Introduction
Clairement, concernant la photographie, s’il y a bien une source de satisfaction qui est intarissable (en dehors de la pratique en elle-même et de l’appréciation de ses résultats) c’est de glisser un bon livre fraîchement acquis dans un des rayons de ma bibliothèque. D’ailleurs, je n’en ai jamais parlé ici, mais je suis un peu toc-toc avec le classement de mes livres. Je trouve que les classement alphabétiques et par taille sont de l’ordre de l’hérésie, et j’ai donc mis au point un classement chrono-thématique dont je suis assez fier, et qui satisfait entièrement ma soif d’ordre et de rigueur. Si toi aussi t’es un peu toc-toc, tape dans tes mains avec moi :
En revanche, s’il y a bien quelque-chose que j’ai dit et redit, au point que tout à un air de déjà vu au moment de taper ces mots sur le clavier : les livres sont le cheat-code de la photographie. C’est pour ça que je vous casse si régulièrement les pieds avec eux. Peu importe le genre photographique que vous pratiquez (on est tous copains, ou presque), vous pouvez bénéficier de l’expérience de dizaines de personnes qui se sont penchées sur le sujet avant vous. Les livres photo ne se périment jamais, ils sont beaux dans la bibliothèque et sont de vraies œuvres à part entière.
D’ailleurs, avant de démarrer le sujet du jour (un peu de patience mes braves), je vais faire une petite piqûre de rappel. Soit pour les nouveaux arrivants, soit pour ceux qui dormaient au fond de la salle lors des épisodes précédents. J’ai donc parlé des livres photo dans ces articles :
- 5 livres photo à lire cette année (2018)
- 5 livres à lire cette année (2017)
- 5 Photo Poche au top à emporter à la plage
- Les 5 meilleurs livres photo de tous les temps, putain !
- C’est quoi un bon livre photo ?
Ceci étant posé, nous allons donc nous intéresser un peu plus à notre sujet du jour : les mastodontes. Parce que oui, si j’ai écrit un article sur les livres que l’on peut emmener à la plage, dans ce billet, on va clairement s’intéresser à l’inverse : les livres énormes, que l’on peut à peine sortir de la bibliothèque, que l’on déteste à chaque déménagement, mais que l’on est content de retrouver si l’on a un truc à compenser. On va donc parler de monstres, de livres souvent coûteux (sauf le dernier, restez jusqu’au bout #teaser), ceux où l’éditeur s’est dit « le travail est incroyable, on va le mettre en avant, peu importe la place que ça prend ou le prix ».
3 petites notes avant de démarrer la sélection :
- Je ne conseille que ce que j’ai lu (et que souvent je possède), sinon je ferai un bien piètre critique. Quoiqu’il en soit, si j’en avais l’espace et la bourse, il y aurait sûrement quelques format « SUMO » de Taschen dans ma bibliothèque et donc dans cet article. Ces livres coûtent plusieurs milliers (voir dizaine de milliers) d’euros, et sont parfois fournis avec un meuble pour les lire. Comme ci-dessus. On ne les emmène définitivement pas à la plage. Enfin, sauf si on possède aussi la plage.
- Genesis de Salgado (aucun rapport avec le groupe) et Images à la sauvette de Cartier-Bresson auraient eu leurs place dans cet article. Mais je me suis déjà penché sur eux et je préférais me limiter à 5 livres.
- Tous les livres que je conseille, dont je parle sur le Blog/dans les vidéos et sur lesquels je m’appuie pour rédiger l’intégralité de mon contenu sont listés dans la bibliographie. Je la mets à jour très régulièrement (à chaque achat/lecture, je vous ai dit que j’étais toc-toc avec ça), donc pensez à la garder dans un coin.
Gregory Crewdson
Gregory Crewdson est un photographe américain, né dans le quartier de Park Slope à Brooklyn, à New York. Son père, un psychanalyste, donnait ses consultations au sous-sol du domicile familial, ce qui a beaucoup influencé son travail. Il admet avoir tenté, étant enfant, de surprendre ses conversations avec des patients.
Mon père était un psychanalyste et je pense que ce fait a eu une grande influence sur mon développement en tant qu’artiste. Essayer de chercher sous la surface des choses un sens inattendu, du mystère.
