Pour cet article, j’ai longtemps hésité sur le titre. Non pas que j’aie des réticences à mettre des coups de pied au derrière (c’est presque devenu mon fonds de commerce) mais je pensais en faire un article de la série « Comment détester malin » (cf. Comment détester malin : tous nos conseils et astuces et Comment détester malin – Reloaded). Le fait est, que la plupart du temps, ceux-ci abordent des sujets assez variés dans la pratique et l’approche de la photographie. Or, celui-ci étant centré sur un seul et même sujet : Ce qui vous empêche d’avancer en photographie, j’ai préféré en faire un billet à part. Quand au titre, plusieurs idées me sont passées par l’esprit,un billet féministe sur la photographie). J’ai opté pour la solution la plus simple, celle qui vous a amenés ici. Ainsi, nous allons faire un petit tour de choses les plus bloquantes concernant votre progression en photographie.
Ps : La photographie de couverture est une mise en scène d'Hannah Starkey. La femme blonde fait donc semblant de bouder, en réalité tout va bien dans le meilleur des mondes. Vous voyez le rapport avec l'article ?
Sérieusement, c’était quoi ça ? Dans cette vidéo, Sylvain critique/analyse les photographie de ses tippeurs (de l’anglais tips, le pourboire, soit les gens qui soutiennent financièrement sa chaîne YouTube). Je ne remets pas en cause la bienveillance de l’auteur, ni le souhait profond de ses lecteurs de progresser.
Mais dans la mécanique du truc, il y a quelque chose qui me dérange profondément. Sylvain dit lui-même ne pas être un artiste (cf. cette vidéo et l’ironique « Je ne suis pas quelqu’un de visuel en fait » qu’elle contient), et se concentre principalement sur des tests de matériel la plupart du temps. Ce n’est pas ma tasse de thé, certes, mais je peux comprendre que dans le creux de la vie et l’absence de propos à développer on se passionne pour des boutons et des molettes. C’est là que ça coince, que l’on ait envie de soutenir un contenu qui nous plaît, soit, mais c’est quoi l’intérêt de la critique venant de quelqu’un n’y connaissant visiblement pas grand chose ? On assiste donc à 53 minutes de photographies vues et revues à nous donner la nausée (photographies que j’aurais presque envie de qualifier de « populaires », dans les deux sens du termes, celles faites par le commun et celles qui plaisent, notamment sur les réseaux sociaux), où l’essentiel des critiques portent sur des détails techniques qui n’ont jamais été décisives dans aucune œuvre (« plus de vitesse, moins d’ISO, un peu de mayo, moins de sel« ), sans qu’à aucun moment quelqu’un lève la main pour dire « Nan, mais en fait, c’est chiant, il faut s’arrêter là les gars ! ». On est typiquement dans la caverne de Platon, où le type tout en bas de la cave demande des conseils à celui qui est quelques mètres au dessus. Un monde clos, qui tourne en rond sans le savoir.
Dans la vraie vie, dans une véritable lecture de portfolio tenue par quelqu’un d’expert et dont c’est le métier, on dirait gentiment à chacun des photographes présentés d’aller s’acheter une personnalité, ou d’ouvrir un autre livre que le manuel de son appareil.
L’objectif de ce paragraphe n’est pas de dire qu’untel est meilleur qu’untel, ou du moins n’en retenez pas ça. L’idée c’est de vous pousser à aller voir ailleurs, à sortir de la caverne. I
Ah, vous la sentez la petite phrase que personne n’a envie d’entendre ? Tous les goûts ne se valent pas. En clair, votre avis vaut très probablement moins que le mien (sinon vous ne seriez probablement pas là à me lire, vous n’en tireriez aucun intérêt), le mien vaut moins que celui de Roland Barthes ou que Vilèm Flusser (sinon je ne me serais pas embêté à les lire), et ainsi de suite jusqu’à Joël Meyerowitz. A la fin, c’est toujours Joël Meyerowitz qui a la bonne réponse. Le problème, c’est que 99% des internautes n’en sont pas conscients. Il n’est plus nécessaire de savoir pour parler, d’autant plus dans le monde de l’art où l’on se drape si facilement du tant facile que stupide « Nan mais c’est de l’art, c’est une émotion et donc chacun a son avis et le mien est aussi valable ». C’est très bien résumé par l’écrivain Umberto Eco :
Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. C’est l’invasion des imbéciles.
Umberto Eco
, ce qui m’évitera aussi d’en retaper tout le contenu, ce qui n’est pas une mince économie de temps.
