩︎
- Laurent Breillat a écrit un article très intéressant sur le sujet sur son blog. Bien que je le trouve un peu mou du genou sur certains points. Il ménage ses élèves/lecteurs, mais bon, parfois il faut dire les choses : quand c’est mauvais, c’est mauvais. ↩︎
- La citation provient d’un des photographes témoignant dans La photographie contemporaine par ceux qui la font présent dans la bibliographie. Bien que je ne me souvienne plus duquel. Promis, si je la retrouve, je mets l’article à jour. ↩︎
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