Gregory Crewdson
Il commence à expérimenter avec la photographie au Purchase College de l’Université d’État de New York, sans prendre cela au sérieux, il n’y voit là qu’un moyen de créer. Petit à petit il gagne la reconnaissance de son école, et y développe son intérêt pour l’art. Il obtient son diplôme de premier cycle et fréquente ensuite l’université de Yale d’où il sort avec une maîtrise en beaux-arts. Sa thèse de doctorat illustre la vie quotidienne à travers le portrait de Lee, habitants du Massachusetts, le même endroit qui a inspiré sa première série, Natural Wonder, réalisée de 1992 à 1997.
Crewdson est désormais connu pour ses images mélancoliques, dramatiques et très picturales de petites villes américaines, il présente à travers son œuvre une vision de la vie à la fois familière et étrange, qui n’est pas sans rappeler l’univers artistique d’Edward Hopper (pour le côté intérieur/extérieur) ou du cinéaste David Lynch.
Le livre dont il est question ici rassemble pour la première fois et dans leur intégralité (ce qui est plutôt cool, d’habitude les livres rétrospectifs n’en montrent que des extraits) les huit séries du plus cinématographique des photographes contemporains, des photos méconnues en noir et blanc de Fireflies aux chefs-d’œuvre plus récents tels que Beneath the Roses et Sanctuary. Le livre est aussi accompagnés de textes qui illustrent la pratique de Crewdson, avec des témoignages de Jonatham Lethem, des textes de Nancy Spector et de Melissa Harris, des entretiens avec les principaux collaborateurs de l’artiste.
Les quarante photographies qui composent [Twilight] ont toutes été prises au crépuscule, durant ce moment liminal entre chien et loup. C’est ce que j’ai toujours appelé l’heure bleue, quand le ciel est encore lumineux mais que la terre est plongée dans la pénombre. […] Fugace, cet effet crépusculaire survient quand les bruits du jour s’éteignent progressivement et que ceux du soir – les criquets, les grillons et les chouettes – ne se font pas encore entendre. Le paysage s’immobilise sous le ciel qui s’assombrit. C’est durant cet instant de quiétude, ce temps d’arrêt élémentaire, que l’angoisse se manifeste. Twilight sonde en profondeur cet état d’agitation intérieure.
Nancy Spector, directrice adjointe du musée Guggenheim, New York
L’autre avantage du livre, avant de parler de sa forme, c’est qu’il vous plonge dans les coulisses du travail de Crewdson et pas uniquement dans sa partie créative/réflexive (le pourquoi il fait tout ça). Le travail autour de la réalisation des photographies de Crewdson est monumental, à vrai dire, je connais assez peu d’exemples similaires. La réalisation des images est digne d’un film : on repère les lieux, amène un matériel d’éclairage considérable (avec toute la logistique que ça implique), on prépare les acteurs, ensuite les photographies sont prises. Il prend parfois 50 vues à la chambre photographique, qui sont assemblées ensuite via un ordinateur, un travail titanesque, dont l’ampleur ne peut que forcer le respect. Personnellement, j’ai trouvé ça très intéressant d’être plongé là-dedans, c’est très éloigné de ma pratique, mais parfaitement enrichissant.
Que l’on soit dans l’intimité d’une scène d’intérieur ou bien face à un paysage de banlieue, on a toujours le sentiment que quelque chose cloche dans ces clichés.
NANCY SPECTOR, DIRECTRICE ADJOINTE DU MUSÉE GUGGENHEIM, NEW YORK
Maintenant que le contexte est posé, intéressons nous un peu à la bête. Le livre sur le travail de Crewdson est un sacré morceau. Il fait environ cette taille :
Ne vous laissez pas avoir par ses 32 centimètres de hauteur et sa petite taille apparente, c’est un monstre. Le livre contient près de 400 pages de beau papier, fait 5 centimètres d’épaisseur, et pèse (si j’en crois la poste) près de 5 kilos. Je pense que sa livraison a dû engendrer le décès d’au moins 3 facteurs. Il est livré dans un coffret, ce que j’apprécie, ça protège le livre, c’est classe dans la bibliothèque et ça ne prend pas la poussière.
Le grand format (et je risque de le répéter) permet d’apprécier pleinement le travail de Crewdson, et est parfaitement adapté à celui-ci. En effet, comme le montre les quelques exemples cités, ce photographe est un spécialiste de la mise en scène très détaillée, pensée, et travaillée, et il n’y a rien de tel que des images en pleine page pour apprécier toutes les subtilités de son travail.