Tout d’abord, et vous me connaissez pour mon goût pour cela, on va revenir à la base.
Ps
Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain , de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance et commencer tout nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences.
René « Motherfuckin’ »Descartes
, et que Socrate résumait si bien par la maxime :
En fait, on ne peut pas en vouloir à une partie de l’audience d’Apprendre-la-Photo (ALP), d’avoir réagi ainsi. Et pour comprendre pourquoi c’est normal, il va nous falloir nous plonger, non pas dans la philosophie (ne craignez rien) mais dans la psychologie. Le biais cognitif en question est l’effet de surconfiance, ou effet Dunning-Kruger. A cause de lui, les personnes les moins qualifiées dans un domaine surestiment leur compétence, ici en l’occurrence ce sont les jeunes photographes (parce que oui, en toute logique, un site qui s’appelle « Apprendre la photo » s’adresse en priorité aux débutants). Les psychologues Dunning et Kruger attribuent ce biais à une difficulté méta-cognitive des personnes non qualifiées qui les empêche de reconnaître exactement leur incompétence et d’évaluer leurs réelles capacités. Cette étude montre aussi les effets corollaires de ce biais : les personnes les plus qualifiées auraient tendance à sous-estimer leur niveau de compétence et penseraient à tort que des tâches faciles pour elles le sont aussi pour les autres. On peut résumer cet effet avec le graphique ci-dessous :
De plus, Dunning et Kruger ont noté que plusieurs autres études antérieures suggéraient que dans des compétences diverses, comme la compréhension de texte, la conduite d’un véhicule, les échecs ou le tennis, « l’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance » (pour reprendre la citation de Charles Darwin). De part leurs études et leurs expériences, ils ont constatés que :
- La personne incompétente tend à surestimer son niveau de compétence,
- La personne incompétente ne parvient pas à reconnaître la compétence de ceux qui la possèdent véritablement,
- La personne incompétente ne parvient pas à se rendre compte de son degré d’incompétence,
- Si une formation de ces personnes mène à une amélioration significative de leur compétence, elles pourront alors reconnaître et accepter leurs lacunes antérieures. Ce qui est tout le travail d’ALP.
Le premier point n’est pas le plus gênant, car surestimer son niveau de compétence a quelque chose de motivant et qui pousse à poursuivre l’effort d’apprentissage. Si un jeune guitariste se rend compte d’à quel point il est mauvais, il risque d’être découragé et d’arrêter sa pratique. D’une certaine façon, le fait de ne pas s’en rendre compte l’aide.
Ainsi, concrètement, une fois passé ce cap du débutant (par lequel on passe tous hein, soyons honnête : j’ai pensé être un génie en photographiant des fleurs en gros plan un jour), il vous reste 2 options :
- Ne pas progresser et plonger dans le relativisme pour vous parer de toute critiques/mise en danger. Et penser en permanence « ne pas être mauvais », malgré votre niveau de compétence réel.
- Progresser et accepter vos lacunes mais toujours penser que vous êtes plus nul que ce que vous êtes vraiment (surtout en ayant connaissance de l’ampleur de la tâche devant vous, et de l’immensité de ceux qui vous précèdent). Si vous venez d’arriver dans cette deuxième équipe, bienvenue dans mon monde.
Quelque part, j’ai envie de vous dire : bénissez cette nullité, embrassez-là. Renoncez au relativisme et acceptez-la. Le faire
La page blanche, c’est le problème numéro un de tous les photographes et certains vont tout faire pour éviter de se retrouver le nez face à elle. On pourrait formuler toute l’importance de ce sujet avec cette simple question : « Dans 50 ans, vos petits-enfants vont ouvrir une boite dans le grenier, elle contient toutes vos archives photographiques. Que verrons-t-ils ? »
Tout ce qui ne participe pas à vous aider à répondre à cette question est inutile et dispensable, bon à jeter. Vous pouvez aligner les excuses du type « Je n’ai pas le bon matériel« , « Je n’ai pas assez de moyens financiers pour faire ce que je veux« , « là où je vis c’est nul » « Je n’ai pas le temps« , vous ne faites que vous cacher derrière votre petit doigt pour ne pas avoir à répondre à la question ci-dessus, pour ne pas vous livrer à travers la photographie. Toutes ces excuses n’ont absolument aucun sens. On vérifie ?
Martin Parr a fait la plupart de ses photographies avec un vieux reflex à la qualité discutable et avec un flash cobra. D’ailleurs, vu l’esthétique de ses images, un smartphone (si ça avait existé à l’époque) aurait été suffisant. Le matériel, on s’en fout.