Clairement, c’est un peu casse-pied à lire, ça n’est pas le genre de livres que l’on peut emmener dans son sac pour le lire dans les transports, mais tant la qualité de l’édition (format, papiers, mise en forme, travail d’édition graphique) que celle des projets présentées (vous avez quasiment TOUS les projets de Crewdson au complet) justifient le recours à ce format.
Le livre se présente toujours comme suit : une illustration en pleine page pour marquer la séparation entre les projets, un essai présentant le travail de l’auteur, puis, les images.
Mais le plus simple, si vous souhaitez vous faire une idée du contenu, c’est sans doute de télécharger un petit extrait du livre. Pas de panique, c’est légal, sur le site de l’éditeur, je trouve l’initiative top. Et si le contenu vous plaît, n’hésitez pas à le mettre dans votre bibliothèque, sensations garanties.
PS : Si vous avez encore des doutes sur l'ouvrage, vous pouvez consulter cette vidéo que j'ai écrite pour Apprendre la photo :
Détroit, vestiges du rêve américain
Yves Marchand et Romain Meffre sont deux photographes français (cocorico !). Depuis 2002, ils travaillent ensemble sur un sujet qui leurs tient à cœur : les ruines. Ils ont débuté leur collaboration en visitant les décombres parisiens, puis explorent les ruines belges, espagnoles, allemandes ou américaines au gré de leurs voyages et de leurs découvertes.
En visitant des ruines, nous avons toujours essayé de nous focaliser sur des édifices remarquables dont l’architecture incarne la psychologie d’une époque, d’un système, et d’en observer les métamorphoses.
Marchand & Meffre
Entre 2005 et 2009, le duo part à l’assaut des vestiges de Détroit, l’ex-capitale de l’automobile états-unienne, leur premier grand projet, ils y passeront plusieurs mois. Au début du XXe siècle, la ville de Detroit s’est développée rapidement grâce à l’industrie automobile, dans les années 50, sa population comptait presque deux millions de personnes. La ville était alors la quatrième ville des États-Unis en terme d’importance, et un symbole éclatant du rêve américain. Mais l’augmentation de la ségrégation et la désindustrialisation y ont provoqué, en 1967, l’une des émeutes les plus violentes que l’Amérique ait jamais connues, ce qui marquera définitivement la réputation de Detroit. Depuis, la ville a perdu plus de la moitié de sa population, s’est décomposée, est tombée en ruines.
Les ruines sont les symboles visibles et les repères de nos sociétés et de leur évolution. Elles sont une situation temporaire qui se produit à un moment donné, le résultat volatile d’un changement d’époque, de la chute des empires.
Marchand et MEffre
En effet, c’est bien une chute face auquel on se retrouve, longtemps après que la poussière est retombée. C’est bien ça que Marchand et Meffre y photographient : les ruines de la ville, les « movie theaters » américains, palaces de l’âge d’or d’Hollywood, les usines abandonnées, et tous ces lieux brisés par la crise financière de 2008. Certains intérieurs encore intacts témoignent de la disparition des habitants et de leur vie passée. Ces gratte-ciel en décomposition, ces théâtres, ces galeries, ces hôtels, ces églises et ces maisons sont l’équivalent des pyramides d’Égypte, du Colisée de Rome ou de l’Acropole d’Athènes : les vestiges d’une civilisation en voie de disparition.
Détroit, vestiges du rêve américain est publié aux éditions Steidl en 2010 et connaît un succès mondial. Il a une place toute particulière dans mon petit cœur : c’est un des premiers livres de photographie d’auteur/artiste que j’ai découvert en allant à la bibliothèque de mon quartier. C’était au tout début de ma pratique, j’ai eu envie de me cultiver un peu et je suis tombé sur ça : une vraie claque.
Quant à la façon de travailler, le duo suit toujours la même : ils utilisent une chambre photographique, un cadre froid et objectif. Ils fonctionnent en totale collaboration : l’un va cadrer et préparer la prise de vue, l’autre va déclencher l’image, ils sont tous les deux autant les auteurs de chaque image.
Ils prouvent à chaque projet leur persévérance et leur talent à explorer des endroits abandonnés, désertés par les populations. Véritables documents photographiques, leurs images baignent dans une atmosphère apocalyptique. Elles ont pour ambition de rendre compte et de soulever les failles de notre système moderne, en nous mettant face à ses limites, et aux conséquences de ses échecs.