Il n’y a pas besoin de moyens financiers conséquents pour produire une œuvre marquante, il serait aberrant de penser le contraire. Helen Levitt a fait un livre de photographies prises dans le métro (selon votre lieu d’habitation, son accès vous coûtera entre 1 et 2€).
Il n’y a pas non plus besoin de beaucoup de temps. Déjà, utilisez le vôtre à bon escient, arrêtez d’en perdre pour des choses qui ne vous sont pas importantes ou utiles sur le long terme (moins de séries et de télévision, et plus de photographie par exemple). Ensuite, utilisez au mieux celui qu’il vous reste : Gus Powell, après avoir découvert que le poète Frank O’Hara avait rédigé ses Lunch Poems sur sa pause déjeuner en 1964, décida de faire pareil et partit photographier tous les midis. Vous faites quoi vous le midi ?
Où vous habitez n’a aucune importance, la seule limite c’est celle que vous avez en tête. Gillian Wearing a demandé à des passants de noter ce qu’ils voulaient dire sur un morceau de papier (et non pas ce qu’on attendrait d’eux), puis elle les photographie avec. Peu importe où vous êtes, des idées qui ne nécessitent qu’un peu de jugeote et de motivation, il y en a plein.
Sur ce Blog, je défends une ligne : partez de vous, et montez des projets photographiques pour vous exprimer. Simple, basique. Chaque année, j’ai toujours un ou deux mails de lecteurs qui me disent ne pas vouloir faire ça, et préférer se laisser aller, ne pas réfléchir à construire leur photographie mais laisser faire. En dehors de l’aspect de recherche de validation extérieure qui se cache entre les lignes, il y a deux explications possibles à cette approche :
- La flemme et l’absence d’envie de travailler
- Le manque de propos à développer
Dans les deux cas, la réponse sera la même : il va falloir passer outre et s’y mettre. Dit autrement : arrêtez de vous plaindre, de cherchez des excuses, et sortez-vous les doigts de votre fondement. Répondre à la question que j’ai posée, remplir votre page blanche, c’est le seul sujet qui mérite votre temps.
Et si vous cherchez savoir si vous avez réussi à vous trouver en photographie, j’ai une astuce toute simple pour vous : ne soyez pas interchangeable. Personne ne confondra les photographies de Gillian Wearing avec celles de Martin Parr. Tant que l’on peut échanger ce que vous faites avec ce que fait votre voisin, c’est que vous êtes dans la répétition de ce que vous pensez que l’on attend de vous, mais pas encore dans une photographie personnelle. C’est avec cette grille de lecture, que l’on peut aisément dire que 90% de ce qui traîne sur les réseaux sociaux photographiques (Flickr, 500px, Instagram & cie) est bon pour la poubelle, car répétitif et vide de sens.
Conclusion
Dans cet article, j’ai fait preuve d’honnêteté (voire même d’honnêteté radicale), car je suis convaincu que personne ne gagne à être gentiment ménagé. Ni vous, ni moi. Et il n’y a pas de raisons que la conclusion ne soit pas empreinte de la même teinte, donc je vais vous dire une dernière chose pour la route : vous n’y arriverez pas tous. Je précise : parmi l’ensemble des personnes pratiquant la photographie, il y a celles qui aspirent à produire quelque chose de marquant et les autres, celles qui font ça comme un loisir, sans s’y investir beaucoup. Il n’est pas question ici de cette deuxième catégorie (d’ailleurs il n’y a pas de jugement de valeur entre les deux, la photographie est un art versatile qui se plie bien volontiers à toutes les formes d’aspiration que l’on y place), mais seulement de la première. Ce que je dis ici, c’est que dans l’ensemble des gens qui aspirent à plus, qui ont le potentiel d’y arriver, tous n’y arriveront pas, et essentiellement à cause des points que j’ai soulevés tout au long de ce billet : rester enfermé dans un microcosme, refuser de voir ses lacunes, fuir sa page blanche, et c’est l’échec assuré.
Point d’élitisme ici, si la pluie avec lequel je vous ai arrosés aujourd’hui vous semble vitriolée, sachez qu’elle est lancée avec bienveillance et un peu d’espoir. Vous pouvez sûrement faire mieux que ce que vous faites actuellement, allez plus loin. Bougez-vous et faites le.
Ps : la version vidéo de l'article, ci-dessous.
Pendant l’écriture de ce billet, j’ai principalement écouté cette playlist :
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