PS : le premier qui me dit « c’est de l’Urbex de 500px », je l’assomme avec un livre de Serge Ramelli. On parle de deux auteurs avec une véritable démarche photographique et documentaire, ils vont beaucoup plus loin, tant sémantiquement qu’esthétiquement, que la simple application d’un code photographique bête et méchant. Notez que je n’ai rien contre l’exploration urbaine photographique quand elle fait sens et découle d’une démarche.
Parlons maintenant un peu du livre dont découle ce projet.
Le livre a été édité chez Steidl, qui est vraiment mon éditeur préféré. Ils apportent toujours un grand soin à la création des livres qu’ils produisent (tant sur le choix des papiers, toujours exceptionnels, que du graphisme) et celui-ci n’y fait pas exception. Le catalogue de Steidl fourmille de références plus tentantes les unes que les autres, et on ne se trompe jamais à acheter chez eux.
Le livre de Marchand et Meffre est grand, beau et imposant. Il est doté d’une couverture rigide en tissu imprimé, ce que personnellement j’adore. Je ne suis pas un extrémiste au point de rejeter tout le reste (comme les couvertures souples imprimées à la va-vaite et qui se rayent à la moindre manipulation), mais j’avoue quand même que ça fait son petit effet. Le livre fait 38 sur 29 centimètres, encore une belle-bête, et compte 228 pages. Il commence par un essai présentant leurs travail, puis les photographie défilent.
Encore une fois (et je pense que c’est le cas pour tous les ouvrages de cet article, donc je vais arrêter de le dire), le grand format permet d’apprécier vraiment les photographies prises par le duo. Les images prises à la chambre fourmillent de détail, et c’est plaisant de n’en rater aucun. Cette fois, je ne me souviens pas du poids (ça n’était pas noté sur le colis), mais il est aussi plutôt lourd. Je dirai que la lourdeur se situe entre un oncle bourré à un baptême pluvieux et une vanne lambda de Bigard.
Quand à la mise en page, je vous laisse la découvrir ci-dessous :
The suffering of light : thirty years of photographs
Photographiquement parlant, mon père a fait deux choses pour moi, assez importantes :
- Il m’a offert son vieux reflex, un peu en mode « tiens, ça traîne-là, prends-le« , mais quand même. Moi ça m’a permis de démarrer, et lui ça lui a évité un aller-retour à la poubelle.
- Il m’a offert ce livre d’Alex Webb, qui est sans conteste depuis devenu une de mes références favorites. Tant part le travail qu’il contient que par son format.
C’est donc de ce deuxième point qu’il va être question maintenant.
Alex Webb est un photographe américain, et est sans conteste dans le top 5 des photographes que j’idolâtre et dont je jalouse la moindre réalisation. Concernant son parcours, il a étudié l’histoire et la littérature à l’université d’Harvard et aussi la photographie au Carpenter Center for the Visual Arts. Il a commencé à travailler comme photographe professionnel en 1974 et 5 ans plus tard est devenu membre à part entière de Magnum Photos. Ce qui n’est quand même pas rien. Son travail a paru dans le New York Times Magazine, le National Geographic, le Geo Magazine et d’autres publications. Il a reçu de nombreux prix et subventions, notamment une subvention de la Fondation Hasselblad en 1998 et une bourse Guggenheim en 2007. J’aime aussi beaucoup sa philosophie et son approche de la pratique, qui transparaît dans le livre que je vais vous présenter, on pourrait la résumer comme suit :
Pour moi, tout est photographie. Vous devez sortir et explorer le monde avec un appareil photo.
Alex Webb
Principalement connu pour sont travail sur les couleurs, complexe et vibrant, en particulier d’Amérique latine et des Caraïbes, Alex Webb a publié en tout 16 livres de photographie, dont The Suffering of Light, un recueil de 30 ans de photographies couleurs. Ses livres les plus récents sont notamment La Calle: Photographs from Mexico et la collaboration Slant Rhymes avec sa femme Rebecca Norris Webb. Il a exposé dans des musées du monde entier, notamment le musée d’art américain Whitney à New York, le musée d’art High Museum of Art à Atlanta et le musée des Beaux-Arts de Boston. Ses œuvres font partie des collections du Museum of Fine Arts de Houston, du Metropolitan Museum of Art de New York et du Guggenheim Museum de New York. Bref, c’est un photographe reconnu, à la carrière florissante, et qui n’a surement pas fini de m’enchanter les pupilles.
Colors are the deeds and suffering of light.
(Les couleurs sont les actes et les souffrances de la lumière.)
Johann Wolfgang Von Goethe
Ce livre présente certaines de ses photos les plus emblématiques, prises aux quatre coins du monde. Pendant plus de trente ans, Webb a photographié partout autour du globe des lieux brûlants écrasés de soleil, moins pour évoquer le phénomène physique de la chaleur que pour insuffler à cette dernière une dimension métaphysique, en l’intégrant à sa photographie. Reconnu comme l’un des pionniers de la photographie en couleur en Amérique depuis les années 70, Webb a toujours souligné l’importance de la lumière et de la couleur dans son travail. On note donc dans ses images une préférences pour les débuts et fins de journée, moments où la lumière est la plus colorée (ce qu’il dit préférer, il photographie tôt le matin et le soir, et fait souvent autre chose dans la journée, comme la sieste, ou une partie de bilboquet).
Ses photographies dont de multiples niveaux de lecture et une composition complexe. Elles sont riches en plans qui se superposent les uns aux autres, pour juxtaposer des éléments qui sont éloignés dans l’image. C’est là un des éléments les plus propres de la photographie (due au passage en deux dimensions sur l’image d’un monde en trois dimensions dans la réalité) et qu’il manie et intègre à merveille dans son travail. S’ajoute à cela un talent pour analyser les gestes, la couleur et souligner les tensions culturelles fortes. Tous ces éléments lui permettent de créer des images envoûtantes, uniques à l’aspect mystérieux, incongru, ou irréel. Ce livre offre une plongée dans l’univers prolifique et riche de ce maître de la photographie de rue.
Je sais seulement comment approcher un endroit en marchant. Que fait un photographe de rue si ce n’est marcher et regarder et attendre et parler, puis regarder et attendre encore, en essayant de rester confiant que l’imprévu, l’inconnu ou le cœur secret du connu attend au coin de la rue.
Alex Webb
Quant au livre, c’est encore une fois un grand format (sans surprise, vu que c’est UN PEU le sujet de l’article) : il fait 34 sur 31 centimètres et compte 200 pages. Une fois n’est pas coutume, j’aime aussi beaucoup la couverture (qui est rigide), la partie orange est en tissu, le reste et un imprimé. L’effet est agréable, et je n’avais jamais vu ça (c’est souvent l’un ou l’autre). Le livre, en sus des images, contient aussi une préface d’Alex Webb (il rédige aussi un essai à la fin sur les livres et les projets photo), et un autre de Geof Dyer. Vous ne connaissez peut-être pas ce dernier directement, mais il a écrit le livre sur Winogrand qui m’a servi de base d’exemples pour cet article :
Concernant le défilé des images, elles ont souvent un point commun, et ça m’amuse beaucoup de le chercher. Dans la première photographie c’est le geste, dans la seconde la couleur.
Je vous laisse découvrir le livre avec quelques exemples ci-dessous.
Notez que si le livre vous intéresse et plus particulièrement ce qu’il peut vous apporter quant à votre pratique de la photographie de rue, je vous invite à lire ce billet (en anglais) d’Eric Kim, qui date de l’époque où il savait encore travailler correctement :
Si vous avez envie d’allez encore plus loin, Alex Web et Rebecca Norris Webb ont rédigé un livre de cours complet (oui, c’est bien une leçon, pas juste leurs images), sur leurs pratiques. C’est édité par Aperture (qui bosse très bien), et il y en a plusieurs autres d’ailleurs. Dans ce livre ils offrent leur point de vue sur la photographie de rue et l’image poétique. À travers des essais et des photographies (les leurs et celles des autres), ils invitent le lecteur à entrer au cœur de leurs processus artistiques. Ils partagent leurs réflexions sur un large éventail de problèmes pratiques et philosophiques, allant de questions sur la vision et la présence au monde avec un appareil photo, à la manière de structurer un ensemble complet de photographies d’une manière à la fois logique et intuitive.
Dedans, vous apprendrez à :
- Produire des images lumineuses et poétiques du monde,
- Travaillez avec la complexité, la couleur et la tension créative au sein d’une image,
- Gagner en confiance en photographiant parmi différentes cultures.
Un beau programme non ?
Donc pour résumer :
- Si vous voulez progresser et que la photographie de rue vous intéresse vous pouvez vous contenter de la lecture de cet article (et retenir la référence dans un coin de votre tête), ainsi que de celle du billet d’Eric Kim.
- Si vous voulez progresser beaucoup, que la pratique de la photographie de rue vous tient à cœur, je vous invite à lire tout le contenu cité et à vous procurer le livre d’Alex Webb. Passez du temps à l’étudier, c’est une mine d’or sans fond.
Gail Albert Halaban : Paris views
Gail Albert Halaban est une photographe d’art américaine, connue pour ses photographies à grande échelle de paysages urbains avec une petite touche de voyeurisme. Elle est aussi titulaire d’une maîtrise en photographie de l’Université de Yale, et a enseigné au Pasadena Art Center, et au International Center of Photography (parmi d’autres institutions). Elle a eu de nombreuses expositions, collectives ou en solo et a reçu le Lucie award en 2007. Elle est représentée par la galerie Edwynn Houk à New York et ses photographies font partie des collections du George Eastman Museum, Rochester, NY; Galerie d’art de l’université de Yale, New Haven, Connecticut; Musée Nelson-Atkins, Kansas City, MO; Cape Ann Museum, Gloucester, MA; et musée d’art de Wichita, Wichita, KS. L’artiste vit et travaille actuellement à New York, et, comme vous pouvez le constater, a une carrière qui se porte plutôt bien. A ce jour, trois monographies de son travail ont été publiées :
- Out My Window (PowerHouse, 2012),
- Paris Views (Aperture, 2014), dont il sera question ici,
- Italian Views (Aperture, 2019).
Dans cet ouvrage, Gail Albert Halaban pose son objectif sur Paris (entre 2012 et 2013). Ce travail est le prolongement de son précédent ouvrage, Out of my Window réalisé à New York en 2012. Quand on cherche un logement, une vue dégagée (entendez « sans vis à vis ») est un must, spécialement dans une ville aussi dense que Paris. Pour Albert Halaban, c’est un peu l’inverse, à Paris la photographe a, au contraire, cherché la confrontation. Que ça soit depuis les cages d’escalier, des terrasses ou des appartements, elle a trouvé des points de vue sans perspective (avec une vue directe sur les immeubles) et cadré des zones précises.
On retrouve dans ses images, toutes la diversité architecturale qui fait le charme de Paris : toits en métal, ardoises ou tuiles, cheminées en terre cuite, margelles et gouttières en zinc, battants de fenêtre en bois, moulures des immeubles haussmanniens, balcons en fer forgé, façades un peu décrépies… Cela en devient presque un jeu de tenter de deviner les quartiers où ont été prises les images. Ça c’est pour le cadre général, où vont se jouer les saynètes. Parce que dans un deuxième temps, dans un deuxième cadre, apparaissent les parisiens derrière leurs fenêtres. Ils sont souvent immobiles dans leurs intérieurs, figés dans leur tâche. Contrairement au photographe Arne Svenson qui, en espion, avait pris des images à la sauvette et au téléobjectif de ses voisins new -yorkais, voir ci-dessous :
Gail Albert Halaban met en scène ses personnages dans un dispositif plus long et moins risqué. Comme elle le raconte dans le livre, les personnes figurants dans les images sont ses complices, acteurs le temps d’une photographie, qui agissent sur ses directives. Les images baignent ainsi dans un mélange de réel (la ville existe bel et bien) et d’irréel, par les situations figées et empreintes de solitude qu’elles présentent. Ainsi, les photographies du livre explorent les conventions et les tensions issues des modes de vie urbains, ainsi que le flou entre réalité et fantasme, le sentiment d’isolement dans la ville et l’intimité de la maison et de la vie quotidienne. Dans ces images méticuleusement dirigées, encadrées par des fenêtres, Albert Halaban permet au spectateur de créer ses propres fictions sur les personnages, c’est cette invitation à imaginer leurs vie qui rend les personnages si mystérieux.
La photographe est, sans surprise, une élève de Gregory Crewdson (présenté ci-dessus) qui lui a enseigné l’art du cinéma appliqué à la photographie. On y retrouve d’ailleurs la même fascination et le même jeu entre intérieur et extérieur, et aussi la fascination pour une ville développée dans le travail de Marchand et Meffre. Ce livre, c’est un peu un combo de tout ce que je vous ai présenté jusque-là.
Quand au livre, c’est un joli bébé de 1,6kg, de 28,7 x 37,8cm (précisément !) pour 128 pages. Ici aussi, la grandeur et la qualité de l’édition permettent de nous plonger dans le livre et de profiter de tous les détails de ce théâtre urbain, grandeur nature. J’ai découvert le livre par hasard dans une librairie de quartier près de mon ancien lieu de travail parisien, et j’avoue ne pas avoir mis longtemps à céder à l’envie de le glisser dans ma bibliothèque.
Si vous voulez en apprendre plus sur ce travail, l’éditeur Aperture a organisé une conférence qui a été filmé, où la photographe le présente dans les moindres détails, c’est en anglais, et par ici :
Magnum Contact Sheets
Bon, pour vous la faire courte : je pense que l’on peut littéralement apprendre la photographie avec ce bouquin, tant il est riches d’histoires, d’expériences et d’exemples. Vous avez directement accès aux coulisses de la créativité des plus grands photographes de l’histoire, et on va voir pourquoi.
Les livres présente les planche-contact des photographes membres de la célèbre agence Magnum Photos. Avant l’ère du numérique, il était commun de tirer par contact les pellicules développées découpées en bandes et posées sur un papier photo sensible, d’où le nom de contact. Ces petits tirages positifs permettaient, dans un premier temps, de visualiser et choisir rapidement les images méritant d’être agrandies. C’était plus économique, et permettait d’avoir un premier regard sur le travail produit. Regroupant toutes les photos réalisées dans l’ordre chronologique, la planche contact devient ainsi le témoignage du processus créatif du photographe et restitue l’enchaînement de ses hésitations et ses choix, images après images.
Grossièrement, ça ressemble à ça :
Et comme chez Magnum Photos, ils sont nombreux et qu’ils ont travaillé pendant des décennies à couvrir le pouls de l’histoire, eh bien ils ont commencé à avoir de sacrées archives (au propre, comme au figuré quasiment) :
Peu de livres de photographie peuvent prétendre être véritablement révolutionnaires, et la première édition de se livre en fait partie. Ce livre montre comment les photographes Magnum capturent et éditent les meilleurs clichés en présentant leurs planches contact (on va y revenir). Cela permet d’aborder les questions clés de la pratique photographique :
- l’image finale était-elle un montage ou une rencontre fortuite ?
- le photographe a-t-il travaillé sa scène pour tirer le potentiel d’une situation ou le légendaire « moment décisif » s’est-il produit ?
Ce livre expose donc les méthodes de création, les stratégies et les processus d’édition qui sous-tendent certaines des images les plus emblématiques de l’histoire de la photographie. Rien que ça.
La photographie numérique peut permettre un plus grand partage quand on est sur le terrain, mais coupe le travail collectif à l’autre bout. Moins de gens partagent l’ensemble du processus. Auparavant, vous envoyiez un film non-développé et souvent, l’éditorial de Magnum ou un autre photographe examinait les contacts.
Susan Meiselas
Cet ouvrage phare, qui a été publié au moment même où le passage à la photographie numérique menace de rendre la planche-contact obsolète, la célèbre comme un artefact, un document personnel et historique, un outil inestimable et un moyen fascinant d’accompagner les grands photographes dans la construction de leurs œuvres. Tous reconnaissent d’ailleurs sont intérêt.
Quand je suis arrivé pour la première fois à Magnum, j’ai appris énormément en étudiant des étagères entières de planches-contacts d’Henri Cartier-Bresson, Marc Riboud, René Burri, Elliott Erwitt, etc. C’était un festin à absorber nuit après nuit dans la Bureau de Paris rue du Faubourg Saint-Honoré.
David Hurn
Plus amusant, le livre raconte aussi que Cartier-Bresson adorait faire pivoter les planches-contacts dans ses mains, en les regardant sous tous les angles, pour évaluer la composition formelle des photographies (et en inquiétant sans doute au passage le photographe dont le travail avait été soumis à un tel examen).
Il les retournait toujours à l’envers. C’est devenu comme une sorte de danse. Étrangement, il ne voulait pas regarder la photo !
RENÉ Burri
Henri Cartier-Bresson, qui était d’ailleurs le premier à faire éloge de cet objet, dans la pratique de la photographie (parce que oui, si votre petit kif c’est la badmington, c’est tout de suite moins utile) :
Une planche-contact est un peu comme un livre de cas de psychanalyse. C’est une sorte de sismographe qui enregistre le moment. Tout est écrit, tout ce qui nous a surpris, ce que nous avons pris en vol, ce qui nous a manqué et ce qui a disparu, ou un événement qui se développe jusqu’à devenir une image qui est pure jubilation
Henri Cartier-Bresson
Abordons désormais la fameuse question du format de l’ouvrage. Notez déjà que plusieurs éditions existent (françaises et anglaises) et qu’elles divergent un peu. J’ai la deuxième version anglaise, et elle a une couverture souple. Généralement, je préfère le rigide, mais vu le monstre que c’est, c’est toujours ça de gagné sur le poids. Le livre fait quand même 524 pages, sur 24,4 x 29,5 cm. Bref, ce n’est pas l’idéal à la plage, mais top si vous devez stopper une charge de rhinocéros. Etant donné que l’intérêt du livre ce sont ses planches contact, son format est très pratique et permet de distinguer assez facilement chaque petite image et d’essayer de comprendre pourquoi telle photo a été choisie plutôt que la précédente ou la suivante. On se met dans les bottes du photographe, on suit ses déplacements, les changements de situation ou de cadre, la dynamique de l’action. Les encadrements au crayon gras visibles, les annotations inscrites sur le document et les témoignages ajoutent encore à cette intimité avec l’artiste, et nous donnent vraiment l’impression d’être dans les coulisses. Ce qui est normal, ça n’est pas qu’une impression.
Le contenu est très généreux : vous y trouverez 139 planches-contacts issues des travaux de 69 photographes, ainsi que des agrandissements, des photographies sélectionnées et en pleine page, des cartes de presse, des extraits de cahiers et de publications contemporaines, notamment les magazines Life et Picture Post. Les textes sont écrit par les photographes eux-mêmes ou par des experts choisis par les membres, et sont également utiles pour comprendre le contexte de chaque planche.
Toutes les générations de l’agence y sont représentées, Henri Cartier-Bresson, Elliot Erwitt et Inge Morath, comme la dernière génération de Magnum, tels que Jonas Bendiksen, Alessandra Sanguinetti et Alec Soth.
Ces photographes couvrent plus de soixante-dix ans d’histoire, du débarquement en Normandie de Robert Capa aux émeutes parisiennes de 1968 de Bruno Barbey et de la guerre en Tchétchénie de Thomas Dworzak aux images de Che Guevara de Rene Burri, mais aussi le Dali Atomicus de Philippe Halsman, l’Espagne de Cartier-Bresson, Malcolm X d’Eve Arnold et Classic New Yorkers par Bruce Gilden.
Ci-dessous, quelques vues donnant idée de la mise en forme de l’ouvrage :
Pour les anglophones, je vous laisse avec l’excellent Ted Forbes de The Art of Photography (dont j’ai déjà parlé dans l’article dédié aux chaînes YouTube), qui a produit, ci-dessous, une excellente revue du livre. Que pour ma part, je ne peux que vous conseiller de mettre dans votre bibliothèque.
Conclusion
Encore une fois, j’ai commencé de billet en me disant que j’allais pour un fois faire court, concis et rapide; 5 livres, 5 descriptions, ça semblait très bien. Bien évidemment, comme j’écris sur des travaux qui me passionnent, j’ai tendance à aller au fond des choses. Quoiqu’il en soit, que ça soit ces livres là ou d’autres, j’espère que cet article aura éveillé en vous (si ça n’était pas déjà le cas), l’envie d’acheter des bouquins, et de vous laisser accompagner par eux dans votre parcours photographique. Bref, retenez ça : Achetez-des-bouquins.
Et si vous voulez répandre la bonne parole autour de vous, n’hésitez pas à partager l’article 😊
N’hésitez pas, non plus, à utiliser la boite à commentaires, si vous avez des références, de livres grands formats, à me conseiller. Ma bibliothèque est pleine, mais miraculeusement, j’y trouve toujours un peu de place.
Si vous les avez loupées, j’ai produit 2 vidéos au sujet des livres photos. La première vous donnera des conseils sur où les acheter (après la lecture de ce billet, c’est le moment de la regarder) et la deuxième vous donnera 3 autres références de livres qui m’ont beaucoup marqués. Soyez indulgents, ce sont parmi les premières de la chaîne.
Pour ma part, je vous souhaite de bonnes lectures, et à plus dans l’bus.
Pendant l’écriture de ce billet, j’ai écouté cette playlist pleine d’amour :